À l’heure d’Internet, des réseaux sociaux et de l’accessibilité de tout pour tous en un simple « clic », il devient légitime – quoiqu’un peu effrayant pour un intellectuel – de se demander à quoi peut bien servir, de nos jours, la culture générale. Cécile Dutriaux, IAE Paris – Sorbonne Business School (The Conversation) s'interroge sur ce qu'est devenue cette notion, jadis si centrale dans l’éducation, dans la formation des jeunes esprits.
Alors cette fameuse « culture générale », que devons-nous en penser ? Est-elle toujours un bastion que certains qualifieraient d’élitiste et que l’on chercherait (ou pas) à conquérir ? Ou, au contraire, se serait-elle dissoute dans un populisme rampant ? Ou encore, aurait-elle muté vers de nouvelles formes moins lettrées et plus adaptées à un environnement devenu, au quotidien, plus pragmatique ?
La culture générale devrait pouvoir, globalement, se définir comme un ensemble de connaissances culturelles, sans domaine de spécialisation précis. Mais, en France, cette définition n’est pas tout à fait exacte. En réalité, la culture n’est « générale » que par le nom qu’elle porte, tant des pans de connaissances entiers ne sont pas – ou peu – reconnus par cette expression qui se veut pourtant explicitement englobante. En effet, l’univers du savoir qu’elle recouvre se limite souvent quasi exclusivement à des domaines dits « littéraires », à savoir la philosophie, la littérature, l’histoire, les arts et la religion et concerne peu les domaines scientifiques, qu’il s’agisse de sciences dites « exactes » ou naturelles, mais aussi de savoirs techniques, ou plus éloignés encore, d’autres domaines telles l’économie ou la santé.
Et à cette discrimination des « types » de savoirs, on peut également ajouter une autre restriction importante : celle du degré de « consensus intellectuel » accordé – ou non – aux références et qui font que celles-ci appartiennent – ou non – à la fameuse Culture générale, et ce, à un moment donné et pour une population géographiquement circonscrite. Par exemple, reconnaître les premières mesures de la Sarabande d’ Haendel, savoir déclamer la « Tirade des nez » de Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand ou encore connaître, dans l’ordre, les Présidents de la IIIe république française, tout cela fait partie sans nul doute possible de la liste. En revanche, reconnaître une chanson de l’Astre de l’Orient, Oum Kalthoum, reproduire le schéma d’un moteur à quatre temps ou encore énumérer la liste des scores de l’Équipe de France de football à la Coupe de monde 2018, en fait-il partie ? Rien n’est moins sûr…
Si l’on considère qu’il s’agit d’une simple accumulation, depuis la prime enfance, de données diverses et variées sans autre but que celui d’additionner des références pour avoir les « codes » bien-pensants d’un milieu élitiste, c’est, en grande partie, désavouer son but originel. En effet, si l’on reprend l’idéal de « l’honnête homme », tel qu’il a été défini au XVIIe siècle, la notion de « culture générale » s’entendait plutôt comme un « premier pas » dans une logique de dépassement de soi. C’est l’équilibre qu’incarne l’aimable, le tempéré et cultivé Philinthe dans Le Misanthrope de Molière : ni inculte (horreur !), ni pédant (horreur aussi !).
Certes, dans un premier temps, se cultiver consistait à acquérir de multiples savoirs, mais surtout, dans l’objectif de les confronter. Et ainsi permettre à l’homme cultivé de passer au-delà de sa notion de nature pour atteindre une nouvelle dimension de son être. Aujourd’hui, cette notion est fortement battue en brèche, bafouée, déviée de ses buts initiaux, voire combattue. Au mieux, on apprend des « bouts » de culture, que l’on replace si nécessaire (examens, soirées jeux entre amis). Au pire, on se détourne de la « culture générale » pour revendiquer uniquement une culture identitaire.
Devant la dérive contemporaine du rapport à la culture non comme moyen mais comme finalité, comment ne pas approuver les réticences de plus en plus nombreuses des prestigieux établissements d’enseignement supérieur et autres concours d’État vis-à-vis de l’exigence de culture générale au moment des épreuves d’entrée ? Que dire des rapports du concours de l’ENA qui, avec un peu plus d’insistance chaque année, déplorent le manque de culture et surtout d’originalité des candidats ? Ce qui était censé faire la différence entre les élèves fait désormais leur ressemblance : mêmes références, mêmes citations, même chemin unique de pensée… Régurgité à partir de fiches toutes préparées par thème, sans la moindre once de pensée individuelle mais avec tous les passages obligés de… culture générale ! Cela pose donc directement la question du conformisme. Et, par ailleurs, comment imaginer et manager une société toujours en mouvement avec des références… toujours à l’arrêt ? Et non seulement à l’arrêt, mais bien également représentatives du mode de pensée de la classe dirigeante.
C’est ainsi que, dès 2013, l’IEP de Paris – dit Sciences Po – a « résolu le problème » de la culture générale, en choisissant purement et simplement de supprimer l’épreuve de la dissertation de culture G de son concours d’entrée, jugeant celle-ci discriminatoire, en s’appuyant sur le raisonnement, maintes fois prouvé depuis, qu’elle était, en grande partie, le fait d’un héritage culturel. D’autres grandes écoles ont suivi la même voie : IEP de province, ENS Lyon, etc.
Et pourtant, les Français aiment la culture générale. Ils le disent. Ils le revendiquent parfois. Plaisir personnel, plaisir d’échanger, mais aussi marqueur d’un milieu et donc du « groupe de référence » auquel nous nous identifions, la culture générale connaît, depuis quelques années déjà – mais toujours avec le même succès – un tournant populaire notamment via la télévision et les nombreuses émissions de quiz souvent même en prime time : citons seulement « Le grand quiz des animateurs » (TF1) « Tout le monde joue – avec… l’Histoire/la France/le Brevet » (France 2). Et, plus récemment, la nouvelle série de ce que l’on pourrait appeler des magazines divertissants, « La fabuleuse histoire de… » proposée là aussi en soirée, avec un grand succès.
Dernier argument de cette popularisation : le choix inattendu de Sylvie Tellier, présidente du comité Miss France, de mettre en place, en 2013, un test de culture générale pour les candidates. Certaines des questions peuvent, certes, prêter à sourire : « Qu’a-t-on célébré en France le 11 novembre dernier ? », « Quel est l’accent du deuxième “e” sur le mot fenetre ? », « À quel animal l’adjectif hippique se rapporte-t-il ? », mais le besoin de reconnaissance, exprimé par cette nouvelle « épreuve » qui apparaît si décalée par rapport à son objet initial montre toujours ce besoin si naturel d’entrer dans une histoire commune.
Ainsi, en 2021, que ce soit en famille, entre amis, à l’école ou dans le monde du travail, la culture générale apparaît toujours et plus que jamais comme un pont essentiel contre les ravages de l’hyperspécialisation. Que ce soit en médecine ou en éducation, ces tendances sont aujourd’hui à la fois très présentes dans la réalité et très contestées dans ce qu’elles promettent pour le futur. Car si elles offrent, à l’instant X, une solution efficace, elles ne permettent pas d’embrasser une vision d’ensemble, ni d’entremêler des connaissances qui n’ont a priori pas de lien entre elles, ce qui fait pourtant tout le sel de la personnalité et le terreau de la créativité.
En puisant ses racines dans des domaines multiples – qui gagneraient certainement à être élargis à des formes de connaissances nouvelles – la culture générale permet d’envisager une approche systémique, c’est-à-dire au-delà de son propre univers, seule façon pour tenter de comprendre, humainement, un monde devenu extrêmement complexe et technique.
>Par Cécile Dutriaux qui est Doctorante, chaire EPPP, IAE Paris – Sorbonne Business School
>Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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