Le paysage se bouscule contre la fenêtre. Je vois les dunes déliées et lisses s’étirer, la mer qui sous le ciel d’un bleu timide se presse contre l’horizon, les collines pentues et sableuses ouvertes dans l’amplitude de l’étreinte naissante, et dans l’intervalle qui descend jusqu’à la plage, quelque maison de zinc isolée par les lieues et assiégée par les foules de soleil.
Tout cela et l’une de ces pyramides noires qui se dressent sur les puits de pétrole composent le paysage désolé qui m’entoure, et que connaissent fort bien tous les habitants de ce coin du Chubut.
Sa fixation écrite – à laquelle l’habitude de la littérature a imposé quelques images – occupe plusieurs lignes, lesquelles ne copient néanmoins qu’une seule et unique perception, qu’un bref coup d’œil suffit à embrasser.
Nous essaierons maintenant de la verser dans les divers langages métaphysiques et de voir comment les philosophes expliquent ce phénomène concis : la perception d’une chose, enquête qui débouche directement sur le problème de la connaissance et peut nous guider, sans artifice technique ni jargon virtuel, au cœur de notre sujet.
Tâtons d’abord l’explication banale et courante de l’homme qui ne s’est jamais penché sur la métaphysique. Celui-ci commence par nier l’existence du problème, puis il se met à douter du sérieux de notre enquête et après avoir flâné un temps dans ces inévitables faubourgs de l’initiation philosophique, il nous déclare qu’avant même que je ne le regarde, le paysage était déjà là, comme il l’est maintenant. C’est alors que, martelant une dialectique éculée, nous lui signalons que le paysage est un ensemble visuel sujet à d’innombrables changements selon la lumière, l’heure, la distance, l’attitude du spectateur et d’autres facteurs encore. Lequel de ces paysages, lui demandons-nous, est le bon ? L’homme tente de tracer une frontière entre le paysage réel et les caprices du point de vue et du climat, il s’enlise dans ses propos, et finit par se taire, paralysé par le caractère brusquement rebelle et trompeur qu’ils revêtent.
Et nous pouvons le laisser là, en plein apprentissage kantien, inventant des réponses ressassées et s’arrêtant à des carrefours fréquentés, encore un peu étourdi après son accrochage avec la métaphysique, aujourd’hui plein d’espoir en sa revanche finale et se dirigeant, demain, vers l’incrédulité la plus totale. Écoutons à présent les matérialistes. Ceux-ci assurent que ce que je hume, entends, regarde, touche, goûte et étreins n’a pas de réalité, et que seuls méritent de recevoir cette honorable dénomination l’énergie, les atomes ou les combinaisons moléculaires ; toutes choses qui ne sont pas vérifiables par les sens. Néanmoins, afin de me les imaginer et de les racheter à leur condition de néant et de simple mot amplifié, je dois leur concéder visibilité, taille et d’autres singularités de l’apparence ; autrement dit, je dois les faire ressembler à ces ensembles de perceptions pour l’explication desquels elles ont été inventées et dont la réalité totale est niée par les matérialistes. C’est là une aberration qui, si nous l’entendions pour la première fois, nous remplirait d’inquiétude.
Le matérialisme, en somme, n’explique rien, et l’idée de deux univers parallèles et concomitants, l’un essentiel, continu, collectif et l’autre phénoménal, intermittent, psychologique, nous embarrasse au lieu de nous aider. En l’acceptant, nous nous confrontons à deux problèmes au lieu d’un seul. Le fait que les sciences physiques aient besoin d’électrons, de magnétisme et de molécules n’implique pas que ceux-ci mènent une existence autonome : négation qui se rapproche quelque peu du concept instrumental de la vérité que défendent les pragmatistes et qui, comme nous le verrons plus loin, n’est pas non plus absolument juste…
La distinction arbitraire, enfin, que le matérialisme établit entre certaines qualités et d’autres en affirmant que l’essentiel est objectif, mais que les sons et les couleurs sont subjectifs, n’est rien d’autre qu’une affligeante méconnaissance et un balbutiement philosophique que ne parviennent pas à racheter les quelques maigres intuitions et autres pressentiments de la vision métaphysique.
Écoutons à présent l’idéalisme. Schopenhauer, le penseur qui a divulgué cette doctrine avec le plus de perspicacité, d’intelligence et de bonheur, veut élucider le monde au moyen des deux clefs que sont la représentation et la volonté. Cela peut être éclairé de la façon suivante.
Avant Schopenhauer, toute spéculation ontologique avait pris l’esprit ou la matière comme point de départ. Certains rabaissaient l’esprit à n’être qu’un dérivé de la matière et une conséquence de ses transformations ; d’autres, à l’inverse, déclaraient que la matière est un produit de l’esprit, appelé Moi par Fichte et Démiurge, ou Dieu, par les théologiens. Schopenhauer écarta les deux hypothèses, affirmant l’impossibilité de l’existence d’un sujet sans objet et inversement, ce que l’on peut énoncer dans les termes de notre exemple, en disant qu’il ne peut exister de paysage sans quelqu’un qui le perçoive, ni de moi sans que quelque chose occupe le champ de ma conscience. Le monde est donc représentation et il n’y a pas de lien causal entre l’objectivité et le sujet.
Mais il est par ailleurs volonté, car chacun d’entre nous sent qu’aux flots impétueux et à l’impulsion continue des choses externes il peut opposer sa volition. Notre corps est une machine à enregistrer les perceptions ; mais il est aussi un outil qui les transforme à sa guise. Cette force dont nous attestons tous l’existence est celle que Schopenhauer appelle volonté : force qui sommeille dans les rochers, s’éveille dans les plantes et est consciente en l’homme…
Quelles autres explications de la vie voulez-vous que nous révisions ? Il y a celle de Pythagore qui voulut fonder le monde sur des principes numériques ; il y a celle de Platon qui affirme que si en regardant les dunes je peux percevoir leur inclinaison et leur ton jaunâtre, c’est que, au cours d’un autre cycle de vie, j’ai connu les idées pures du Jaune et de l’Oblique, que ces bancs de sable copient à présent – réponse qui se contente de transporter le problème dans des contrées lointaines – ; il y a celle que murmure la kabbale et que savourèrent les théosophes alexandrins, selon lesquels nous sommes des émanations de Dieu et notre inquiétude est une aspiration profonde à retourner dans la patrie divine ; il y a celle de Kant qui étaie les apparences sensibles sur une insaisissable chose en soi ; il y a celle de Valentin qui affirma qu’à l’origine du monde il y eut la mer et le silence. Toutes et bien d’autres encore, dont l’omission, involontaire ou délibérée, sera corrigée par le lecteur, s’opposent et se réfutent.
Toutefois ces divergences ont un noyau commun : le geste répété de renvoyer un phénomène à d’autres, et de fixer à l’existence un axe qui, suivant l’idiosyncrasie de chaque école, se dénomme Dieu, Représentation ou Énergie.
Ceux qui ont souligné cette faiblesse universelle se sont obstinés à ne voir en elle qu’une bravade de la langue, l’éclaboussure insolente du fleuve du langage que son débit fougueux fait sortir des limites de son lit. Cela est erroné. La faute n’est pas imputable au langage, pas plus que les clefs susmentionnées ne sont semblables au sésame, à l’abracadabra ni aux autres conjurations talismaniques de la superstition antique. Ces dernières ne signifient rien et les premières disent, quoique laconiquement, quelque chose. La faute est à l’enquête, et non à la réponse.
Souvenons-nous que Lichtenberg a appelé l’homme das rastlose Ursachentier, l’infatigable bête causale. Et si le principe de causalité n’était qu’un mythe, et que chaque état de conscience – perception, souvenir ou idée – ne renfermait rien, ni recoin, ni racine le reliant aux autres, ni signification profonde, et qu’il n’était que ce qu’il paraît être dans son intégralité absolue et confidentielle ?
À première vue, cette conjecture nous semble impossible. Cependant, une simple méditation nous convaincra de sa validité et même de sa vérité axiomatique.
Choisissez la clef philosophique qui vous paraît la plus efficace et appliquez-la à la succession de perceptions oculaires qui ouvrent cette enquête. Loin de les éclairer ou de se confondre avec elles, vous verrez que la clef se maintient, intacte, à l’écart. Ce sera un événement de plus dans votre conscience, comme pourrait l’être une intention ou un son. Il n’altérera en rien la vérité de ce qui a eu lieu ou de ce que nous avons déjà médité ; ce sera seulement une autre réalité, embrassant le présent momentané, mais inapte à modifier les autres présents, qui, regroupés sous un seul mot, sont désignés comme passés par le présent actuel. Ils resteront étrangers et inaccessibles à tout enchaînement niveleur. L’horreur du cauchemar qui dans la nuit nous assaille ne s’estompe pas lorsque au réveil nous constatons son « mensonge ».
Quelqu’un, peut-être, me fera-t-il voir que cet argument est une pétition de principe entraînée par l’identification arbitraire des événements aux nouvelles qui nous en font prendre connaissance. Mais la vérité est que nous ne pouvons sortir de notre conscience, que tout survient en elle comme sur un théâtre unique, que jusqu’à ce jour nous n’avons rien expérimenté en dehors de ses limites et qu’il y a, par conséquent, un entêtement impensable et vain à présupposer qu’il existe quelque chose au-delà de ses bornes. Ce qui peut sans doute s’énoncer ainsi : il n’y a dans la vie aucune forme de continuité. Le temps n’est pas un torrent où se baignent tous les phénomènes, pas plus que le moi n’est un tronc que ceignent dans une torsion opiniâtre les sensations et les idées. Un plaisir, par exemple, est un plaisir, et le définir comme le résultat d’une équation dont les termes sont le monde extérieur et la structure physiologique de l’individu est d’une pédanterie incompréhensible et parfaite. Le ciel bleu, c’est le ciel et il est bleu, contrairement aux doutes qu’émit Argensola.
Plus exactement : tout existe momentanément et rien n’est définitivement.
Une dernière affirmation. Le langage, cette catégorie militaire et méthodique, n’est pas le plus à même de nous guider en drogman de la non-causalité et de l’indéterminé. De sorte que si vous vous attachez aux mots de mon propos et que vous cherchez la manière de les retourner et de les réfuter, vous y parviendrez sans doute, et vous goûterez alors un amusant coup d’échec verbal et un bref délassement de l’esprit vous confirmant que votre dialectique d’homme qui lit est supérieure à la mienne d’homme qui écrit. Mais si, délaissant les ruses de la joute orale, vous tâchez d’approfondir la substance de ce que j’affirme, vous sentirez l’édifice de la vie se fissurer et s’effondrer. Votre Moi consumera son suicide enjoué et définitif ; les opinions les plus contraires ne se démentiront jamais ; l’Éternité, ridée, tiendra tout entière dans le bref intervalle de l’actualité ; les formidables ombres théologiques s’évanouiront et l’espace infini sombrera dans son exorbitance d’étoiles. »
Comodoro Rivadavia, 1922