Delphine Horvilleur nous offre un petit morceau de bravoure d’un grand mérite avec Il n'y a pas de Ajar. Monologue contre l'identité (Grasset), qui nous oblige, une fois de plus, à réfléchir. Le propos est le suivant : l’esprit en nous ne peut se résoudre à une unique définition identitaire. Lorenzo Soccavo* nous explique pourquoi ce texte, qui sera également joué sur scène au Théâtre du Rond-Point, l'a touché. Et combien sa problématique est éminemment littéraire.
Pour la rabbin et conteuse Delphine Horvilleur n’être « Pas que » est une question de survie. La stratégie, les filouteries pour que ces drôles de Pâques contresignent à défaut de notre résurrection, notre émancipation, une certaine forme de renaissance, et bien… Ça passe par le langage (Et Freud en conviendrait !).
Avec le franc-parler et l’espièglerie qu’on lui connaît dans ses conférences, sa manière de faire front, Delphine Horvilleur joue avec les mots en sachant que les mots sont une matière dangereuse.
Avec Il n'y a pas de Ajar elle nous offre un petit morceau de bravoure d’un grand mérite, puisqu’elle nous oblige, une fois de plus, à réfléchir. Nous regarder dans la glace, pas tant pour nous voir tels que nous sommes – le pourrions-nous ? – que pour voir toutes celles et tous ceux, personnages fictifs ou fictionnels compris, et c’est important, qui nous constituent.
Ce petit livre jette un pavé dans la mare mais c’est pour en éclaircir les eaux troubles.
L’ouvrage, loin d’être un pavé, il n’atteint pas les cents pages, se lit facilement d’une traite et sera aisément compréhensible à ceux qui ont des oreilles pour entendre.
Le propos est le suivant : l’esprit en nous ne peut se résoudre à une unique définition identitaire.
L’architecture est simple. Une préface en sept points de l’auteur elle-même où elle dévoile sa relation intime avec ce couple énigmatique des années 1970 : Romain Gary et son double Émile Ajar. Et puis la pièce. Car tout au long il s’agit de cela : dédoubler le double. Le texte est à la fois un espace à habiter pour celles et ceux qui le lisent, mais aussi une parole destinée à être représentée sur scène.
De fait l’actrice Johanna Nizard y incarne au théâtre le fils d’Ajar. Car de fait oui, lorsqu’il reçoit la mort chez lui le 2 décembre 1980 Romain Gary n’en a pas fini avec la vie. La preuve ? Ce texte nous l’apporte. Et du coup nous pouvons nous aussi nous demander ce qui meurt quand nous mourons. Et ce qui survit.
En refermant le livre de Delphine Horvilleur j’ai repensé à un passage du Livre d'Ézéchiel : « J’ouvris la bouche et il me fit manger ce rouleau. Il me dit : « Fils d’homme, nourris-toi et remplis tes entrailles de ce rouleau que je te donne. » Je le mangeai : il fut dans ma bouche d’une douceur de miel. ». Puis à cet autre de l’Apocalypse : « Je pris le petit livre de la main de l’ange et le mangeai. Dans ma bouche il avait la douceur du miel, mais quand je l’eus mangé, mes entrailles en devinrent amères. ». Je pense à la balle de Smith & Wesson qui traversa la gorge de Romain Gary un soir de décembre.
On peut tourner sept fois ou plus sa langue dans sa bouche sans pour autant mâcher ses mots. C’est le cas ici et avec doigté. Delphine Horvilleur montre du doigt mais n’appuie que juste ce qu’il faut là où ça fait mal. Où justement ça fait mots-maux. Tiens donc ! Le gamin dans La Vie devant soi ne s’appelle-t-il pas Momo ?
Oui, il n’y a pas de Ajar. Il ne suffit pas de jouer avec le langage, il faut le déjouer. Il ne faut pas s’y fier, il faut le défier. Dans l’élan insufflé en moi par ma lecture de ce livre je dirais que nous devrions renoncer à parler de langues maternelles. Dire maintenant des langues natales de celles que nous devons déjouer pour forger notre autonomie.
Mon conseil à celles et ceux qui voudraient s’aventurer plus loin sur ce chemin ? Reportez vous au bel essai Le Nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage de Gershom Scholem, paru en 2018 aux éditions Allia. Au point cinq de sa préface Delphine Horvilleur nous rappelle l’étrange injonction biblique du "renvoi de la mère". On peut en effet lire dans le Deutéronome : « Si tu rencontres par hasard en chemin un nid d’oiseau sur quelque arbre ou à terre, [...] tu ne prendras pas la mère avec sa couvée. Tu es tenu de laisser s’envoler la mère avant de t’emparer des petits. Et ainsi, tu vivras heureux et tu prolongeras tes jours. ». Comment saisir le sens de cela ?
Ce mystère a tarabusté le peintre Gérard Garouste. Il a donné naissance à quelques toiles. Justement le Centre Pompidou lui consacre en ce moment même une imposante rétrospective jusqu’au 2 janvier 2023. Décidément, il n’y a pas de Ajar !
>Delphine Horvilleur, Il n’y a pas de Ajar, Grasset, 96 pages, 12 euros.
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>Gershom Scholem, Le Nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage, Allia
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>Théâtre du Rond-Point : du 13 au 23 décembre 2022, ce texte sera joué en scène par Johanna Nizard.
Pour plus d'informations, cliquer sur ce lien
>Lire notre article sur le précédent livre de Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts, Grasset
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Lorenzo Soccavo est chercheur associé à l'Institut Charles Cros, rattaché au séminaire Ethiques et Mythes de la Création, conférencier et prospectiviste du livre et de la lecture à Paris.
>Suivre les travaux de Lorenzo Soccavo sur son blog : Prospective du livre
Revoir l'émission d'Apostrophes du 03/07/1981 où le mystère Romain Gary était révélé par son neveu Paul Pavlovitch sur la mystification Emile Ajar, six mois après la mort de l'auteur.
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