INTERVIEW
Dans « Noirceur des cimes », la montagne n'est qu'un prétexte. L'histoire aurait pu se dérouler dans d'autres endroits mais la montagne a cette force de révéler les âmes. Et c'est un milieu que je connais bien.
A mon sens, "Noirceur des cimes" n'est pas uniquement un livre d'alpinisme mais également un livre à visées philosophiques. Le mental et ses pensées anarchiques, le poids du passé, les traumatismes refoulés, les situations amoureuses lorsqu'elles sont chargées d'intentions, la quête spirituelle, la découverte de l'être réel, la divulgation de l'être social, les imbrications relationnelles qui conduisent l'individu à vivre des situations qui ne lui correspondent pas, la question de Dieu, les ressentis inexplicables...
Le drame, à mon sens, peut devenir un tremplin. Il s'agit d'y chercher ce qui peut permettre à l'individu de s'extraire de ses conditionnements sociétaux, historiques, éducatifs. Le drame a ce pouvoir de tout briser, de pulvériser les repères, les habitudes lorsque ces comportements irréfléchis sont des enfermements, des aveuglements, des anesthésiants. L'enjeu, c'est l'accession à la conscience. Un état d'éveil.
De toute façon, l'individu concerné n'a pas le choix. Soit il sombre, soit il s'élève et use de cette situation pour entrer dans une autre dimension, un autre regard, une autre "réalité".
D'un point de vue littéraire, il est extrêmement important pour moi que le lecteur soit totalement plongé dans l'ambiance, qu'il se sente impliqué, qu'il puisse vivre à la place des personnages, ressentir en lui les émotions, que les descriptions réveillent en lui des échos personnels, qu'il se sente concerné, proche, attaché. Que la vie des protagonistes fasse partie de la sienne.
J'essaie dès lors d'avoir une écriture cinématographique dans laquelle j’utilise les cinq sens, mais également l'intuition, l'indiscernable, ce qui n'est pas identifiable, qu'on ne peut nommer mais que l'on connaît tous. Les ressentis qui sont au-delà des choses connues, au-delà de la raison, au-delà du mental. Le drame a cette capacité de révéler les choses enfouies.
"Noirceur des cimes" est aussi un livre sur l'Amour.
L'Amour entre les individus et l'Amour pour la Nature.
Mais de quel Amour s'agit-il ? L'Amour inconditionnel ou l'Amour intentionnel ?
L'amour intentionnel est issu du mental et il est au service de l'égo. Il souffre de tous les fonctionnements instaurés par l'histoire temporelle de l'individu, ses refoulements, ses traumatismes, ses éducations modélisées.
L'Amour inconditionnel est un état constant, une vibration initiée par une conscience libérée du Temps psychologique.
L'amour intentionnel est le reflet des tourments de l'égo qui se projette dans un avenir illusoire à travers des espoirs, des attentes, des projets, un futur idéalisé et illusoire ou établit un ancrage invalidant sur un passé disparu. Cet amour là n'est que le reflet de notre incapacité à vivre l'instant présent dans un état de clairvoyance. Il est le symbole même de l'anarchie de nos pensées, du capharnaüm psychologique qui caractérise l'égo. L'amour intentionnel se construit sur nos identifications, l'assemblage hétéroclite de nos rôles sociaux. Ceux-ci correspondent à nos traumatismes enfouis, à notre histoire personnelle, nos conditionnements sociétaux. Il n'y a aucune liberté dans cet état de "sommeil éveillé". Il n'y a pas de conscience mais un état hallucinatoire.
Il ne s'agit donc pas d'Amour mais d'une construction mentalisée qui nous offre une continuité rassurante dans nos schémas de pensées. L'égo créé les problèmes et s'efforce ensuite de les résoudre et par ce subterfuge assure son propre maintien.
Il y a les prisons que l'on accepte mais pire encore celle que l'on se fabrique. L'amour mentalisé est une prison aux murs gigantesques. Seul l'individu ayant accompli une quête intérieure, une épuration spirituelle, qui sait ce qu'il est en hors de tous conditionnements, qui a conscience des manipulations de l'égo, seul celui-là a la capacité de faire de l'Amour véritable un espace à découvrir et non des murailles à constituer.
Luc et Sandra sont amenés à détruire jour après jour leurs propres geôles, à autopsier avec lucidité leurs propres errances. Ils n'ont pas le choix. Ca ne leur appartient pas. Les évènements imposent ce cheminement intérieur.
"Il faut briser la coquille pour atteindre le noyau" a écrit Maître Eckhart.
C'est un livre sur l'accession à la liberté et donc sur la possibilité de vivre totalement l'Amour, d'être dans une dimension de conscience qui permet l'acceptation, l'agir dans le non agir.
Les deux protagonistes vont être dépouillés de leurs carapaces par l'exigence et la rudesse de leurs conditions de vie et dans cette situation douloureuse, ils vont réaliser que les conditions de vie ne sont pas la vie, que l'importance des regards n’est pas la vie mais une interprétation. La conscience de la vie est bien plus profonde. Les pensées ne font pas la vie, elles ne font que la commenter.
C'est aussi un livre sur la solitude et tout ce qu'elle apporte. Les regards, les attentions ou l'indifférence qui jalonnent l'existence sociale contribue à l'identification dont l'égo se remplit. Les rôles que nous tenons apparaissent comme des piliers alors qu'ils ne sont que des paravents. Ils cachent l'être réel, celui que nous sommes quand il ne reste que le Soi qui n'est pas le moi. Le moi, c'est l'égo qui se couvre d'oripeaux, nourri par le mental. Le Soi, c'est l'esprit libre de toutes entraves. Et dans cette liberté peut prendre forme la conscience réelle de la vie, de notre connivence cellulaire avec l'Univers du Vivant. C'est la vibration essentielle, celle qui nous fait ressentir la vie en dehors des conditions de vie. L'individu entre dans une dimension spirituelle détachée de la dimension sensorielle dont l'égo se sert pour se préserver.
La solitude devient dès lors un cheminement possible vers l'être intime. Lorsque s'ajoute à cette situation particulière l'usage immodéré des forces physiques, il se créé un état de plénitude parce que les résistances sont liquéfiées par l'épuisement. L'individu entre dans une sorte de béatitude qui ouvre les portes de l'esprit. Les émotions prennent le pas sur les ressentis. Les ressentis sont issus des cinq sens alors que les émotions émergent d'une zone plus profonde mais elles sont encore sous le joug de l’égo. Il faut briser les carapaces pour parvenir à une dimension spirituelle. C'est un autre espace intérieur illimité et d'une acuité extraordinaire.
Il est malheureusement consternant de constater que l'homme a besoin d'être confronté à une situation dramatique pour parvenir à s'engager dans une démarche spirituelle. Quand il est inscrit dans un fonctionnement routinier, l'expression elle-même l'amuse, il s'en moque ou bien elle lui fait peur. Cette réaction cache évidemment une introspection qu'il refuse, qu'il juge inutile. Il est plus simple de continuer à rester "endormi".
La vie sociale dans le foisonnement d'idées anarchiques et superficielles qui la caractérise ressemble à un état de sommeil dans le sens où même si nous maîtrisons nos actes nous n'avons pas su développer une conscience du jeu d'influences que nous subissons et qui conditionnent ces actes. Nous ne nous offrons pas assez de recul, de temps d'observation, nous rejetons l'élévation. C'est pour cela que le drame devient inévitable.
Il survient lorsque l'enfermement dans nos conditionnements est si étouffant que l'être réel succombe et se doit de se révolter pour survivre. Il ne s'agit pas de hasard mais d'une nécessité que nous créons par notre aveuglement, les conséquences des dysfonctionnements liés à ce mental auquel nous nous soumettons.
"Nous sommes comme des noix. Pour être découverts, nous avons besoin d'être brisés." Khalil Gibran.
Il est possible de scinder l'individu en trois entités distinctes.
"Le corps physique" est fait de matière dense et il réagit à la conscience sensorielle. Ce corps physique est celui que nous éprouvons constamment et dont il est difficile de s'extraire dans des conditions de vie habituelles.
Ce corps physique représente l'enveloppe du "corps mental", la deuxième entité.
Il s'agit cette fois d'une entité faite de pensées et d'émotions.
Luc, le héros de l'histoire, lorsqu'il souffre de la morsure du froid (sensation du corps physique) éprouve la peur (émotion du corps mental) des doigts gelés.
Ces deux entités sont indissociables et s'entretiennent.
Le troisième corps est la manifestation spirituelle de l'être, le Soi.
C'est "le corps spirituel."
Il n'est pas enfermé dans le corps physique mais connecté avec le Tout. Le corps physique n'est qu'un abri occasionnel. Le "corps spirituel" ne meurt pas. Il baigne dans une félicité éternelle. Il n'est pas possible de l'identifier en usant des critères inhérents aux deux autres corps. Ce Soi se situe au-delà même du plan de l'inconscient. Il n'appartient pas à l'être mais à l'Univers du Vivant, et lorsque les barrières du mental sont brisées par les conditions extérieures de vie et que l'égo perd tous ses repères, cette dimension ouvre ses portes. Es-ce Dieu qui apparaît dans ces horizons mirifiques ?... La réponse est si intime, si intraduisible et si étourdissante qu’il revient à chaque individu, à chaque esprit d’avancer sur le chemin de sa quête. Pour ma part, l’écriture est le support idéal.
Luc et Sandra vivent ce voyage intérieur et cette osmose avec la Vie.
C'était le but essentiel de ce livre.
Le Soi.