Jamais Billie n’aurait pensé vivre un jour dans les arbres. Jamais, non plus, elle n’aurait cru que, vu d’ici, l’océan prendrait à ce point une autre dimension. Il semblait plus infini encore que depuis la terre ferme. Le soir de son installation, le ciel était clair et la lumière pâle de la lune teintait le monde d’une aura spectrale – la crête des vagues en aval, la route nationale en amont, la cime aiguë des douglas, le dôme des pins maritimes. L’environnement ressemblait au gris de son humeur, dans une version plus scintillante, presque magique. Autour d’elle, les choses étaient à la fois inutiles et vivantes, fragiles et puissantes, désaffectées et en mouvement. « Je suis à ma place », se disait-elle. « Je suis enfin à ma place. » Elle consulta sa montre. Son père avait-il commencé à se poser des questions ? Il était vingt et une heures et trente sept minutes. Il avait dû rentrer de son travail à la Conserverie, sauf s’il avait décidé d’aller boire des bières avec les gars plutôt que de s’occuper de sa fille unique. Impossible de savoir, Léo était tout sauf réglé comme une horloge. Qu’importe, elle n’espérait pas l’inquiéter aussitôt ; peut-être même lui faudrait-il plusieurs jours avant de remarquer sa disparition… Maintenant qu’elle était installée au cœur de la canopée, elle ne savait plus si elle avait bien fait de partir, mais sa décision avait été une évidence, un besoin, comme boire ou manger. Il fallait que quelque chose change, et rien ne changerait sans un morceau de bravoure, un grand geste comme dans les films. Les cours étaient terminés : l’été déployait des semaines de vacances. La directrice du collège ne téléphonerait pas pour dire « Billie est absente ! Mais où est donc passée Billie ? ». La directrice savourait désormais des cocktails colorés au bord de sa piscine, envisageait de suivre des cours de surf ou de repeindre ses toilettes – bref, n’importe quelle activité qui n’impliquait aucun adolescent, aucun emploi du temps, ni aucune réunion d’orientation. Or, à part au collège, aucun adulte ne se soucierait de la disparition de Billie. C’était sa chance, son échappatoire, sa fenêtre ouverte. Être un oiseau. Un écureuil. Un tarsier des Philippines. Son sac était terminé depuis huit jours mais elle le préparait depuis des mois, volant un billet par-ci, une boîte de conserve par-là, veillant à ce que ses vêtements les plus pratiques soient propres le jour J. Elle avait fait provision de fruits secs, de barres de céréales et de bouteilles d’eau, qu’elle avait peu à peu emmagasinés sur le site. Le plus difficile avait été l’eau : en vélo, c’était effroyablement lourd à trimballer, et puis tout ce plastique heurtait ses convictions. À un moment donné, elle avait songé qu’en cas de pénurie, elle pourrait toujours collecter l’eau de pluie, mais elle avait lu quelque part que la pluie était devenue toxique partout dans le monde. Même bouillie, c’était risqué. Néanmoins, elle avait prévu deux bassines, l’une pour sa lessive et l’autre pour sa toilette. Billie n’avait, bien entendu, fait part de son projet à personne. Ce n’était pas comme si elle avait eu des tas de gens à prévenir… Il n’y avait que Lisa, en vérité, et Lisa passait tout l’été à l’autre bout de la France chez ses grands-parents, dans les Alpes suisses. Pour plaisanter, Billie l’appelait « Heidi », surnom aberrant puisque Lisa avait la peau noire comme les nuits sans lune et n’était pas le moins du monde orpheline. Il commençait à faire froid. Le vent s’était levé et les minces parois en bois s’étaient mises à vibrer. Tout bruissait, cliquetait, le crépuscule jouait du xylophone. Elle sortit de son sac à dos le blouson en laine polaire. Bleu pétrole comme le ciel au-dessus d’elle, il était semé de flocons stylisés, motif qui le rendait exotique à ses yeux. Elle avait toujours vécu au bord de l’Atlantique, d’abord à Ciboure, un village à côté de Saint-Jean-de-Luz, et maintenant ici, en Vendée : elle n’avait jamais mis les pieds dans une station de ski. Ce blouson était, précisément, un cadeau de Lisa rapporté des montagnes. « Un jour, Billie, tu viendras avec moi. Et tu verras comme c’est beau, là-bas. – Ici aussi, c’est beau, avait-elle répliqué, un peu chauvine. – Évidemment ! Là-bas, c’est juste différent. En hiver, tout est blanc. En été, tout est vert. – Je crois que moi, je voudrais un endroit violet. » Lisa avait éclaté de rire. « Mais ça n’existe pas, un endroit violet ! T’es vrai‑ ment loufoque, par moments. Je te jure ! » Billie sourit en songeant que si Lisa l’avait vue perchée au milieu d’un site d’accrobranche désaffecté, elle aurait trouvé sa démarche autrement plus loufoque. Sa meilleure amie lui manquait déjà. Elle lui écrirait, bien sûr, mais en haut des arbres, il n’y avait pas de boîte aux lettres. Après tout, être isolée du monde, c’était un peu le principe. (...)