Un avenir radieux

« Un avenir radieux » de Pierre Lemaitre, Calmann-Levy, 2025

Colette observa la ferme un long moment, comme si un danger la guettait qu’elle ne discernait pas. Le danger était devant, elle le savait mais elle jeta tout de même un regard inquiet de l’autre côté, tendit l’oreille. La campagne bourdonnait de mouches, les feuilles des marronniers frémissaient par vagues. Le plus bruyant, c’était son cœur qui cognait à tout rompre, le sang lui battait les tempes. Elle tressaillit soudain. Le chien avait dû la sentir parce qu’il se mit à aboyer furieusement. Un sale molosse, large comme un veau, aux dents brillantes, qui se sauvait facilement, attaquait sans raison, des gens s’étaient fait mordre. Depuis que les gendarmes étaient venus, Macagne le tenait attaché dans la journée, il n’y avait que lui à pouvoir l’approcher.

Et Joseph.

Le chat de Colette et lui se haïssaient. Joseph traversait régulièrement le champ pour venir s’installer mollement sur la première branche du tilleul et le narguer, quasiment à portée de laisse mais pas tout à fait, le chien, ça le rendait dingue. Là, Joseph procédait à sa toilette et le fixait en souriant, Colette l’avait souvent vu faire.

Sauf que cette fois, c’est elle qui devrait éviter d’être à portée de laisse.

La ferme était un long bâtiment dont l’étage servait au fourrage avec, devant, une grande cour poussiéreuse par temps sec, boueuse à la première averse. Sur la gauche, un garage pour le matériel (notamment le tracteur Renault D22, un R 7052 rouge, encore rutilant parce qu’il n’était là que depuis un mois), sur la droite un ensemble disparate d’ateliers et de remises où Macagne rangeait ses outils.

Et ses produits.

Colette dégagea avec précaution la paille qui masquait le trou qu’elle avait pratiqué dans la clôture, l’endroit qui lui avait semblé le plus propice pour longer l’arrière de la maison sans être vue. Elle avait d’abord échoué à soulever le grillage pour se ménager de quoi passer, elle n’avait pas été suffisamment forte bien qu’elle soit grande pour une enfant de dix ans.

Le lendemain, avec la pince coupante empruntée à son grand-père, le travail était resté difficile, mais elle était parvenue à dégager un espace lui permettant de se glisser sans déchirer ses vêtements.

Colette s’arrêta net.

Le chien s’était tu.

Elle faillit repartir, attendit. Les cognements dans la poitrine l’empêchaient de respirer. Sa vue se brouilla un court instant, ça chavirait autour d’elle, elle dut s’appuyer à la clôture. Le froid, la solidité du grillage lui firent du bien.

Le décor se stabilisa.

Les aboiements avaient repris.

Elle se décida.

Après une ultime respiration, elle s’allongea au sol, passa les pieds dans l’ouverture, glissa sur le dos et se redressa de l’autre côté.

Elle avait choisi ce moment du dimanche parce qu’elle en était certaine, Macagne ne reviendrait pas avant la fin de la journée, il se bourrait la gueule au café de la place avec son copain Daniel au prétexte de jouer au 421. Par contre, il faudrait être revenue à la maison avant qu’on s’avise de son absence, sa mère avait une intuition terrible pour ces choses-là.

Colette sortit le couteau de cuisine qu’elle tenait serré dans sa poche et s’avança lentement dans l’allée en direction de l’appentis.

— Loulou, tu n’as pas vu mon couteau de cuisine, celui avec le manche noir ?

Ses quatre petits-enfants s’agitaient autour d’elle en criant, brandissant leurs cuillères, Angèle n’entendit pas la réponse.

En fait, ils n’étaient que trois parce que Philippe, lui, demeurait sur son tabouret et considérait ses cousins d’un air supérieur, donnant l’impression d’observer ce petit monde depuis un piédestal.

— Tu ne viens pas goûter le chocolat, mon chéri ? demanda Angèle.

— Non, répondit-il avec superbe, maman ne veut pas.

Maman ne voulait pas qu’il se salisse, qu’il tache ses vêtements. Si le garçon puisait une grande fierté dans cette interdiction, Angèle savait qu’il le faisait à contrecœur. Il avait croisé les bras en signe de refus mais regardait Annie qui avait un an de moins que lui. Sans l’ukase de sa mère, il serait allé près d’elle lécher le fond de la casserole. Même avec les lèvres barbouillées, il la trouvait bien jolie, sa cousine.

— Bon, dit Angèle, on va choisir les chambres pour cet été.

Hurlements de joie.

Sachant à quel point ses petits-enfants adoraient ce rituel, Angèle le reproduisait trois fois l’an. À la rentrée, on choisissait les chambres pour les vacances de Noël ; en début d’année, on faisait de même en prévision de Pâques ; à partir d’avril, on organisait les couchages pour l’été. Le résultat de ces âpres négociations n’avait aucune importance. Dès la nuit tombée, ils échangeaient leurs places en imaginant que leur grand-mère ne les voyait pas.

Tout le monde se précipita dans l’escalier. Philippe, lui, croisa les jambes, sa résolution de ne pas participer ressemblait à un défi mais le désir de suivre Annie fut le plus fort, il soupira et se déplia à son tour (il était très grand pour son âge).

À l’étage, calant Martine sur un bras, Angèle ouvrit la première porte.

— Que dirais-tu de celle-ci, Annie ?

— Non, je l’ai déjà eue la dernière fois !

Elle zozotait un peu, ce qui ne l’empêchait pas d’être bavarde.

— Je peux dormir dans la même chambre que mon frère ? demanda Martine.

— Ici, c’est comme à l’école, décréta Angèle. Les filles avec les filles, les garçons avec les garçons.

— Ça me fait peur, ici, reprit la petite fille en serrant contre elle la peluche dont elle ne se séparait jamais.

— Bon, alors voyons la suivante.

Au passage, elle jeta un regard inquiet par la fenêtre.

Elle savait que Colette détestait ce rituel, pas étonnant qu’elle se soit enfuie pour l’éviter. « Elle est l’aînée de tous, bien sûr, elle trouve ça puéril. »

Depuis quand avait-elle disparu ?

Angèle balaya du regard ce qu’on apercevait du parc, ne la vit pas. Elle tentait de se souvenir du dernier moment où elle l’avait aperçue lorsque Joseph grimpa sur le rebord de la fenêtre et regarda dehors, inquiet lui aussi.

C’était un chat haut sur pattes, avec une oreille coupée, qui théoriquement appartenait à toute la famille Pelletier. Il avait vécu chez Hélène, chez François, et finalement avait choisi Colette, ils s’adoraient ces deux-là.

Derrière, les enfants s’impatientaient, Angèle reprit le couloir.

Joseph, lui, resta là, fixant le parc.

— Alors, pour qui la chambre bleue ?

Philippe suivait le mouvement avec détachement. Il ne participait pas au partage des chambres parce qu’à sept ans il dormait toujours avec sa mère.

— Il pourrait dormir seul, maintenant, il est grand…, risquait régulièrement Angèle que cette situation inquiétait.

Geneviève balayait l’argument d’un revers de main.

— Il n’y arriverait pas, je le connais ! Et puis, les Bélier ont besoin de leur routine, vous le savez !

Philippe n’ayant pas quitté le lit de sa mère depuis leur sortie de la maternité, on s’interrogeait sur la vie de couple de ses parents. Comment s’y prenaient-ils ? Et quand ? Les hypothèses qui venaient à l’esprit cadraient mal avec l’idée que l’on se faisait de Jean, de Geneviève et des deux ensemble. En réalité, pour céder la place à son fils, Jean s’était exilé dans une chambre au fond du couloir, il y avait belle lurette que Geneviève et lui n’avaient plus de rapports, ça remontait à leur voyage de noces.

— Tu sais où est Colette ? demanda Angèle à Louis en redescendant l’escalier, précédée par le groupe des enfants qui se disputaient toujours au sujet des chambres.

Louis traversait la cuisine avec trois bouteilles.

— Elle n’est pas avec toi ?

Il avait répondu distraitement et poursuivait déjà sa marche vers le salon où les discussions s’animaient.

Là, il retrouva ses trois enfants : Jean, l’aîné (qu’on appelait aussi Bouboule parce qu’il avait toujours été assez enveloppé et ça ne s’était pas arrangé avec le temps), dont l’épouse, Geneviève, se prélassait dans un fauteuil, son verre de porto à la main ; plus loin François qui allumait ses cigarettes avec le mégot de la précédente et enfin Hélène qui entamait son quatrième mois de grossesse mais qu’on eût dite prête à accoucher.

Philippe, qui avait quitté le groupe de ses cousins, avait rejoint sa mère et s’était assis par terre, la tête contre ses genoux. Jean, une nouvelle fois, songea que son épouse se conduisait avec leur fils comme avec un animal de compagnie, elle le tenait toujours contre elle, à lui gratter distraitement le cuir chevelu.

Louis venait d’ouvrir une seconde bouteille de vin.

— Alors, Jean, demanda-t-il, tu pars en tournée chez Khrouchtchev ?

— Non, répondit-il, confus. Prague, la Tchécoslovaquie… C’est pas l’URSS !

— C’est quand même derrière le rideau de fer, saperlotte ! dit Lambert, le mari d’Hélène. Le pays de l’avenir radieux !

Il prononçait ce slogan du Parti communiste avec une gourmandise goguenarde, c’était un ironique, il ne prenait rien au sérieux.

— Raconte-nous ça, reprit Louis.

— Eh bien, la Tchécoslovaquie offre un voyage à des industriels pour leur montrer les merveilles de son industrie.

— Bravo ! dit Louis en remplissant de nouveau les verres.

Il avait, de la réunion familiale, une conception démocratique, il fallait que la conversation s’intéresse successivement à chacun de ses enfants et à leurs conjoints, qu’elle ne laisse personne dans l’ombre.

Heureux de noter que Jean était en passe de vivre son quart d’heure d’intérêt collectif et qu’il n’aurait plus qu’à se préoccuper des autres (il excluait toujours Geneviève de ses calculs parce qu’elle n’avait aucune difficulté à attirer l’attention), il masquait néanmoins sa déception. Il aurait préféré que son fils se rende en URSS, au pays de la conquête spatiale aujourd’hui dirigé par ce Khrouchtchev à la bonne tête rubiconde de moujik, au lieu de quoi il allait en Tchécoslovaquie dont il n’y avait pas grand-chose à dire… Avec Bouboule, c’était toujours un peu moins bien… Même sa réussite avait, à ses yeux, quelque chose d’incertain, de provisoire.

— Tu vas visiter le pays ? demanda Nine, l’épouse de François, de sa voix fluette et douce.

Jean resta confus. Nine lui avait toujours fait pas mal d’effet, le genre de femme à laquelle il n’avait jamais eu accès. Il voulut citer quelques lieux de visite, il avait lu et relu cent fois le programme mais ces noms tchèques, vraiment, étaient impossibles à mémoriser.

— Non, seulement Prague, dit-il.

Et craignant que cette réponse ne soit pas à la hauteur des attentes, il ajouta :

— Mais nous allons voir des choses très intéressantes !

L’affirmation, trop générale pour déclencher l’admiration, ne lui rendait pas suffisamment hommage, car c’est lui qui avait eu cette idée de voyage.

Un entrefilet dans la revue de la chambre de commerce annonçait qu’une délégation d’industriels français chargés d’un « séjour d’information » en Tchécoslovaquie allait être composée, il avait envoyé sa candidature au ministère qui en assurait l’organisation. « Je n’en vois absolument pas l’intérêt ! » avait déclaré Geneviève. Évidemment lorsque cette candidature avait été acceptée (Jean lui-même n’en revenait pas), son épouse revendiqua haut et fort les avantages que, « pour sa réputation », leur entreprise tirerait d’une telle occasion.

Quelques années plus tôt, Jean avait imaginé que le linge de maison pourrait se vendre comme à la foire, dans de grandes panières où les clientes farfouilleraient à loisir pour acquérir des serviettes et des taies d’oreiller bas de gamme, donc très bon marché. Lui qui n’avait jamais eu d’idée sur rien avait été sauvé par sa médiocrité : le concept, bête comme chou, s’était révélé d’une rentabilité spectaculaire. Ils avaient créé un grand magasin place de la République à Paris, navire amiral de l’entreprise Dixie dirigée par Geneviève en personne. Jean, lui, passait son temps sur les routes, sillonnant la France pour visiter les fournisseurs et contrôler leurs cinq succursales, on parlait même d’une sixième.

— Tu espères vendre des serviettes de bain aux Tchécoslovaques ? demanda Lambert.

— Oh non, coupa Geneviève avec jubilation. Ils sont si pauvres !

Geneviève raffolait des difficultés des autres qui lui permettaient, en s’apitoyant, de passer pour une femme sensible et charitable.

— Ça n’est pas dangereux, au moins ? demanda Angèle.

— Les choses ont bien changé, maman, dit Hélène.

— N’empêche…

Angèle rougit. Se souvenant d’images de gens faisant la queue devant les boutiques, elle venait de songer à préparer un panier-repas pour son fils comme s’il se rendait à un pique-nique en forêt de Fontainebleau.

— Quand pars-tu, mon chéri ? demanda-t-elle.

— Le départ est prévu le 11 mai, dit Geneviève. J’y serais bien allée moi-même mais…

De la tête, elle désignait son fils d’un air un peu douloureux, personne ne comprit ce que ça voulait dire.

Hélène se tourna alors vers son frère François.

— C’est toi qui fais le voyage avec Bouboule ?

François avait créé deux ans plus tôt, avec les dirigeants du Journal du soir, le premier magazine d’information à la télévision française, « Édition spéciale ». Immense succès. Chaque mois, à l’heure dite, un Français sur trois s’installait devant l’écran noir et blanc sur lequel se succédaient reportages sociaux ou politiques, interviews de chefs d’État étrangers, plongées dans le monde du cinéma ou de la chanson.

Lorsqu’il avait appris, par Jean, l’organisation de ce voyage à Prague, il avait aussitôt proposé qu’une équipe de télévision accompagne la délégation. Divine surprise, la demande avait été agréée par les autorités tchécoslovaques ! La nouvelle avait fait grand bruit, les occasions pour des journalistes occidentaux d’entrer en territoire communiste étaient rares. Les négociations avaient été âpres, ce qu’on pourrait filmer ardemment débattu, il avait fallu mobiliser la diplomatie, mais on y était arrivé.

— Non, ça ne sera pas moi, dit François. Ce sera Goulet et Vertbois. Moi, je boucle un sujet sur le nucléaire.

— Très intéressant aussi, dit Louis qui n’avait jamais manqué un numéro du magazine télévisé (son rythme cardiaque marquait toujours un délicieux temps d’arrêt à l’annonce du nom de François Pelletier).

Il avait toutefois déclaré le sujet « intéressant » d’une voix nettement plus basse, plus sourde et tous les regards s’étaient discrètement dirigés vers Angèle qui, par bonheur, était occupée à mettre des serviettes au cou des enfants…

Louis et elle étaient allés voir, deux semaines plus tôt, Le Dernier Rivage. Outre qu’elle entretenait une passion déclarée pour Gregory Peck (que Louis trouvait très surfait), Angèle avait partagé les angoisses de ces pauvres Australiens condamnés à voir arriver sur eux le nuage radioactif qui avait, quelques jours plus tôt, dévasté les USA. Elle avait été terrifiée par ces images d’un monde anéanti où, avec un ensemble surprenant, les populations s’étaient retranchées dans les immeubles, les habitations, on ne savait où, il n’y avait plus personne de visible nulle part. Ce mouvement unanime avait surpris Louis qui avait trouvé à ce décor vide de personnages l’allure de Paris au mois d’août. Angèle était sortie du cinéma en larmes. Anthony Perkins lui avait rappelé Étienne, son plus jeune fils, aujourd’hui décédé, et la scène où il demande à un médecin une pilule pour « suicider » son bébé l’avait retournée. Elle s’était ensuite moquée elle-même de sa sensiblerie mais depuis Hiroshima sa hantise de la bombe n’avait quasiment pas faibli, au grand dam de Louis fasciné par l’énergie nucléaire comme il l’était par toute avancée technologique.

On avait cru Angèle trop occupée avec les enfants pour relever le mot « nucléaire », on avait tort.

— J’espère que ton reportage va parler des retombées…

C’était la grande préoccupation, les journaux l’évoquaient fréquemment. Louis poussa un discret soupir.

— Je t’ai vu, Louis. Pas la peine de te cacher !

— Je soupire parce que tu te laisses impressionner.

— Ah oui ?

Le visage d’Angèle avait pris cette teinte rosée qui accompagnait ses moments de colère.

— Parce que tu penses que les poussières de vos saloperies ne retombent pas au sol, peut-être ? qu’elles n’atteignent pas l’herbe que broutent les vaches, que le lait qu’on donne aux enfants est au-dessus de tout soupçon ?

Avant que Louis ait eu le temps de répondre, elle posait sa main à plat sur son verre pour ne pas être resservie et demandait à François :

— Enfin, François, dis-lui, toi ! Ton journal l’a expliqué vingt fois ! Il paraît que ce sont les céréales qui transportent de la poussière radioactive, je ne me trompe pas quand même !

François, bien trop prudent pour prendre part à une conversation opposant ses parents, se contenta d’une mimique neutre qui pouvait tout dire et donner satisfaction à tout le monde.

— Ma chérie…

Louis adoptait un ton docte et patient, soucieux de bien se faire comprendre.

— On te l’a dit et répété, la radioactivité de l’atmosphère n’est dangereuse que pendant les quelques minutes suivant l’explosion !

— Ah oui ? Après, elle s’évapore ?

— Non, mais à ce moment-là, ce n’est pas plus nocif que pour un examen aux rayons X ! Un lavage à l’eau et au savon, et c’est terminé !

C’était au tour d’Angèle de soupirer.

— Et d’abord, enchaîna Louis qui se sentait en verve, la radioactivité en soi n’est pas nocive, au contraire !

— Ah oui ? Elle est bonne pour la santé ?

— Parfaitement ! Tu crois que si ça n’était pas le cas, le gouvernement laisserait des eaux minérales se vanter d’être radioactives ?

L’exemple remontait aux années trente, c’était d’assez mauvaise foi.

Lambert fit un geste maladroit et renversa son verre de vin, tout le monde s’écarta brusquement, Angèle se précipita, serviette en main, Hélène sourit discrètement à son mari, passé maître dans le domaine de la diversion.

Lambert suivit Angèle à la cuisine, il fallait tout de suite mettre du sel sur la tache de son pantalon, c’était le meilleur remède. Elle aimait beaucoup son gendre, ce grand échalas au visage toujours rieur, en permanence de bonne humeur, jamais un mot plus haut que l’autre. « Ça doit être bien agréable de vivre avec un homme qui va toujours bien », se disait-elle. Elle n’avait pas bien compris son goût pour… elle ne se souvenait jamais du mot, un mot anglais, elle avait vu des photos, des sortes d’autos, très basses, sans carrosserie, qui roulaient paraît-il très vite, qui donnaient l’impression que le conducteur était posé là-dessus comme une grenouille, ça le passionnait, allez comprendre…

Pendant ce temps, Louis observait la tablée en pleine discussion. Il était fier de sa progéniture, tout le monde réussissait.

François avait un bon salaire au Journal du soir et en percevait un second à la télévision, sans compter que Nine avait touché un héritage confortable. Ils habitaient un bel appartement rue de la Cerisaie.

Hélène n’était pas à plaindre non plus, le cabinet de courtage que, abandonnant le journalisme, Lambert avait repris à la mort de son père était florissant, ils demeuraient dans le quartier de l’Hôtel de Ville.

Quant à Jean, il était carrément en passe de s’enrichir, pour un garçon qui n’avait à peu près rien réussi, c’était à peine croyable. Le couple habitait un immeuble cossu avenue du Maine. Geneviève, au prétexte qu’elle avait la charge du magasin, s’y faisait servir, une cuisinière venait deux fois par semaine, une femme de ménage chaque mardi. Quant aux trajets pour se rendre à l’entreprise, elle les avait longtemps faits en taxi mais avait trouvé cette solution trop onéreuse et se faisait conduire par un employé, une camionnette de Dixie lui faisait ainsi office de voiture de fonction avec chauffeur. Leur appartement était assez vaste et bénéficiait même de deux petites chambres mansardées que Geneviève louait dès qu’elle le pouvait, selon son expression, à des « étudiants pauvres », du genre qui se contente, pour un loyer prohibitif, d’un galetas glacé en hiver, torride en été, avec les toilettes sur le palier. « C’est pour rendre service… », disait-elle en baissant les yeux, comme une nonne à confesse.

— Elle est où, Colette ? demanda Philippe de sa voix nonchalante.

— C’est vrai, ça, dit Geneviève soudain offusquée. On est en famille et elle disparaît ! Jean, enfin, qu’est-ce que tu attends !

Jean posa son verre et quitta le salon sans avoir la moindre idée de la direction à prendre, de l’endroit où chercher sa fille… C’était une constante dans sa vie, ne pas savoir ce qu’il fallait faire.

L’absence de Colette, en réalité, ne surprenait personne.

Quand sa mère était là, la petite fille s’éclipsait dès qu’elle le pouvait.

Geneviève l’avait détestée parce qu’elle désirait un garçon (plus tard, elle se persuada que cette enfant étant Gémeaux, avec elle qui était Sagittaire, ça ne pourrait jamais aller très bien). Dès sa naissance, la cohabitation chaotique entre elles avait été scandée par toutes sortes d’incidents domestiques. Des chutes de la chaise haute aux coupures avec un couteau de cuisine ou à l’ingestion de lessive, l’existence de la petite fille n’avait parfois tenu qu’à un fil, jusqu’à cette mystérieuse chute dans l’escalier qui l’avait conduite à Lariboisière où le pronostic vital avait été posé. Elle avait trois ans.

Pendant les heures d’angoisse passées dans le couloir de l’hôpital, personne n’avait eu le courage d’interroger Geneviève sur les circonstances d’un accident qu’on ne s’expliquait pas et qui n’avait pas eu de témoin. Lorsque Colette avait enfin été tirée d’affaire – « Elle est solide ! » s’était félicitée Geneviève –, c’était trop tard, l’événement appartenait au passé.

Cette circonstance qui avait failli tourner au drame avait toutefois marqué les esprits. Hélène, la sœur de Jean, qui était aussi la marraine de l’enfant, était venue plus souvent encore lui rendre visite, « je suis toujours un peu inquiète », disait-elle à Nine. Tous partageaient une certaine anxiété.

Lorsque Geneviève s’était trouvée de nouveau enceinte, Angèle, au prétexte « d’aider sa belle-fille », avait proposé que Colette vienne vivre provisoirement à Beyrouth où Louis et elle demeuraient.

Colette avait donc quitté Paris et sa mère au soulagement de tous. » 

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