Chronique d'Agnès Séverin

« Je me souviens… de la foulée de Pérec (et autres madeleines sportives) » de Benoît Heimermann: le podium des émotions

Quel sera votre meilleur souvenir des Jeux Olympiques ? L'ancien reporter au quotidien L’Équipe, Benoît Heimermann, a demandé à plusieurs personnalités et auteurs de lui livrer leur madeleine sportive. Cela donne le livre  : « Je me souviens… de la foulée de Pérec (et autres madeleines sportives) » (Seuil). L’émotion est toujours au rendez-vous dans cet exercice éminemment personnel. Et Agnès Séverin, tout en louant le travail du journaliste, rappelle que les Jeux ne peuvent laisser oublier les sombres actualités. 

Quel est votre meilleur souvenir des Jeux ? – j’ose à peine écrire ce mot…? C’est la question que Benoît Heimermann, dans le sillage de Georges Perec, a posé à un aéropage de personnalités du monde médiatique et littéraire.

Une nouvelle sportive sans faute de Paul Fournel

Nouvelle sportive de Paul Fournel sans faute. Intitulée « Un coup de trop », elle est marquée au coin de l’ironie… du sort. Le lauréat du Prix Goncourt de la nouvelle pour Les athlètes dans leur tête en 1989 nous offre un coup de théâtre comme seul le sport de haut niveau peut en réserver. Un texte ciselé où chaque action compte, où le temps est le maître du jeu.

Certains millésimes reviennent plus que d’autres. Barcelone, 1992 et l’hymne algérien que chante Hassiba Boulmerka. Montréal, 1976 et les dix médailles de la gymnaste Nadia Comăneci. Mohammed Ali, Alain Mimoun, Dick Fosbury, Guy Drut, Marie-José Pérec. Antoine Blondin et Nathacha Appanah. Eric Fottorino. Les noms, les destins, les exploits, les histoires sensationnelles, les images et les récits épiques se succèdent. Jusqu’au vertige. C’était avant Léon Marchand traversant le jardin des Tuileries en costume-cravate, la flamme à la main.

« (…) ces héros tels qu’on les trouve dans les nouvelles de Conrad. »

Un souvenir de Luc Lang, en forme de nostalgie. « Lorsque je me souviens d’Alain Mimoun, ayant frôlé l’amputation de sa jambe à la suite d’une blessure de guerre, pénétrant en 1956, à l’âge de 35 ans, dans le stade de Melbourne pour franchir en vainqueur la ligne d’arrivée, ou encore d’Emil Zátopek, à Helsinki en 1952, remportant à la fois le 5 000, le 10 000 et le marathon, exploit qui ne fut jamais reconduit dans l’histoire de l’athlétisme, quand je visionne avec quelle émotion ces courses d’hommes mûrs, si dépourvus en somme, ce qui définit sans doute l’essence même du marathon, je rêve de nouveaux Jeux qui se souviendraient d’Olympie autant que de Mimoun et de Zátopek, ces héros tels qu’on les trouve dans les nouvelles de Conrad (…) lorsque c’était le cas, un décret suspendait l’arrêt total des conflits armés, afin que chaque région, chaque « capitale » puisse participer à ces Olympiades. Parce qu’il fallait réunir, au-delà des guerres, l’ensemble des peuples et des pays dans leurs différences, leurs particularismes et même dans leurs oppositions. Il fallait que chaque région puisse incarner le génie de son lieu à la faveur de ces rencontres grâce à ses champions qui devenaient alors des sortes de messagers, des Hermès (…) il n’y avait pas de chiffrage de la performance ni l’idée d’une quelconque évolution des records. Sans doute parce que le temps des Grecs ne dessinait pas une flèche ascendante mais le cercle d’une révolution. »

« (…) un esprit d’amateurisme échappant à toute spécialisation. »

«Quant aux épreuves de combat proprement dites, que ce soit dans la lutte, le pancrace ou le pugilat, il aurait été impensable d’instaurer des catégories de poids, le lourd ayant l’avantage de la masse, le léger celui de la vitesse et de l’explosivité.
De ce fait, le regard pouvait mieux s’attarder sur le déroulé de l’action, sur la qualité physique et mentale des athlètes, sur leur habileté technique. Il s’agissait simplement que le meilleur gagne, dans un esprit d’amateurisme échappant à toute spécialisation. »

Mélancolie aussi pour Blandine Rinkel qui se souvient du chef d’orchestre Ryūichi Sakamoto en 1992, à Barcelone. Avec Sakamoto, « le temps s’est rassemblé. Passé, présent, futur, dans un même mouvement. De musique, s’entend. C’est mélancolique et élancé, cérémonial et émouvant. [pas exactement la bande-son de la majeure partie de la cérémonie d’ouverture de Paris, où l’on a laissé flinguer de pianos à queue par la pluie sans sourciller, NDLR] Dix-minutes, et ça vous donne une idée de l’absolu. C’est l’océan. La mer, pour exact. El Mar mediterrani pour être encore plus précis. C’est le nom du morceau.

« Et depuis on croit davantage à cette fin qu’à l’Histoire. »

«Un jour – me dis-je alors que je regarde à nouveau cette vidéo – un jour nous avons cru à un monde possible où l’intelligence et le muscle, l’esprit et la sueur, le spleen et l’ardeur, étaient indissociables. Un jour nous avons cru à cet idéal-là. Puis le XXème siècle a passé, ses guerres, ses horreurs, le pire que l’on sait, et nous avons un peu moins considéré l’absolu. Au moment des Jeux de Barcelone, en 1992, c’était la fin de l’histoire. Et depuis on croit davantage à cette fin qu’à l’Histoire. Aujourd’hui, je ne parviens plus vraiment à croire à l’idéal proposé par les [XXX]. Je ne sais plus me représenter cette compétition comme un rêve humaniste et optimal, mais seulement comme une suite de performances, et le souvenir de ce que nous aurions pu être. Et plus prosaïquement, comme un évènement qui charrie énormément d’argent. Un rassemblement qui n’est plus tant une fin en soi qu’un moyen de servir des intérêts, géopolitiques et économiques ». Et politiques.

« (…) les rêves ne meurent pas. »

Philippe Claudel, aussi, est saisi de vertige. « On ne sait plus où donner de la tête du cœur (…) Peut-être est-ce dû au fait que l’offre pléthorique des disciplines en ce moment dilue  l’intensité de chacune d’elles ? ». Bernard Comment nous surprend à rêver. « Qu’un joueur comme Kylian Mbappé, promis à tous les titres possibles du football, accorde une telle importance à disputer les [XXX] peut interpeller et dit combien une autre chose est en jeu : la participation à un idéal qui a parfois été trahi (précisément quand la nation et la politique des nations ont pris le dessus) mais qui demeure intact et attractif, car les rêves ne meurent pas. »

Quel est votre pire souvenir des Jeux ? Cette autre question n’a pas été posée. Mais quelques plumes se souviennent du massacre d’athlètes israéliens à Munich, le lieu de la démission par excellence. Pierre Assouline évoque « le marathonien israélien Shaul Ladany, déporté à huit ans à Bergen-Belsen, rescapé du génocide et du massacre de Munich (…) porte « un numéro de matricule qui lui fut tatoué à quelques kilomètres d’ici. » Le journaliste et juré Goncourt cite là Antoine Blondin.

Léon Lewkowicz portant la flamme dans le jardin du souvenir du Vél d’Hiv

Et moi, quel serait mon plus beau souvenir de cet été sportif ? Je n’ai pas pour habitude de me livrer mais mon souvenir est plus historique que sportif. Il s’agit de ce midi de juillet où je guettais la flamme boulevard de Grenelle. Je l’aperçus brièvement et remontais à mon bureau… qui donne sur le jardin du souvenir du Vél d’Hiv, celui où des pierres blanches figurent, j’imagine, le souvenir des innocents si jeunes livrés à la barbarie nazie par l’administration de l’époque.

La flamme était là, sous mes yeux. J’entendais crier « Bravo Léon ! Bravo Léon ! » et j’applaudis Léon Lewkowicz, survivant du camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau, ancien champion de France d’haltérophilie. Il y a quelques jours, une synagogue a fait l’objet d’un attentat dans l’Hérault, non loin de la ville où j’ai étudié il y a 30 ans et où Rabelais – pourfendeur des « ténèbres gothiques » étudia la médecine. Et je lis dans Les Echos aujourd’hui que durant la première moitié de cette année où la France célèbre les valeurs humanistes universelles du sport, les actes antisémites ont triplé par rapport à 2023 selon le ministère de l’Intérieur.

2h22'55''

Il existe des voix pour s’élever et prétendre qu’il ne se passe rien… Voilà le souvenir que je garde de cet été 2024. Voilà en quoi l’histoire de France est marquée au sceau de l’horreur et de la terreur sourdes au cours de cet été 2024. La barbarie ne fait pas de bruit (bien qu’elle soit de plus en plus difficile à ignorer). Cela ne l’empêche pas de gagner, de gangréner les esprits, petit à petit. Se taire est impossible.

Et pourtant, j’essaierai de garder intact, mais c’est désormais difficile, l’excellent souvenir de la cérémonie de clôture partagée à la Pride House de la guinguette « Rosa bonheur sur Seine » et de la remise de la médaille d’or du marathon à Sifan Hassan, arrivée le jour même de Versailles en 2h22'55''.

> Je me souviens… de la foulée de Pérec (et autres madeleines sportives), de Benoît Heimermann, collectif, Seuil, 213 pages, 19,90 euros >> Pour acheter le livre, cliquer sur le lien

A lire également 

-Se taire est impossible, de Jorge Semprun et Élie Wiesel, Éditions Mille et une nuits, La petite collection, 47 pages.
-Tous les fleuves vont à la mer… , Mémoires, d’Élie Wiesel, Seuil, 564 pages.
-… et la mer n’est pas remplie, Mémoires 2, d’Élie Wiesel, Seuil, 552 pages.
-La nuit, d’Élie Wiesel, Minuit, 192 pages.
-Hé bien ! la guerre, de Jack-Alain Léger, Denoël, 512 pages.

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