Le journaliste du New-York Times Max Fisher nous plonge avec Chaos Machine (Editions Marie Romaine) dans une enquête aussi passionnante qu'édifiante sur les effets délétères des médias sociaux. Un livre indispensable pour comprendre les ressorts du chaos à l'œuvre dans nos sociétés démocratiques et l'inquiétante diffusion des idées extrémistes.
Quand le journaliste du New York Times Max Fisher s'est lancé dans une enquête sur les médias sociaux, il ne réalisait pas à quel point ce qu'il allait découvrir allait changer à jamais sa vision du monde contemporain. Il a poussé son étude au point de se demander comment cette révolution rampante avait pu passer inaperçue, et être considérée même comme un progrès par nombre de ses protagonistes. Son enquête constate l'atonie des populations face à la puissance transparente d'une dictature qui ne dit pas son nom. Elle a donné naissance à Chaos Machine, un ouvrage qui fait beaucoup parler de lui depuis sa sortie aux Etats-Unis chez Little, Brown and Company en 2022.
Chaos Machine arrive en France grâce aux éditions Marie Romaine, avec une pertinence accrue. Au vu des événements récents, on se rend compte à quel point les réseaux sociaux, de Facebook à TikTok en passant par X ou Instagram, jouent un rôle délétère dans les débats sociétaux. Comment ils façonnent désormais nos pensées, divulguent des idées sans contrôle et fabriquent un territoire de conquête qui fait le délice des bouffons de la politique. Immédiateté, simplification des concepts, démultiplication des messages, influence...les rois du spectacle jonglent avec ces nouveaux médias avec délice, aussi à l'aise que des requins en haute mer.
On pensait les démocraties occidentales à l'abri des totalitarismes depuis la fin de la guerre froide ? Les voilà rattrapées par la manipulation de masse que nul n'a vu venir. Quant aux dictatures, elles ont compris le risque de laisser les « robinets » ouverts et contrôlent depuis longtemps l'accès aux médias sociaux chez leurs concitoyens, voire les utilisent pour manipuler leur opinion. Ce que l'on découvre à la lecture du livre de Max Fisher, c'est que les supposées démocraties ont permis au Far Web de laisser la place libre aux nouveaux cow boys des idées. Il ne s'agit pas d'une nouvelle ruée vers l'or, mais de la conquête vers le diamant brut du pouvoir. Cela fait froid dans le dos.
Max Fisher montre de façon parfaitement documentée, comment la mouvance conspirationniste d'extrême droite QAnon, partie des Etats Unis, est caractéristique de la manière dont les réseaux sociaux ont été détournés de leur vocation au départ conviviale. En partant à la recherche de la genèse du phénomène QAnon, le journaliste découvre que toutes ses bases sont fictives et qu'à l'origine, il s'agissait probablement d'un simple canular. Si on remonte aux sources : cette mouvance se concentre autour de messages publiés sous le pseudonyme Q à partir d'octobre 2017 sur le forum anonyme 4chan8, puis sur le forum anonyme 8kun. On y retrouve les promoteurs de théories du complot selon lesquelles, par exemple, une guerre secrète a lieu entre Donald Trump et des élites implantées dans le gouvernement (l'État profond ou Deep State), les milieux financiers et les médias, qui commettraient des crimes pédophiles, cannibales et sataniques...
« Au moment où les Américains ont réalisé que c'était quelque chose de dangereux, les groupes Facebook QAnon rassemblaient des millions de membres, les vidéos de QAnon rassemblaient des millions de fois et les comptes Twitter QAnon organisaient des campagnes de harcèlement de masse ciblant des célébrités qu'ils accusaient de complots étranges et de cannibalisme. »
QAnon a réussi à faire tache d'huile dans le monde entier et continue d'irriguer de ses pensées fictives les flux des réseaux, au service du trumpisme, mais aussi de toutes les autres mouvances d'extrême droite en Europe. On voit comment leur infiltration invisible a déjà porté ses fruits : la diffusion d'idées extrémistes n'a fait que croître.
On comprend que la mise à disposition apparemment gratuite pour le plus grand nombre de toute une série d'outils numériques sert surtout les intérêts de quelques-uns. Ceux qui vivent des profits de la publicité et ceux qui les utilisent à des fins de manipulation. Avons-nous perdu la raison devant ces vitrines qui nous éloignent de plus en plus de la réalité ? Avec l'intelligence artificielle qui vient piloter images, personnages fictifs et nouveaux profils, l'ère des médias sociaux n'a pas fini d'envahir nos vies. Comme le sous-entend Max Fisher, quand allons-nous comprendre que nous avons vendu notre âme à la belle fiction de la mondiale connexion ?
« Cela dit peut-être autant sur le système économique qui a produit et mis en œuvre ces programmes que sur la technologie elle-même. Malgré tous les espoirs mis dans cette technologie et les craintes d'une prise de contrôle de la société, le pouvoir de l'apprentissage profond n'a servi qu'à maximiser l'engagement des utilisateurs sur les services Web gratuits afin que leurs opérateurs puissent vendre plus de publicité. »
Chaos machine est un livre qu'il est urgent de lire pour ne pas finir anéanti dans les flux des innombrables images et vidéos qui nous hypnotisent. Il jette un éclairage salutaire sur ce que cela exprime de notre société contemporaine, qui génère profit et convivialité apparente, au profit de sombres desseins. A l'instar du fameux Indignez-vous ! de Stéphane Hessel paru en 2000, Chaos machine est un cri qui nous dit in fine : Réveillez-vous ! Il serait temps...
> Chaos Machine de Max Fisher, Editions Marie Romaine, Préface d'Aurélie Jean, Traduit de l'anglais par Francis Prat, 457 pages, 19,90 euros >> pour acheter le livre, cliquer sur ce lien
Les lauréats du Prix Mare Nostrum 2024 vient de livrer la liste de ses lauréats. Chaque lauréat recevra une dotation de 2 000 € pour sa c
Légende photo : en haut de gauche à droite : Deloupy (Les Arènes), Carole Maurel (Glénat), Pierre Van Hove (Delcourt/La Revue Dessinée), Sébast
La Centrale Canine décerne chaque année son Prix Littéraire aux 3 meilleurs ouvrages mettant à l'honneur la relation humain-chien.