Prix de Flore

Abdellah Taïa, le choix d'un roi

Primé par le Prix de Flore pour son 7ème roman «  Le Jour du Roi », Abdellah Taïa reçoit à 37 ans une récompense qui sonne comme une vraie reconnaissance. Retour sur le parcours fulgurant du petit prodige des lettres marocaines, qui vit à Paris depuis dix ans, célèbre pour avoir affiché très tôt son homosexualité. Retour aussi sur son ouvrage, probablement le plus politique, qui pose la question de l’asservissement de l’homme et de l’inégalité instituée par l’argent, le pouvoir ou tout autre forme de domination, avec en toile de fond le Maroc contemporain.

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Une surprise. Abdellah Taïa est célébré au Flore, l’antre des lettres germanopratines, pour son ouvrage qui est une charge violente contre l’horreur de la domination sociale et des privilèges. Les jurés du Flore ont donc choisi un livre aussi romanesque que politique, après quelques hésitations avec Ann Scott, qui avait les faveurs de Frédéric Beigbeder. Certains laissèrent planer la rumeur que l'amitié du jeune auteur marocain avec Frédéric  Mitterrand avait joué en sa faveur, insinuant que Le Jour du Roi était aussi le Choix du Roi...Laissons de côté les polémiques inutiles. Abdellah Taïa sait peut-être choisir ses amis, mais il ne les a pas attendus pour avoir du talent.

Implacable tragédie

"Le Jour du Roi" est un livre ramassé dans une économie de pages et de mots, qui se parcourt en laissant une étrange impression : on ne sait si on est KO ou ébloui. Mais le récit est fort, violent, implacable comme dans la tragédie antique. A ceci près, qu’ici, les victimes ne sont plus consentantes, elles ne veulent plus jouer les icônes sacrifiées, elles se rebellent et préfèrent incarner leur propre destin, fût-il destructeur, que de se soumettre.

Un livre engagé

Après avoir beaucoup écrit sur et autour de son homosexualité, comme dans ses précédents  textes, "L’Armée du salut" (2006), "Une mélancolie arabe" (2008), "Lettres à un jeune Marocain" (2009) Taïa, né à Rabat en 1973 dans une famille pauvre revient dans ce livre vers ses racines et parle du Maroc d’Hassan II, des inégalités, de l’asservissement des pauvres et de l’immense décalage de droits avec les « riches ». Ce Jour du Roi sonne comme une fable dénonciatrice du Maroc contemporain. Un engagement donc, qui expose le petit Prince des Lettres marocaines à l’hydre de nombreux de ses compatriotes, pour qui la critique du roi est un crime de lèse-majesté, sans appel donc. Alors que son précédent livre co-écrit avec Frédéric Mitterrand "Maroc 1900-1961, un certain regard" (Actes Sud, 2007)  était , on s'en doute beaucoup plus agiographique sur son pays.

Une histoire « fratricide »

L’histoire est portée par la relation entre un adolescent pauvre, Omar qui vit chez son père alors que sa mère est partie et un de ses camarades de classe, Khalid, issu d’une famille riche. Cette opposition entre les deux jeunes garçons prend comme source de conflit la visite du roi Hassan II dans leur ville de Salé : qui sera autorisé à lui baiser la main ? Taïa décrit un système qui instaure très tôt une séparation, un film invisible, qui exclut ceux qui ne sont pas nés où il faut. Entre les deux garçons, la vie a créé cette opacité, alors qu’apparemment leurs destins semblent se croiser. Le lecteur est vite saisi par le point de départ de l’histoire, qui est un songe, puissante investiture de l’esprit, qui désigne à l’adolescent pauvre un destin de « roi ». La réalité le rappelle à l’ordre, cet ordre qui instaure la violence inhérente à cette systémique du non-choix. Taïa montre la mécanique qui pousse le garçon à sortir de ce cadre où il doit se soumettre.

Les femmes et la liberté

Les personnages féminins ne sont pas épargnées non plus dans le livre par le jeu des dominations. La mère  "abandonnante" est une figure à la fois méprisable, car elle aussi sortie de la convention, mais admirée en un sens par son fils, car pour quitter son asservissement, elle n'a eu d'autre choix que la fuite. Et que dire de cette jeune domestique noire dont le père de Khalid a fait son esclave, et qui accepte cette situation tout en cherchant l'issue d'une liberté impossible ? 

Le songe et la révolte 

Ce qui frappe dans le livre, c’est que Taïa qui a d’abord commencé par vouloir faire des films et qui a un sens aigu du rythme et de la narration, raconte l’histoire d’Omar, mais il cherche surtout à s’immiscer dans les intimités, à montrer que ce système ruine autant les riches que les pauvres, car la tour d’ivoire de Khalid, n’en est en réalité pas une, chacun étant asservi par l’enchaînement des situations.

Taïa construit son livre avec une sorte d’implacable logique, qui semble ne proposer aucune issue, car la plupart des personnages paraissent prisonniers d’un réel, qui est dans le meilleur des cas trompeur, dans le pire, dévastateur.

Pourtant, la beauté vient d’une sorte d'ailleurs, qui montre la voie d’une liberté : le songe, la poésie, comme toujours chez Taïa, cette délivrance qui vient de l’exutoire des mots, des images plus fortes que tout, arrachées à la médiocrité des individus, préemptés presque malgré eux. 

En savoir plus

  • Abdellah Taïa, Le jour du Roi, Seuil
  • Abdellah TaïL’Armée du salut, Points
  • Abdellah Taïa, Une mélancolie arabe, Seuil
  • Abdellah Taïa, Lettres à un jeune Marocain, Seuil 

Abdellah Taïa et Frédéric Mitterrand , Maroc 1900-1961, un certain regard,Actes Sud

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