L'Humanité à  l'épreuve de la génétique et des technosciences :  Aporétique humanité?

Extrait de L'Humanité à l'épreuve de la génétique et des technosciences : Aporétique humanité? de Jacqueline Wautier

Chap. 3 : Sens et technoscience : refus des appartenances ?

 

A – Introduction :

La condition de l’homme futur risque d’être définie de ses seules ruptures : vis-à-vis des générations antérieures  et  à l’encontre de la genèse en sa dimension relationnelle. Mais aussi contre la factualité référentielle d’un enracinement  (dans le monde ou au monde).  Rupture opposée à une histoire naturelle (celle du vivant et de l’hominité) ;  et rompant avec une histoire anthropo-culturelle (celle de l’humanité  –en ses élaborations de liens,  symboles et appartenances). Rupture à l’encontre d’une histoire familiale (en ses transmissions[1]) ; et par rapport à une histoire personnelle (celle d’une individuation et d’une individualisation ininterrompues[2]). Rupture par rapport à la puissance légitimante et identificatoire d’un alter ego ;   eu égard à l’action centripète (densification personale) d’un projet existentiel soutenu ; et  à l’encontre du corps intime (intimité identitaire). Rupture opposée aux élaborations de signifiances, aux institutions de limites et de frontières et aux différenciations qui furent longtemps toujours plus affinées…  Ruptures diverses et multiples qui institueraient en leur accomplissement l’ère des modifications de l’être des êtres  –entraînant à leur suite des confusions (spécielles, individuelles et conceptuelles), des continuums déstabilisants, des ségrégations et des partitions.  Qui instaureraient de surcroît le règne des chiffres et des codes, des probabilités et des calculs, des pré-dictions, pré-destinations et pré-formations  –toujours plus efficaces et consacrant l’avènement de chimères sans projet ni devenir personnels (vouées à l’aliénation). Qui donc et finalement scelleraient le temps du probatoire et du probant ;  mais aussi du remplaçable et de l’évanescence personale  -ou de la  schizophrénie. Où se (dé)articuleraient une volition a-référée, une solitude déréalisante, une insensibilité globale et une insignifiance confusionnelle...

Certes, les technosciences n’ont pas fait l’homme (bio-anthropique) tel qu’en lui-même il est : organisme ouvert sur le non-soi, pulsion de vie confrontée à la mort et subjectivité questionnée par le (non)sens ou la finitude. Et tout autant, individu sensible et perméable à la souffrance de l’autre. Ou encore et fondamentalement, existence en soutenance et personnalité en constitution perpétuelle. Cependant, sciences et technosciences s’immiscent au cœur d’une condition humaine articulée au précaire, aux situations limites et aux synthèses ouvertes du même et de l’autre  –synthèses organico-métaboliques, psycho-mnésiques ou conceptualo-représentatives. Simultanément, la génétique propose à nos pulsions un monde modifiable et disponible  -contribuant de la sorte  à l’élaboration d’un sentiment flou d’indéfinition et renforçant l’idée d’un Homme illusoire ou indéterminé (malléable à discrétion). Ainsi, si la psychologie apprit à l’homme ses ambivalences ; si la psychanalyse lui révéla sa nature construite d’identifications et de ruptures ; si la philosophie[3]  lui signifia son néant d’être ou son manque à être constitutif ; et si la sociologie lui signala son indéterminisme et son statut relationnel, la génétique lui offre pour sa part un espace in-fini de combinaisons. Agissant de la sorte, elle interagit avec la culture et la modifie  –et l’homme (Idéel ou paradigmatique, actuel ou futur) avec elle. Mais un individu sans attaches, dépourvu de références sécurisantes, tendra sans doute à masquer son angoisse du vide ou du néant dans une production toujours plus effrénée de chimères –de  mixtes où se mêlent et se perdent réel et imaginaire, besoins  et fantasmes, espèces et genres, corps de l’autre et corps de soi…  Où donc un sujet ne s’identifiant ni ne se liant à son corps, ne s’identifiant ni ne se liant à sa famille, à sa culture, à son espèce ou à son humanicité, un individu en suspens, serait proprement disposé à s’illusionner d’une incarnation hors de lui, hors de son temps, hors de son être : ailleurs et autrement. Et si l’homme s’est toujours efforcé de contrôler ou dévoyer les lieux de réalisation à son profit, s’il  s’est toujours obstiné à faire trace (à graver sa marque dans l’histoire, la matière ou le corps de l’autre), la mise en place des conditions de possibilité d’une opérativité réelle est radicalement nouvelle.

Et d’ores et déjà nous assistons à l’émergence d’espaces dédiés exclusivement aux artifices ou aux artefacts. Avec un lieu  sans étendue...  Une réalité sans consistance, un temps sans sens… Un monde où intercède un nombre croissant de médiateurs (machinaux, optiques ou informatiques)  propres à filtrer toute relation aux substrats, à l’autre ou à soi-même. Et dans un contexte de propositions réparatrices susceptibles de faire reculer ‘toujours plus’ l’instant létal. Dans une sociétalité de mouvances géographiques, socio-professionnelles et affectives. Dans une existence en représentation où l’individu découpe son identité en plans circonstanciels (ou expressions optionnelles), sa biographie en scénettes et son Histoire en anecdotes  –tenté par une décomposition de l’existence en moments de satisfactions répétitives.  Dans une perspective où l’on glisse du souhait ancestral de créer un double robotique (fait à l’image changeante et mouvante de son créateur)…   …à une aspiration d’ajustement (démissionnaire) de l’humain sur l’androïde imaginé naguère (a-temporel en sa perdurance et  sa prévisibilité).


[1] En ce compris d’une lignée fléchée ou d’un récit jamais fini où chaque individu se fait acteur, marqueur et passeur : gonflant en cela son existence d’un sens  initial susceptible de le soutenir en ses quêtes personnelles.

[2] D’un trajet biographique, personnal et existentiel unique - jusque et y compris en ses réorientations.

[3] D’abord gnostique ensuite nihiliste et finalement existentialiste.

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