Vous me demandez, frère, si j’ai aimé ; oui. C’est une histoire singulière et terrible, et, quoique j’aie soixante-six ans, j’ose à peine remuer la cendre de ce souvenir. Je ne veux rien vous refuser, mais je ne ferais pas à une âme moins éprouvée un pareil récit. Ce sont des événements si étranges, que je ne puis croire qu’ils me soient arrivés. J’ai été pendant plus de trois ans le jouet d’une illusion singulière et diabolique. Moi, pauvre prêtre de campagne, j’ai mené en rêve toutes les nuits (Dieu veuille que ce soit un rêve !) une vie de damné, une vie de mondain et de Sardanapale. Un seul regard trop plein de complaisance jeté sur une femme pensa causer la perte de mon âme ; mais enfin, avec l’aide de Dieu et de mon saint patron, je suis parvenu à chasser l’esprit malin qui s’était emparé de moi. Mon existence s’était compliquée d’une existence nocturne entièrement différente. Le jour, j’étais un prêtre du Seigneur, chaste, occupé de la prière et des choses saintes ; la nuit, dès que j’avais fermé les yeux, je devenais un jeune seigneur, fin connaisseur en femmes, en chiens et en chevaux, jouant aux dés, buvant et blasphémant ; et lorsqu’au lever de l’aube je me réveillais, il me semblait au contraire que je m’endormais et que je rêvais que j’étais prêtre. De cette vie somnambulique il m’est resté des souvenirs d’objets et de mots dont je ne puis pas me défendre, et, quoique je ne sois jamais sorti des murs de mon presbytère, on dirait plutôt, à m’entendre, un homme ayant usé de tout et revenu du monde, qui est entré en religion et qui veut finir dans le sein de Dieu des jours trop agités, qu’un humble séminariste qui a vieilli dans une cure ignorée, au fond d’un bois et sans aucun rapport avec les choses du siècle.
Oui, j’ai aimé comme personne au monde
n’a aimé, d’un amour insensé et furieux, si violent que je suis étonné qu’il
n’ait pas fait éclater mon coeur. Ah ! quelles nuits ! quelles
nuits !
Dès ma plus tendre enfance, je m’étais senti vocation pour l’état de prêtre ;
aussi toutes mes études furent-elles dirigées dans ce sens- là, et ma vie,
jusqu’à vingt-quatre ans, ne fut-elle qu’un long noviciat. Ma théologie
achevée, je passai successivement par tous les petits ordres, et mes supérieurs
me jugèrent digne, malgré ma grande jeunesse, de franchir le dernier et
redoutable degré. Le jour de mon ordination fut fixé à la semaine de Pâques.
Je n’étais jamais allé dans le monde ; le monde, c’était pour moi l’enclos
du collège et du séminaire. Je savais vaguement qu’il y avait quelque chose que
l’on appelait femme, mais je n’y arrêtais pas ma pensée ; j’étais d’une
innocence parfaite. Je ne voyais ma mère vieille et infirme que deux fois l’an.
C’étaient là toutes mes relations avec le dehors.
Je ne regrettais rien, je n’éprouvais pas la moindre hésitation devant cet
engagement irrévocable ; j’étais plein de joie et d’impatience. Jamais
jeune fiancé n’a compté les heures avec une ardeur plus fiévreuse ; je
n’en dormais pas, je rêvais que je disais la messe ; être prêtre, je ne
voyais rien de plus beau au monde : j’aurais refusé d’être roi ou poète.
Mon ambition ne concevait pas au delà.
Ce que je dis là est pour vous montrer
combien ce qui m’est arrivé ne devait pas m’arriver, et de quelle fascination
inexplicable j’ai été la victime.
Le grand jour venu, je marchai à l’église d’un pas si léger, qu’il me semblait
que je fusse soutenu en l’air ou que j’eusse des ailes aux épaules. Je me
croyais un ange, et je m’étonnais de la physionomie sombre et préoccupée de mes
compagnons ; car nous étions plusieurs. J’avais passé la nuit en prières,
et j’étais dans un état qui touchait presque à l’extase. L’évêque, vieillard
vénérable, me paraissait Dieu le Père penché sur son éternité, et je voyais le
ciel à travers les voûtes du temple.
Vous savez les détails de cette cérémonie : la bénédiction, la communion
sous les deux espèces, l’onction de la paume des mains avec l’huile des
catéchumènes, et enfin le saint sacrifice offert de concert avec l’évêque. Je
ne m’appesantirai pas sur cela. Oh ! que Job a raison, et que celui-là est
imprudent qui ne conclut pas un pacte avec ses yeux ! Je levai par hasard
ma tête, que j ’avais jusque- là tenue inclinée, et j’aperçus devant moi, si
près que j’aurais pu la toucher, quoique en réalité elle fût à une assez grande
distance et de l’autre côté de la balustrade, une jeune femme d’une beauté rare
et vêtue avec une magnificence royale. Ce fut comme si des écailles me
tombaient des prunelles.
J’éprouvai la sensation d’un aveugle qui
recouvrerait subitement la vue. L’évêque, si rayonnant tout à l’heure,
s’éteignit tout à coup, les cierges pâlirent sur leurs chandeliers d’or comme
les étoiles au matin, et il se fit par toute l’église une complète obscurité.
La charmante créature se détachait sur ce fond d’ombre comme une révélation
angélique ; elle semblait éclairée d’elle-même et donner le jour plutôt
que le recevoir.
Je baissai la paupière, bien résolu à ne plus la relever pour me soustraire à
l’influence des objets extérieurs ; car la distraction m’envahissait de
plus en plus, et je savais à peine ce que je faisais.
Une minute après, je rouvris les yeux, car à travers mes cils je la voyais
étincelante des couleurs du prisme, et dans une pénombre pourprée comme
lorsqu’on regarde le soleil.
Oh ! comme elle était belle ! Les plus grands peintres, lorsque,
poursuivant dans le ciel la beauté idéale, ils ont rapporté sur la terre le
divin portrait de la Madone, n’approchent même pas de cette fabuleuse réalité.
Ni les vers du poète ni la palette du peintre n’en peuvent donner une idée.
Elle était assez grande, avec une taille et un port de déesse ; ses
cheveux, d’un blond doux, se séparaient sur le haut de sa tête et coulaient sur
ses tempes comme deux fleuves d’or ; on aurait dit une reine avec son
diadème ; son front, dune blancheur bleuâtre et transparente, s’étendait
large et serein sur les arcs de deux cils presque bruns, singularité qui
ajoutait encore à l’effet de prunelles vert de mer d’une vivacité et d’un éclat
insoutenables.
Quels yeux ! avec un éclair ils décidaient
de la destinée d’un homme ; ils avaient une vie, une limpidité, une
ardeur, une humidité brillante que je n’ai jamais vues à un oeil humain ;
il s’en échappait des rayons pareils à des flèches et que je voyais
distinctement aboutir à mon coeur. Je ne sais si la flamme qui les illuminait
venait du ciel ou de l’enfer, mais à coup sûr elle venait de l’un ou de
l’autre. Cette femme était un ange ou un démon, et peut-être tous les
deux ; elle ne sortait certainement pas du flanc d’Ève, la mère commune.
Des dents du plus bel orient scintillaient dans son rouge sourire, et de
petites fossettes se creusaient à chaque inflexion de sa bouche dans le satin
rose de ses adorables joues. Pour son nez, il était d’une finesse et d’une
fierté toute royale, et décelait la plus noble origine. Des luisants d’agate
jouaient sur la peau unie et lustrée de ses épaules à demi découvertes, et des
rangs de grosses perles blondes, d’un ton presque semblable à son cou, lui
descendaient sur la poitrine. De temps en temps elle redressait sa tête avec un
mouvement onduleux de couleuvre ou de paon qui se rengorge, et imprimait un
léger frisson à la haute fraise brodée à jour qui l’entourait comme un treillis
d’argent.
Elle portait une robe de velours nacarat, et de ses larges manches doublées
d’hermine sortaient des mains patriciennes d’une délicatesse infinie, aux
doigts longs et potelés, et d’une si idéale transparence qu’ils laissaient
passer le jour comme ceux de l’Aurore.
Tous ces détails me sont encore aussi
présents que s’ils dataient d’hier, et, quoique je fusse dans un trouble
extrême, rien ne m’échappait : la plus légère nuance, le petit point noir
au coin du menton, l’imperceptible duvet aux commissures des lèvres, le velouté
du front, l’ombre tremblante des cils sur les joues, je saisissais tout avec
une lucidité étonnante.
A mesure que je la regardais, je sentais s’ouvrir dans moi des portes qui
jusqu’alors avaient été fermées ; des soupiraux obstrués se débouchaient
dans tous les sens et laissaient entrevoir des perspectives inconnues ; la
vie m’apparaissait sous un aspect tout autre ; je venais de naître à un
nouvel ordre d’idées. Une angoisse effroyable me tenaillait le coeur ;
chaque minute qui s’écoulait me semblait une seconde et un siècle. La cérémonie
avançait cependant, et j’étais emporté bien loin du monde dont mes désirs
naissants assiégeaient furieusement l’entrée. Je dis oui cependant, lorsque je
voulais dire non, lorsque tout en moi se révoltait et protestait contre la
violence que ma langue faisait à mon âme : une force occulte m’arrachait
malgré moi les mots du gosier. C’est là peut-être ce qui fait que tant de
jeunes filles marchent à l’autel avec la ferme résolution de refuser d’une
manière éclatante l’époux qu’on leur impose, et que pas une seule n’exécute son
projet. C’est là sans doute ce qui fait que tant de pauvres novices prennent le
voile, quoique bien décidées à le déchirer en pièces au moment de prononcer
leurs voeux.
On n’ose causer un tel scandale devant
tout le monde ni tromper l’attente de tant de personnes ; toutes ces
volontés, tous ces regards semblent peser sur vous comme une chape de
plomb ; et puis les mesures sont si bien prises, tout est si bien réglé à
l’avance, d’une façon si évidemment irrévocable, que la pensée cède au poids de
la chose et s’affaisse complètement.
Le regard de la belle inconnue changeait d’expression selon le progrès de la
cérémonie. De tendre et caressant qu’il était d’abord, il prit un air de dédain
et de mécontentement comme de ne pas avoir été compris.
Je fis un effort suffisant pour arracher une montagne, pour m’écrier que je ne
voulais pas être prêtre ; mais je ne pus en venir à bout ; ma langue
resta clouée à mon palais, et il me fut impossible de traduire ma volonté par
le plus léger mouvement négatif. J’étais, tout éveillé, dans un état pareil à
celui du cauchemar, où l’on veut crier un mot dont votre vie dépend, sans en
pouvoir venir à bout.
Elle parut sensible au martyre que j’éprouvais, et, comme pour m’encourager,
elle me lança une oeillade pleine de divines promesses. Ses yeux étaient un
poème dont chaque regard formait un chant.
Elle me disait :
« Si tu veux être à moi, je te ferai plus heureux que Dieu lui- même dans
son paradis ; les anges te jalouseront. Déchire ce funèbre linceul où tu
vas t’envelopper ; je suis la beauté, je suis la jeunesse, je suis la
vie ; viens à moi, nous serons l’amour.
Que pourrait t’offrir Jéhovah pour
compensation ? Notre existence coulera comme un rêve et ne sera qu’un
baiser éternel.
« Répands le vin de ce calice, et tu es libre. Je t’emmènerai vers les
îles inconnues ; tu dormiras sur mon sein, dans un lit d’or massif et sous
un pavillon d’argent ; car je t’aime et je veux te prendre à ton Dieu,
devant qui tant de nobles coeurs répandent des flots d’amour qui n’arrivent pas
jusqu’à lui. »
Il me semblait entendre ces paroles sur un rythme d’une douceur infinie, car
son regard avait presque de la sonorité, et les phrases que ses yeux
m’envoyaient retentissaient au fond de mon coeur comme si une bouche invisible
les eût soufflées dans mon âme. Je me sentais prêt à renoncer à Dieu, et
cependant mon coeur accomplissait machinalement les formalités de la cérémonie.
La belle me jeta un second coup d’oeil si suppliant, si désespéré, que des lames
acérées me traversèrent le coeur, que je me sentis plus de glaives dans la
poitrine que la mère de douleurs.
C’en était fait, j’étais prêtre.
Jamais physionomie humaine ne peignit une angoisse aussi poignante ; la
jeune fille qui voit tomber son fiancé mort subitement a côté d’elle, la mère
auprès du berceau vide de son enfant, Ève assise sur le seuil de la porte du
paradis, l’avare qui trouve une pierre à la place de son trésor, le poète qui a
laissé rouler dans le feu le manuscrit unique de son plus bel ouvrage, n’ont
point un air plus atterré et plus inconsolable.
Le sang abandonna complètement sa
charmante figure, et elle devint d’une blancheur de marbre ; ses beaux
bras tombèrent le long de son corps, comme si les muscles en avaient été
dénoués, et elle s’appuya contre un pilier, car ses jambes fléchissaient et se
dérobaient sous elle. Pour moi, livide, le front inondé d’une sueur plus
sanglante que celle du Calvaire, je me dirigeai en chancelant vers la porte de
l’église ; j’étouffais ; les voûtes s’aplatissaient sur mes épaules,
et il me semblait que ma tête soutenait seule tout le poids de la coupole.
Comme j’allais franchir le seuil, une main s’empara brusquement de la
mienne ; une main de femme ! Je n’en avais jamais touché. Elle était
froide comme la peau d’un serpent, et l’empreinte m’en resta brûlante comme la
marque d’un fer rouge. C’était elle. « Malheureux ! malheureux !
qu’as-tu fait ? » me dit-elle à voix basse ; puis elle disparut
dans la foule.
Le vieil évêque passa ; il me regarda d’un air sévère. Je faisais la plus
étrange contenance du monde ; je pâlissais, je rougissais, j’avais des
éblouissements. Un de mes camarades eut pitié de moi, il me prit et
m’emmena ; j’aurais été incapable de retrouver tout seul le chemin du
séminaire. Au détour d’une rue, pendant que le jeune prêtre tournait la tête
d’un autre côté, un page nègre, bizarrement vêtu, s’approcha de moi, et me
remit, sans s’arrêter dans sa course, un petit portefeuille à coins d’or
ciselés, en me faisant signe de le cacher ; je le fis glisser dans ma
manche et l’y tins jusqu’à ce que je fusse seul dans ma cellule.
Je fis sauter le fermoir, il n’y avait
que deux feuilles avec ces mots : « Clarimonde, au palais
Concini. » J’étais alors si peu au courant des choses de la vie, que je ne
connaissais pas Clarimonde, malgré sa célébrité, et que j’ignorais complètement
où était situé le palais Concini. Je fis mille conjectures plus extravagantes
les unes que les autres ; mais à la vérité, pourvu que je pusse la revoir,
j’étais fort peu inquiet de ce qu’elle pouvait être, grande dame ou courtisane.
Cet amour né tout à l’heure s’était indestructiblement enraciné ; je ne
songeai même pas à essayer de l’arracher, tant je sentais que c’était là chose
impossible. Cette femme s’était complètement emparée de moi, un seul regard
avait suffi pour me changer ; elle m’avait soufflé sa volonté ; je ne
vivais plus dans moi, mais dans elle et par elle. Je faisais mille
extravagances, je baisais sur ma main la place qu’elle avait touchée, et je répétais
son nom des heures entières. Je n’avais qu’à fermer les yeux pour la voir aussi
distinctement que si elle eût été présente en réalité, et je me redisais ces
mots, qu’elle m’avait dits sous le portail de l’église :
« Malheureux ! malheureux ! qu’as-tu fait ? » Je
comprenais toute l’horreur de ma situation, et les côtés funèbres et terribles
de l’état que je venais d’embrasser se révélaient clairement à moi.
Être prêtre ! c’est-à-dire chaste,
ne pas aimer, ne distinguer ni le sexe ni l’âge, se détourner de toute beauté,
se crever les yeux, ramper sous l’ombre glaciale d’un cloître ou d’une église,
ne voir que des mourants, veiller auprès de cadavres inconnus et porter
soi-même son deuil sur sa soutane noire, de sorte que l’on peut faire de votre
habit un drap pour votre cercueil !
Et je sentais la vie monter en moi comme un lac intérieur qui s’enfle et qui
déborde ; mon sang battait avec force dans mes artères ; ma jeunesse,
si longtemps comprimée, éclatait tout d’un coup comme l’aloès qui met cent ans
à fleurir et qui éclôt avec un coup de tonnerre.
Comment faire pour revoir Clarimonde ? Je n’avais aucun prétexte pour
sortir du séminaire, ne connaissant personne dans la ville ; je n’y devais
même pas rester, et j’y attendais seulement que l’on me désignât la cure que je
devais occuper. J’essayai de desceller les barreaux de la fenêtre ; mais
elle était à une hauteur effrayante, et n’ayant pas d’échelle, il n’y fallait
pas penser. Et d’ailleurs je ne pouvais descendre que de nuit ; et comment
me serais-je conduit dans l’inextricable dédale des rues ? Toutes ces
difficultés, qui n’eussent rien été pour d’autres, étaient immenses pour moi,
pauvre séminariste, amoureux d’hier, sans expérience, sans argent et sans
habits.
Ah ! si je n’eusse pas été prêtre,
j’aurais pu la voir tous les jours ; j’aurais été son amant, son époux, me
disais-je dans mon aveuglement ; au lieu d’être enveloppé dans mon triste
suaire, j’aurais des habits de soie et de velours, des chaînes d’or, une épée
et des plumes comme les beaux jeunes cavaliers. Mes cheveux, au lieu d’être
déshonorés par une large tonsure, se joueraient autour de mon cou en boucles
ondoyantes. J’aurais une belle moustache cirée, je serais un vaillant. Mais une
heure passée devant un autel, quelques paroles à peine articulées, me
retranchaient à tout jamais du nombre des vivants, et j’avais scellé moi-même
la pierre de mon tombeau, j’avais poussé de ma main le verrou de ma
prison !
Je me mis à la fenêtre. Le ciel était admirablement bleu, les arbres avaient
mis leur robe de printemps ; la nature faisait parade d’une joie ironique.
La place était pleine de monde ; les uns allaient, les autres
venaient ; de jeunes muguets et de jeunes beautés, couple par couple, se
dirigeaient du côté du jardin et des tonnelles. Des compagnons passaient en
chantant des refrains à boire ; c’était un mouvement, une vie, un entrain,
une gaieté qui faisaient péniblement ressortir mon deuil et ma solitude. Une
jeune mère, sur le pas de la porte, jouait avec son enfant ; elle baisait
sa petite bouche rose, encore emperlée de gouttes de lait, et lui faisait, en
l’agaçant, mille de ces divines puérilités que les mères seules savent trouver.
Le père, qui se tenait debout à quelque distance, souriait doucement à ce
charmant groupe, et ses bras croisés pressaient sa joie sur son coeur.
Je ne pus supporter ce spectacle ;
je fermai la fenêtre, et je me jetai sur mon lit avec une haine et une jalousie
effroyables dans le coeur, mordant mes doigts et ma couverture comme un tigre à
jeun depuis trois jours.
Je ne sais pas combien de jours je restai ainsi ; mais, en me retournant
dans un mouvement de spasme furieux, j’aperçus l’abbé Sérapion qui se tenait
debout au milieu de la chambre et qui me considérait attentivement. J’eus honte
de moi-même, et, laissant tomber ma tête sur ma poitrine, je voilai mes yeux
avec mes mains.
« Romuald, mon ami, il se passe quelque chose d’extraordinaire en vous, me
dit Sérapion au bout de quelques minutes de silence ; votre conduite est
vraiment inexplicable ! Vous, si pieux, si calme et si doux, vous vous
agitez dans votre cellule comme une bête fauve. Prenez garde, mon frère, et
n’écoutez pas les suggestions du diable ; l’esprit malin, irrité de ce que
vous vous êtes à tout jamais consacré au Seigneur, rôde autour de vous comme un
loup ravissant et fait un dernier effort pour vous attirer à lui. Au lieu de
vous laisser abattre, mon cher Romuald, faites-vous une cuirasse de prières, un
bouclier de mortifications, et combattez vaillamment l’ennemi ; vous le
vaincrez. L’épreuve est nécessaire à la vertu et l’on sort plus fin de la
coupelle. Ne vous effrayez ni ne vous découragez ; les âmes les mieux
gardées et les plus affermies ont eu de ces moments. Priez, jeûnez, méditez, et
le mauvais esprit se retirera. »
Le discours de l’abbé Sérapion me fit
rentrer en moi-même, et je devins un peu plus calme. « Je venais vous
annoncer votre nomination à la cure de C*** ; le prêtre qui la possédait
vient de mourir, et monseigneur l’évêque m’a chargé d’aller vous y
installer ; soyez prêt pour demain. » Je répondis d’un signe de tête
que je le serais, et l’abbé se retira. J’ouvris mon missel et je commençai à
lire des prières ; mais ces lignes se confondirent bientôt sous mes
yeux ; le fil des idées s’enchevêtra dans mon cerveau, et le volume me
glissa des mains sans que j’y prisse garde.
Partir demain sans l’avoir revue ! ajouter encore une impossibilité à
toutes celles qui étaient déjà entre nous ! perdre à tout jamais
l’espérance de la rencontrer, à moins d’un miracle ! Lui écrire ? par
qui ferais-je parvenir ma lettre ? Avec le sacré caractère dont j’étais
revêtu, à qui s’ouvrir, se fier ? J’éprouvais une anxiété terrible. Puis,
ce que l’abbé Sérapion m’avait dit des artifices du diable me revenait en
mémoire ; l’étrangeté de l’aventure la beauté surnaturelle de Clarimonde,
l’éclat phosphorique de ses yeux, l’impression brûlante de sa main, le trouble
où elle m’avait jeté, le changement subit qui s’était opéré en moi, ma piété
évanouie en un instant, tout cela prouvait clairement la présence du diable, et
cette main satinée n’était peut-être que le gant dont il avait recouvert sa
griffe. Ces idées me jetèrent dans une grande frayeur, je ramassai le missel
qui de mes genoux était roulé à terre, et je me remis en prières.
Le lendemain, Sérapion me vint prendre ;
deux mules nous attendaient à la porte, chargées de nos maigres valises ;
il monta l’une et moi l’autre tant bien que mal. Tout en parcourant les rues de
la ville, je regardais à toutes les fenêtres et à tous les balcons si je ne
verrais pas Clarimonde ; mais il était trop matin, et la ville n’avait pas
encore ouvert les yeux. Mon regard tâchait de plonger derrière les stores et à
travers les rideaux de tous les palais devant lesquels nous passions. Sérapion
attribuait sans doute cette curiosité à l’admiration que me causait la beauté
de l’architecture, car il ralentissait le pas de sa monture pour me donner le
temps de voir. Enfin nous arrivâmes à la porte de la ville et nous commençâmes
à gravir la colline. Quand je fus tout en haut, je me retournai pour regarder
une fois encore les lieux où vivait Clarimonde. L’ombre d’un nuage couvrait
entièrement la ville ; ses toits bleus et rouges étaient confondus dans
une demi-teinte générale, où surnageaient çà et là, comme de blancs flocons
d’écume, les fumées du matin. Par un singulier effet d’optique, se dessinait,
blond et doré sous un rayon unique de lumière, un édifice qui surpassait en
hauteur les constructions voisines, complètement noyées dans la vapeur ;
quoiqu’il fût à plus d’une lieue, il paraissait tout proche. On en distinguait
les moindres détails, les tourelles, les plates-formes, les croisées, et
jusqu’aux girouettes en queue d’aronde.
« Quel est donc ce palais que je vois tout là-bas éclairé d’un rayon du
soleil ? » demandai-je à Sérapion.
Il mit sa main au-dessus de ses yeux,
et, ayant regardé, il me répondit : « C’est l’ancien palais que le
prince Concini a donné à la courtisane Clarimonde ; il s’y passe
d’épouvantables choses. »
En ce moment, je ne sais encore si c’est une réalité ou une illusion, je crus
voir y glisser sur la terrasse une forme svelte et blanche qui étincela une
seconde et s’éteignit. C’était Clarimonde !
Oh ! savait-elle qu’à cette heure, du haut de cet âpre chemin qui
m’éloignait d’elle, et que je ne devais plus redescendre, ardent et inquiet, je
couvais de l’oeil le palais qu’elle habitait, et qu’un jeu dérisoire de lumière
semblait rapprocher de moi, comme pour m’inviter à y entrer en maître ?
Sans doute, elle le savait, car son âme était trop sympathiquement liée à la
mienne pour n’en point ressentir les moindres ébranlements, et c’était ce
sentiment qui l’avait poussée, encore enveloppée de ses voiles de nuit, à
monter sur le haut de la terrasse, dans la glaciale rosée du matin.
L’ombre gagna le palais, et ce ne fut plus qu’un océan immobile de toits et de
combles où l’on ne distinguait rien qu’une ondulation montueuse. Sérapion
toucha sa mule, dont la mienne prit aussitôt l’allure, et un coude du chemin me
déroba pour toujours la ville de S..., car je n’y devais pas revenir. Au bout
de trois journées de route par des campagnes assez tristes, nous vîmes poindre
à travers les arbres le coq du clocher de l’église que je devais
desservir ; et, après avoir suivi quelques rues tortueuses bordées de
chaumières et de courtils, nous nous trouvâmes devant la façade, qui n’était
pas d’une grande magnificence.
Un porche orné de quelques nervures et
de deux ou trois piliers de grès grossièrement taillés, un toit en tuiles et
des contreforts du même grès que les piliers, c’était tout : à gauche le
cimetière tout plein de hautes herbes, avec une grande croix de fer au
milieu ; à droite et dans l’ombre de l’église, le presbytère. C’était une
maison d’une simplicité extrême et d’une propreté aride. Nous entrâmes ;
quelques poules picotaient sur la terre de rares grains d’avoine ;
accoutumées apparemment à l’habit noir des ecclésiastiques, elles ne
s’effarouchèrent point de notre présence et se dérangèrent à peine pour nous
laisser passer. Un aboi éraillé et enroué se fit entendre, et nous vîmes
accourir un vieux chien.
C’était le chien de mon prédécesseur. Il avait l’oeil terne, le poil gris et
tous les symptômes de la plus haute vieillesse où puisse atteindre un chien. Je
le flattai doucement de la main, et il se mit aussitôt à marcher à côté de moi
avec un air de satisfaction inexprimable. Une femme assez âgée, et qui avait
été la gouvernante de l’ancien curé, vint aussi à notre rencontre, et, après
m’avoir fait entrer dans une salle basse, me demanda si mon intention était de
la garder. Je lui répondis que je la garderais, elle et le chien, et aussi les
poules, et tout le mobilier que son maître lui avait laissé à sa mort, ce qui
la fit entrer dans un transport de joie, l’abbé Sérapion lui ayant donné
sur-le-champ le prix qu’elle en voulait.
Mon installation faite, l’abbé Sérapion retourna au séminaire. Je demeurai donc seul et sans autre appui que moi-même. La pensée de Clarimonde recommença à m’obséder, et, quelques efforts que je fisse pour la chasser, je n’y parvenais pas toujours. Un soir, en me promenant dans les allées bordées de buis de mon petit jardin, il me sembla voir à travers la charmille une forme de femme qui suivait tous mes mouvements, et entre les feuilles étinceler les deux prunelles vert de mer ; mais ce n’était qu’une illusion, et, ayant passé de l’autre côté de l’allée, je n’y trouvai rien qu’une trace de pied sur le sable, si petit qu’on eût dit un pied d’enfant. Le jardin était entouré de murailles très hautes ; j’en visitai tous les coins et recoins, il n’y avait personne. Je n’ai jamais pu m’expliquer cette circonstance qui, du reste, n’était rien à côté des étranges choses qui me devaient arriver. Je vivais ainsi depuis un an, remplissant avec exactitude tous les devoirs de mon état, priant, jeûnant, exhortant et secourant les malades, faisant l’aumône jusqu’à me retrancher les nécessités les plus indispensables. Mais je sentais au dedans de moi une aridité extrême, et les sources de la grâce m’étaient fermées. Je ne jouissais pas de ce bonheur que donne l’accomplissement d’une sainte mission ; mon idée était ailleurs, et les paroles de Clarimonde me revenaient souvent sur les lèvres comme une espèce de refrain involontaire.
O frère, méditez bien ceci ! Pour
avoir levé une seule fois le regard sur une femme, pour une faute en apparence
si légère, j’ai éprouvé pendant plusieurs années les plus misérables
agitations : ma vie a été troublée à tout jamais.
Je ne vous retiendrai pas plus longtemps sur ces défaites et sur ces victoires
intérieures toujours suivies de rechutes plus profondes, et je passerai
sur-le-champ à une circonstance décisive. Une nuit l’on sonna violemment à ma
porte. La vieille gouvernante alla ouvrir, et un homme au teint cuivré et
richement vêtu, mais selon une mode étrangère, avec un long poignard, se dessina
sous les rayons de la lanterne de Barbara. Son premier mouvement fut la
frayeur ; mais l’homme la rassura, et lui dit qu’il avait besoin de me
voir sur-le- champ pour quelque chose qui concernait mon ministère. Barbara le
fit monter. J’allais me mettre au lit. L’homme me dit que sa maîtresse, une
très grande dame, était à l’article de la mort et désirait un prêtre. Je
répondis que j’étais prêt à le suivre ; je pris avec moi ce qu’il fallait
pour l’extrême-onction et je descendis en toute hâte. A la porte piaffaient
d’impatience deux chevaux noirs comme la nuit, et soufflant sur leur poitrail
deux longs flots de fumée. Il me tint l’étrier et m’aida à monter sur l’un,
puis il sauta sur l’autre en appuyant seulement une main sur le pommeau de la
selle. Il serra les genoux et lâcha les guides à son cheval qui partit comme la
flèche. Le mien, dont il tenait la bride, prit aussi le galop et se maintint
dans une égalité parfaite.
Nous dévorions le chemin ; la terre filait sous nous grise et rayée, et les silhouettes noires des arbres s’enfuyaient comme une armée en déroute. Nous traversâmes une forêt d’un sombre si opaque et si glacial, que je me sentis courir sur la peau un frisson de superstitieuse terreur. Les aigrettes d’étincelles que les fers de nos chevaux arrachaient aux cailloux laissaient sur notre passage comme une traînée de feu, et si quelqu’un, à cette heure de nuit, nous eût vus, mon conducteur et moi, il nous eût pris pour deux spectres à cheval sur le cauchemar. Des feux follets traversaient de temps en temps le chemin, et les choucas piaulaient piteusement dans l’épaisseur du bois où brillaient de loin en loin les yeux phosphoriques de quelques chats sauvages. La crinière des chevaux s’échevelait de plus en plus, la sueur ruisselait sur leurs flancs, et leur haleine sortait bruyante et pressée de leurs narines. Mais, quand il les voyait faiblir, l’écuyer pour les ranimer poussait un cri guttural qui n’avait rien d’humain, et la course recommençait avec furie. Enfin le tourbillon s’arrêta ; une masse noire piquée de quelques points brillants se dressa subitement devant nous ; les pas de nos montures sonnèrent plus bruyants sur un plancher ferré, et nous entrâmes sous une voûte qui ouvrait sa gueule sombre entre deux énormes tours. Une grande agitation régnait dans le château ; des domestiques avec des torches à la main traversaient les cours en tous sens, et des lumières montaient et descendaient de palier en palier.
J’entrevis confusément d’immenses architectures, des colonnes, des arcades, des perrons et des rampes, un luxe de construction tout à fait royal et féerique. Un page nègre, le même qui m’avait donné les tablettes de Clarimonde et que je reconnus à l’instant, me vint aider à descendre, et un majordome, vêtu de velours noir avec une chaîne d’or au col et une canne d’ivoire à la main, s’avança au devant de moi. De grosses larmes débordaient de ses yeux et coulaient le long de ses joues sur sa barbe blanche. « Trop tard ! fit-il en hochant la tête, trop tard ! seigneur prêtre ; mais, si vous n’avez pu sauver l’âme, venez veiller le pauvre corps. » Il me prit par le bras et me conduisit à la salle funèbre ; je pleurais aussi fort que lui, car j’avais compris que la morte n’était autre que cette Clarimonde tant et si follement aimée. Un prie-Dieu était disposé à côté du lit ; une flamme bleuâtre voltigeant sur une patère de bronze jetait par toute la chambre un jour faible et douteux, et çà et là faisait papilloter dans l’ombre quelque arête saillante de meuble ou de corniche. Sur la table, dans une urne ciselée, trempait une rose blanche fanée dont les feuilles, à l’exception d’une seule qui tenait encore, étaient toutes tombées au pied du vase comme des larmes odorantes ; un masque noir brisé, un éventail, des déguisements de toute espèce, traînaient sur les fauteuils et faisaient voir que la mort était arrivée dans cette somptueuse demeure à l’improviste et sans se faire annoncer.
Je m’agenouillai sans oser jeter les yeux sur le lit, et je me mis à réciter les psaumes avec une grande ferveur, remerciant Dieu qu’il eût mis la tombe entre l’idée de cette femme et moi, pour que je pusse ajouter à mes prières son nom désormais sanctifié. Mais peu à peu cet élan se ralentit, et je tombai en rêverie. Cette chambre n’avait rien d’une chambre de mort. Au lieu de l’air fétide et cadavéreux que j’étais accoutumé à respirer en ces veilles funèbres, une langoureuse fumée d’essences orientales, je ne sais quelle amoureuse odeur de femme, nageait doucement dans l’air attiédi. Cette pâle lueur avait plutôt l’air d’un demi-jour ménagé pour la volupté que de la veilleuse au reflet jaune qui tremblote près des cadavres. Je songeais au singulier hasard qui m’avait fait retrouver Clarimonde au moment où je la perdais pour toujours, et un soupir de regret s’échappa de ma poitrine. Il me sembla qu’on avait soupiré aussi derrière moi, et je me retournai involontairement. C’était l’écho. Dans ce mouvement, mes yeux tombèrent sur le lit de parade qu’ils avaient jusqu’alors évité. Les rideaux de damas rouge à grandes fleurs, relevés par des torsades d’or, laissaient voir la morte couchée tout de son long et les mains jointes sur la poitrine. Elle était couverte d’un voile de lin d’une blancheur éblouissante, que le pourpre sombre de la tenture faisait encore mieux ressortir, et d’une telle finesse qu’il ne dérobait en rien la forme charmante de son corps et permettait de suivre ces belles lignes onduleuses comme le cou d’un cygne que la mort même n’avait pu roidir.
On eût dit une statue d’albâtre faite
par quelque sculpteur habile pour mettre sur un tombeau de reine, ou encore une
jeune fille endormie sur qui il aurait neigé.
Je ne pouvais plus y tenir ; cet air d’alcôve m’enivrait, cette fébrile
senteur de rose à demi fanée me montait au cerveau, et je marchais à grands pas
dans la chambre, m’arrêtant à chaque tour devant l’estrade pour considérer la
gracieuse trépassée sous la transparence de son linceul. D’étranges pensées me
traversaient l’esprit ; je me figurais qu’elle n’était point morte
réellement, et que ce n’était qu’une feinte qu’elle avait employée pour
m’attirer dans son château et me conter son amour. Un instant même je crus
avoir vu bouger son pied dans la blancheur des voiles, et se déranger les plis
droits du suaire.
Et puis je me disais : « Est-ce bien Clarimonde ? quelle preuve
en ai-je ? Ce page noir ne peut-il être passé au service d’une autre
femme ? Je suis bien fou de me désoler et de m’agiter ainsi. » Mais
mon coeur me répondit avec un battement : « C’est bien elle, c’est bien
elle.» Je me rapprochai du lit, et je regardai avec un redoublement d’attention
l’objet de mon incertitude. Vous l’avouerai-je ? cette perfection de
formes, quoique purifiée et sanctifiée par l’ombre de la mort, me troublait
plus voluptueusement qu’il n’aurait fallu, et ce repos ressemblait tant à un
sommeil que l’on s’y serait trompé. J’oubliais que j’étais venu là pour un
office funèbre, et je m’imaginais que j’étais un jeune époux entrant dans la
chambre de la fiancée qui cache sa figure par pudeur et qui ne se veut point
laisser voir.
Navré de douleur, éperdu de joie, frissonnant de crainte et de plaisir, je me penchai vers elle et je pris le coin du drap ; je le soulevai lentement en retenant mon souffle de peur de l’éveiller. Mes artères palpitaient avec une telle force, que je les sentais siffler dans mes tempes, et mon front ruisselait de sueur comme si j’eusse remué une dalle de marbre. C’était en effet la Clarimonde telle que je l’avais vue à l’église lors de mon ordination ; elle était aussi charmante, et la mort chez elle semblait une coquetterie de plus. La pâleur de ses joues, le rose moins vif de ses lèvres, ses longs cils baissés et découpant leur frange brune sur cette blancheur, lui donnaient une expression de chasteté mélancolique et de souffrance pensive d’une puissance de séduction inexprimable ; ses longs cheveux dénoués, où se trouvaient encore mêlées quelques petites fleurs bleues, faisaient un oreiller à sa tête et protégeaient de leurs boucles la nudité de ses épaules ; ses belles mains, plus pures, plus diaphanes que des hosties, étaient croisées dans une attitude de pieux repos et de tacite prière, qui corrigeait ce qu’auraient pu avoir de trop séduisant, même dans la mort, l’exquise rondeur et le poli d’ivoire de ses bras nus dont on n’avait pas ôté les bracelets de perles. Je restai longtemps absorbé dans une muette contemplation, et, plus je la regardais, moins je pouvais croire que la vie avait pour toujours abandonné ce beau corps. Je ne sais si cela était une illusion ou un reflet de la lampe, mais on eût dit que le sang recommençait à circuler sous cette mate pâleur ; cependant elle était toujours de la plus parfaite immobilité.
Je touchai légèrement son bras ; il
était froid, mais pas plus froid pourtant que sa main le jour qu’elle avait
effleuré la mienne sous le portail de l’église. Je repris ma position, penchant
ma figure sur la sienne et laissant pleuvoir sur ses joues la tiède rosée de
mes larmes. Ah ! quel sentiment amer de désespoir et d’impuissance !
quelle agonie que cette veille ! j’aurais voulu pouvoir ramasser ma vie en
un monceau pour la lui donner et souffler sur sa dépouille glacée la flamme qui
me dévorait. La nuit s’avançait, et, sentant approcher le moment de la
séparation éternelle, je ne pus me refuser cette triste et suprême douceur de déposer
un baiser sur les lèvres mortes de celle qui avait eu tout mon amour. Ô
prodige ! un léger souffle se mêla à mon souffle, et la bouche de
Clarimonde répondit à la pression de la mienne : ses yeux s’ouvrirent et
reprirent un peu d’éclat, elle fit un soupir, et, décroisant ses bras, elle les
passa derrière mon cou avec un air de ravissement ineffable. « Ah !
c’est toi, Romuald, dit-elle d’une voix languissante et douce comme les
dernières vibrations d’une harpe ; que fais-tu donc ? Je t’ai attendu
si longtemps, que je suis morte ; mais maintenant nous sommes fiancés, je
pourrai te voir et aller chez toi. Adieu, Romuald, adieu ! je
t’aime ; c’est tout ce que je voulais te dire, et je te rends la vie que
tu as rappelée sur moi une minute avec ton baiser ; à bientôt. »
Sa tête retomba en arrière, mais elle m’entourait toujours de ses bras comme
pour me retenir.
Un tourbillon de vent furieux défonça la
fenêtre et entra dans la chambre ; la dernière feuille de la rose blanche
palpita quelque temps comme une aile a bout de la tige, puis elle se détacha et
s’envola par la croisée ouverte, emportant avec elle l’âme de Clarimonde. La
lampe s’éteignit et je tombai évanoui sur le sein de la belle morte.
Quand je revins à moi, j’étais couché sur mon lit, dans ma petite chambre du
presbytère, et le vieux chien de l’ancien curé léchait ma main allongée hors de
la couverture. Barbara s’agitait dans la chambre avec un tremblement sénile,
ouvrant et fermant des tiroirs, ou remuant des poudres dans des verres. En me
voyant ouvrir les yeux, la vieille poussa un cri de joie, le chien jappa et
frétilla de la queue ; mais j’étais si faible, que je ne pus prononcer une
seule parole ni faire aucun mouvement. J’ai su depuis que j’étais resté trois
jours ainsi, ne donnant d’autre signe d’existence qu’une respiration presque
insensible. Ces trois jours ne comptent pas dans ma vie, et je ne sais où mon
esprit était allé pendant tout ce temps ; je n’en ai gardé aucun souvenir.
Barbara m’a conté que le même homme au teint cuivré, qui m’était venu chercher
pendant la nuit, m’avait ramené le matin dans une litière fermée et s’en était
retourné aussitôt. Dès que je pus rappeler mes idées, je repassai en moi-même
toutes les circonstances de cette nuit fatale. D’abord je pensai que j’avais été
le jouet d’une illusion magique ; mais des circonstances réelles et
palpables détruisirent bientôt cette supposition.