Depuis sa première représentation en 1957, Fin de partie, seconde pièce de Samuel Beckett, n’a jamais cessé de soulever de multiples interrogations. Prototype du théâtre de l’absurde ? Manifeste sous forme de farce ? La pièce reste avant tout un formidable exercice de dévoilement. Un dévoilement subtil mais douloureux, pour un auteur traumatisé par les horreurs de la Seconde Guerre mondiale.
Dresser une biographie, même rapide, de Samuel Beckett, nous renseigne déjà sur la complexité de son œuvre. Irlandais maîtrisant à la fois le français et l’anglais, Beckett a toujours été partagé entre le Royaume-Uni et la France. Bilingue, il traduit lui-même ses pièces. C’est ainsi que Fin de partie deviendra Endgame dans sa version anglophone. Le dramaturge a toujours tenu à une relation poétique, et non utilitaire, avec les mots (qu’il partage d’ailleurs avec James Joyce, qu’il a fréquenté pendant quelques années). Lorsque son œuvre traverse la Manche, elle n’est pas seulement traduite, elle est transformée, parce que la puissance des mots doit être entretenue par celui qui les prononce. Une telle puissance des mots que la scène peut aisément se passer de décors, comme le signalent les didascalies liminaires de Fin de partie. La scène est un « Intérieur sans meubles. », sur lequel tombe une « Lumière grisâtre ». Un monde théâtral à la limite de l’abstraction, reposant uniquement sur la puissance évocatrice du langage.
L’intérieur est abstrait, mais l’extérieur est dévasté. Rédigée dans les années cinquante, la pièce est incontestablement influencée par les dévastations de la Seconde Guerre mondiale. De temps en temps, un des quatre personnages, Clov, jette un œil par l’une des deux fenêtres pour observer « cette dégoûtation » qu’est devenue « la terre », l’humanité. On a souvent souligné le pessimisme omniprésent dans Fin de partie, mais il s’agit plutôt d’un pessimisme résigné, à la manière du haïku fameux de Natsume Sôseki : « Sans savoir pourquoi
j’aime ce monde
où nous venons pour mourir. »
En effet, comment (sur)vivre dans un monde qui a permis l’inimaginable, l’indicible ? Un monde qui a commis des crimes que le langage ne peut même pas recouvrir ? C’est une double défaite que constate Beckett : défaite de l’humanité et défaite de l’intelligibilité. « Pourquoi cette comédie, tous les jours ? » demande Clov : pourquoi vivre si nous sommes incapables (les quatre personnages de la pièce sont handicapés), pourquoi vivre si nous sommes foncièrement mauvais ? La malédiction de l’homme, c’est sa présence au monde. « Salopard ! Pourquoi m’as-tu fait ? » se plaint Hamm auprès de son père. Nous sommes nés coupables de jouer chaque jour la comédie : « vous êtes sur terre, c’est sans remède ! » assure un personnage.
Fin de partie ressemble beaucoup à une tragédie. Mais là encore, ce serait sous-estimer Beckett que de penser le soumettre à de grandes catégories. Le dramaturge nous rappelle en effet constamment la fonction poétique du langage, c’est-à-dire sa capacité à unir le tragique et le comique, la réflexion métaphysique et la farce triviale. Le langage est si poétique, si séduisant, que Beckett met à jour en permanence les mécanismes du théâtre, pour extraire le spectateur de son illusion, de sa croyance en un monde qui n’est pas le sien. Les acteurs déclament des tirades qui les démasquent, les premiers mots de Hamm sont ainsi « A moi. De jouer. », tandis que le temps théâtral n’est évoqué ni par le découpage en actes et scènes, ni par l’instauration d’un temps fictif : quand Hamm demande « Quelle heure est-il ? », il s’entend répondre « Zéro. »
Dans un décor abstrait, hors du temps et de l’humanité, réduits au statut d’objets au service des autres, que reste-t-il aux hommes ? Proches de leur dernier souffle, ils demandent tous la même chose : une parole. Hamm, avant d’être abandonné par Clov, son propre fils, lui réclame « Quelques mots…de [s]on cœur. », avant de lui intimer de se taire. Les vérités qu’il assène sont trop cruelles, trop obscures, trop poétiques pour qu’Hamm puisse les supporter. Elles remettent en cause la simplicité et la clarté qu’on a voulu associer, abusivement, au quotidien.
Elles obligent l’homme à vivre avec tout le poids de son passé, de ses erreurs. « La fin est dans le commencement et cependant on continue. » souligne Hamm. Là aussi, on pourrait voir un non-sens : c’est pourtant une véritable interrogation métaphysique, qui porte sur l’Histoire de l’humanité. « Il est rare qu’on ne soit pas joli – autrefois » précise Clov. En effet, pour le plus grand malheur des hommes, la culpabilité est un fardeau qui échappe au temps. Tout comme le langage, fluide vital des œuvres littéraires.
Samuel Beckett, Fin de partie, Les éditions de Minuit
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