Chronique d'Olivier Magnan

«Les éclats» de Bret Easton Ellis : American déchirures ...

Que penser du dernier grand cri du cœur désabusé de l’auteur d’American Psycho ? Olivier Magnan décrypte pour nous Les éclats (Robert Laffont) de Bret Easton Ellis. Des éclats qui, selon lui, blessent et entaillent, comme les éclats de verre des portes-fenêtres brisées sur lesquels s’ensanglante le narrateur à la fin du récit. Des éclats sur fond de souvenirs d'adolescence et de vie sur le fil du rasoir.

Portrait de Bret Easton Ellis, by courtesy éditions Robert Lafont Portrait de Bret Easton Ellis, by courtesy éditions Robert Lafont

En traduisant littéralement The Shards par Les éclats, il n’est pas sûr que l’éditeur Laffont (ou le traducteur, Pierre Guglielmina dont j’ai apprécié moyennement le travail), aient rendu service à ce « pavé » (d’une certaine manière dans la mare) de 602 pages, dernier grand cri du cœur désabusé de l’auteur d’American Psycho. En anglais, il s’agit bien d’éclats (shards, échardes) d’un objet brisé, de verre ou de terre, quand en français « les éclats » pourraient suggérer aussi les vifs reflets d’une lumière aveuglante. Or Les éclats de Brest Easton Ellis blessent et entaillent, comme les éclats de verre des portes-fenêtres brisées sur lesquels s’ensanglante le narrateur à la fin du récit.

Les éclats sont donc bien des blessures, celles que racontent Ellis depuis quarante ans, depuis son premier livre chronique de jeunesse, Moins que zéro, et 32 ans après American Psycho, le portrait décalé d’une Amérique de l’argent, de la drogue et du crime sadique. Il aurait peut-être fallu l’intituler Les échardes ou Les écorchures ou, plus douloureux, Les criblages, Les fragmentations, celles d’une bombe qui déchiquette, ou encore Les déchirures. Oui, il aurait fallu oser Les déchirures, au sens anatomique du mot.

Bret décrit Ellis

Se nommer Bret Easton Ellis et écrire à la première personne sous le nom de Bret Ellis l’histoire du passage déchirant (on y revient) de l’adolescent à l’adulte nous plonge pendant 602 pages dans un soupçon d’autobiographie. On se prend même à croire que les amis de la terminale de l’école privée Buckley School de Los Angeles existent réellement. Et que la mémoire eidétique (absolue) d’Ellis restitue effectivement chaque film vu, chaque chanson entendue à telle heure, à tel endroit, en telle circonstance. Mais à la page 603, on se prend cette gifle de fin de pavé : « Ceci est une œuvre de fiction. Les personnages, les événements et les incidents sont le produit de l’imagination de l’auteur… »

Auto-thriller 

Et pour cause, Les éclats sont bel et bien un thriller à la Ellis, l’éternel journal de cet Américain friqué obsédé par les tueurs en série. Le jeune Bret a 17 ans, il fréquente à assiduité variable une terminale littéraire – les cours de maths le dépassent –, écrit un livre intitulé, allez savoir pourquoi, Moins que zéro. Il habite seul avec son chien Shingy dans une superbe maison de Mulholland, désertée pour deux mois par ses parents bourrés de fric, qui voyagent dans le monde pour essayer de se réconcilier – raté (le tout est bien autobiographique). Il débarque à l’école en Mercedes 450SL décapotable ou avec la Jaguar de sa mère – ses amis conduisent, eux, des Trans Am, des BMW et des Porsche – qu’il gare dans le « parking réservé à la terminale », à une époque – 1981 – où les lycéens français roulent en mob, en Solex ou à vélo, au mieux en Fiat 500 ou deux-chevaux d’occasion. Bien sûr, chacun sniffe sa ligne de coke, se bourre de Valium et de Quaalude – méthaqualone, sédatif et drogue récréative –, fume une quantité impressionnante d’herbe. Rien de plus « normal ». Tous ses copains/copines sont des gosses d’ultrariches qui se désintéressent apparemment de leur progéniture – la plupart des amis d’Ellis disposent d’un appartement à eux dans la résidence parentale, avec piscine et jacuzzi. Et tous ces ados aiment le sexe – hétéro ou homo. Dans le cas d’Ellis, conformément à son coming out de 1982, il s’agit d’une homosexualité quasi-exclusive, reconnue dès son adolescence. Dans Les éclats qu’il qualifie d’autobiographique à 99 %, on n’échappe pas aux descriptions, précises, anatomiques, de ses ébats au masculin : les lecteurs hétéros prendront leur mal en patience, les homos leur mâle en puissance. Mais dans l’un ou l’autre cas, on appréciera cette sincérité de littérature, courageuse et égoïste, cette démystification totale du sexe homosexuel comme rarement un auteur aura su la (sup)porter. Les ligues de vertu nouvelles et dangereuses aux États-Unis et dans le monde vont demander sans doute dans l’avenir le retrait de ces passages torrides. Le dieu de la liberté nous en garde. Comme l’évoque un éditorial de la rédactrice en chef de Elle dans son numéro du 27 avril 2023, « lire, ce n’est pas conforter ses propres valeurs morales, c’est se confronter aux autres… »

Érotisme anal de la rétention

J’ai rencontré Bret Easton Ellis au début des années 1990, lors de sa venue en France pour la promotion d’American Psycho. Nous étions quelques journalistes face à ce jeune Américain de 27 ans, beau et mince, auquel nous ne posions pas les bonnes questions, parce que nous avions du mal à entrer dans cette écriture du vide sidéral, cette dénonciation pourtant limpide d’un monde américain de l’argent et de la marque. Ellis garde cette capacité, même s’il semble avoir arrêté l’horloge de sa vie à la décennie 1980, à décrire sa société telle qu’elle domine et envenime le monde, quand la plupart des écrivains ne parviendront jamais à voir l’effondrement de l’humain dans l’instant même qu’il se produit.

Récit addictif

Le quotidien du lycéen Ellis se traîne dans une routine qui dévore les pages : quand on devrait se lasser de ce « auto-drogo-sexo » permanent – et certains critiques tombent dans le piège de l’apparente vacuité en jugeant le livre raté –, l’opiniâtreté d’Ellis nous ramène au récit, nous enrage de lecture, nous embarque dans la circulation de Los Angeles, de Mulholland à Sepulveda, de Beverly Hills à Studio City, de Valley Vista à la sortie de Santa Monica Boulevard jusqu’à l’Avenue of the Stars. Alors qu’il ne se passe rien dans la routine des lycéens, Ellis trame son thriller en nous plongeant à la poursuite du Trawler (« le chalutier ») : un tueur sadique de jeunes filles puis d’un jeune homme, ami intime du narrateur, dont les crimes dans les pires tortures sont « peaufinés » de meurtres tout aussi horribles d’animaux (leurs organes et leurs toisons servent de maquillage et de déguisements aux victimes humaines). Page après page, le jeune Bret partage ses soupçons avec nous, quand il les cède à la police ou aux parents des victimes au risque de nous agacer. Et cette simple tension de lecture suffit à nous garder, à nous impliquer, comme dans tout bon thriller. À sa manière paresseuse, Ellis pratique le « tourne page » à la Dan Brown : on veut connaître « la suite ». On veut savoir si les soupçons de Bret sont fondés. On veut s’ensevelir dans cette violente Amérique en voyeurs fascinés.

La terreur et le plaisir solitaire

Bret « sait » ou croit connaître la clé de l’énigme des assassinats monstrueux de ses camarades de classe quand ses ami·es s’en désintéressent et que la LAPD patauge lamentablement dans des enquêtes bâclées. Il y a chez le lycéen un érotisme du soupçon et une fascination de l’horreur égoïstement gardée pour lui seul, une sorte de plaisir anal de la rétention, dont il tire des jouissances secrètes. Le crime le plonge dans la terreur et le plaisir solitaire. Les tenants de la métaphore verront dans cet obscur objet du désir, la tendance autodestructrice de la société américaine – donc de l’humanité, puisque pour les Américains les deux se confondent – incapable de comprendre et de lutter contre sa monstruosité, source de profit.

Lanceur d’alerte

Il existe bien deux lectorats de Bret Easton Ellis, écrivain mondial. Ses compatriotes blasés pour lesquels, au passage, les paroles des innombrables hits cités sont transparentes. Et le reste du monde, plus ou moins anglophone, pour qui ces chansons américaines gardent leur mystère sémantique et l’Amérique son aura d’Eldorado – on a peu dit combien les paroles des chansons, hermétiques et brillantes pour qui ne pratique pas l’anglais, se révèlent souvent mièvres et primaires aux oreilles des autochtones. Pour qui écrit Ellis ? Forcément pour les deux faces de la planète, pour les Américains qui achoppent sans cesse à la formidable dénonciation de leur auteur maudit et pour le reste du monde qui plonge dans une réalité sordide et polluante de l’Empire des riches. Il faut à chaque société son dénonciateur lucide et implacable. La France aurait le sien en la personne de Houellebecq, s’il se montrait moins nombriliste. La Russie attend son nouveau Soljenitsyne, et l’on pourrait ainsi s’amuser à chercher les Ellis de chaque société. Sans doute le butin serait-il maigre : Bret Easton Ellis reste un témoin rare et précieux, une sorte de lanceur d’alerte misanthrope (et, finalement, un tueur métaphorique lui-même, on n’en dira pas plus par crainte de divulgacher) qu’il serait temps de prendre très au sérieux.

> Bret Easton Ellis, Les éclats, Robert Laffont, Traduction Pierre Guglielmina , 616 pages, 26 euros >> Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien

4
 

En ce moment

Prix Mare Nostrum 2024 : quatre œuvres primées

Les lauréats du Prix Mare Nostrum 2024 vient de livrer la liste de ses lauréats. Chaque lauréat recevra une dotation de 2 000 € pour sa c

Prix franceinfo de la BD d’actualité et de reportage 2025 : coup d’envoi de la 31e édition !

Légende photo : en haut de gauche à droite : Deloupy (Les Arènes), Carole Maurel (Glénat), Pierre Van Hove (Delcourt/La Revue Dessinée), Sébast

Le TOP des articles

& aussi