Figure majeure de la littérature antillaise, Edouard Glissant était poète, philosophe, romancier. De même qu'il voulait exprimer le monde entier, il tendait vers une littérature du tout. Prix Renaudot 1958 avec son roman La Lézarde, cet écrivain engagé avait compris avant les autres que le XXIème serait métissé ou ne serait pas. Celui qui prônait le "Tout Monde" nourri d'hybridations nous a quittés. Il nous laisse une oeuvre immense, parfois complexe et toujours portée par l'universel et la diversité. Hommage.
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Né à la Martinique un jour de Septembre 1928, Edouard Glissant a vécu dans son pays jusqu'à 18 ans puis est parti en France pour faire ses études supérieures. A 12 ans, il vit l'occupation de la Martinique par les troupes de l'amiral Robert, représentant de Pétain. Il raconte dans un entretien accordé à Télérama en Juillet 2010 le sentiment d'isolement éprouvé alors: "La Martinique et la Guadeloupe étaient isolés du monde par le blocus de la flotte américaine. Cet isolement a été terrible puisqu'il nous a fait connaître l'univers de la faim et même de la famine". Il découvre alors Paris en 1946 et dit ne pas avoir senti de vrai dépaysement car grâce à Balzac et aux auteurs français du XIXème siècle, la ville lui était apparue comme un visage familier. Toutefois, dans le Paris de l'après guerre, les Noirs étaient encore très peu nombreux. Pour Télérama, il confiait encore "on disait Nègres, à l'époque- nous étions l'objet d'une curiosité amusée" et rappelait que dans la rue on l'arrêtait parfois allant jusqu'à lui demander si on pouvait "toucher ses cheveux. Autre temps, autre époque? et pourtant. Quelques années plus tard, Glissant rencontre Frantz Fanon, résistant des Forces françaises libres qui deviendra un des penseurs majeurs du courant tiers-mondiste.
Son poème Les Indes, publié en 1956 est une épopée de la découverte qui met en relation trois continents. Les Indes ou le récit de "l'élan passionné de ceux qui entreprirent le voyage dangereux et envoûtant dans les régions de l'inconnu qu'on avait imaginé être les Indes." Glissant voit dans les Antilles, où tant d'ethnies et de cultures s'affrontent, un creuset où il serait possible d'expérimenter des transmutations fécondes à partir des données culturelles souvent contradictoires et morcelées." note Carminella Biondi et Elena Pessini. Depuis les poèmes et autres récits, Glissant a élargi ses horizons jusqu'à embrasser la planète entière, "animé par la conviction que l'impact inévitable des civilisations et des peuples doit être compris et guidé pour en exploiter l'extraordinaire potentiel, sans ériger d'inutiles barrières mais aussi s'en se laisser emporter." Le poète souligne que pour un antillais, "écrire c'est dévoiler un peuple et souffrir sa liberté tout en cherchant à se connaître soi-même."
Tous les personnages romanesques de Glissant sont des êtres en quête. Quête du passé, quête d'identité, quête de l'ailleurs, quête de sens. Ue quête qui passe par l'abîme et donc qui hante les lieux, réels ou imaginaires du danger et du mystère, les lieux du Sacré. Un Sacré immanent, laïc mais qui a tout de même la force de transformer le geste le plus simple en un acte rayonnant de sens secrets et la réalité, même la plus banale, en un noeud de significations. Les personnages de Glissant savent alors lire le chaos, fréquenter le mystère, trouver dans le vide.
Glissant choisit dans son oeuvre de lier poétique et politique. Dans La Lézarde, prix Renaudot 1958, Glissant souligne que dans ce livre il a souhaité dire le paysage de son pays et traduire le langage de son île.
Il se présente comme un poète mais son roman est "un livre réaliste et c'est la réalité à laquelle il s'applique qui peut être définie comme "lyrique". Et ce lyrisme est une forme de réalisme et non de fausse poésie. L'engagement politique de l'oeuvre de Glissant est néanmoins tout à fait différent de celui mené par Aimé Cesaire qui a été maire de Fort de France et député pendant près de cinquante ans. Dans le cas de Glissant, il dit avoir toujours mené un combat politique avec ses camarades mais ne jamais en faire une carrière. Différemment encore d'Aimé Césaire, Glissant ne défendra pas la départementalisation des Antilles Françaises mais sera au contraire favorable à l'indépendance. De 1959 à 1965, il est alors interdit de séjour aux Antilles et crée le front antillo guyannais pour l'autonomie.
Glissant n'est pas pour autant un révolté mais plutôt un militant, serein de ses convictions. Dans un entretien à nos confrères de Télérama, il souligne: "Je crois à la mondialité. Au mouvement qui porte les peuples et les pays à une solidarité contre les mondialisations et les globalisations réductrices (...) Je crois aussi aux petits pays, à des mini nations regroupées éventuellement en fédérations pour lutter plus efficacement contre l'énorme uniformisation imposée par les grands trusts et les grands états." Pour l'écrivain, le concept de poétique rassemble à la fois l'idée d 'une perception esthétique du monde et d'une action politique. Car pour Glissant, le poète est un témoin actif de l'histoire du monde qui ne peut s'enfermer dans l'individualité, avant tout "homme du partage et de la révolte".
Glissant prône ainsi le concept de créolisation qui permet selon lui "de changer en échangeant avec l'autre, sans se perdre ni se dénaturer." Le symbole de la victoire de Barack Obama en 2008 exprime pour Glissant "la créolisation" du monde. Celle-ci s'exprime comme une mutation. Cette élection est un choc: une rupture avec toute une tradition. Signe que toute l'immigration aux Etats Unis entre aussi dans la vie politique. Les Etats Unis deviennent alors un pays de la diversité. Pendant vingt ans, Glissant y enseignera. Jamais, il ne craindra de répéter la signification d'une définition, aimant prolonger les dialogues dans l'institut du tout monde qu'il créé avec l'aide de la Maison de l'Amérique Latine et de la fondation Agnès B.
Quelques uns des personnages de Mahagony rêvent le tout monde," dans ces successions de paysages, qui par leur unité, contrastée ou harmonique, constituent un pays. Descendre le contraste ou le remonter dans l'ordre des pierres, des arbres, des hommes, qui participent, des routes qui s'efforcent. Trouver en soi, non pas, prétentieux le sens de cela qu'on fréquente, mais le lieu disponible ou le toucher"
La fragilité du monde est mise en relation avec celle de l'écriture. On dit des écrits de Glissant qu'ils sont difficiles. Mais, comme le suggère notre confrère du Point, Valérie Marin la Meslée, ne faut-il pas "se laisser porter par le cours de ses phrases comme le corps épouse la vent" et alors sentir "bouger les profondeurs du monde, les mouvements qui le rythment et les relations qui unissent chaque être à l'autre quelle que soit son origine."
Glissant a compris et senti bien avant les autres les mouvements du monde, développant et questionnant à travers tous ses textes les concepts de métissage, de migrations, de diversité, mais encore de nation et d'identité. En 1956, dans son premier grand poème épique, Les Indes,il raconte la découverte du Nouveau Monde et son histoire depuis le voyage de Christophe Colomb. Pour le résumer, Glissant disait dans un interview filmé en 19: "C'est Christophe Colomb qui est parti et c'est moi qui suis revenu". Selon le poète, "il n'y aura pas de culture sans toutes les cultures". Cette idée, il nous la transmet dans le merveilleux Soleil de la Conscience, prônant à nouveau le tout monde et la créolisation. Mais Soleil de la conscience nous parle aussi de l'arrivée à Paris de l'écrivain, et de la neige qui le surprend et l'émerveille. Le divers est toujours là comme la définition même des Antilles, créant un nouveau style de civilisation empruntant à l'Afrique et à l'Occident. Un troisième style de civilisation se crée ainsi dit le poète dans le langage même par exemple qui viendrait non des ancêtres africains mais des "incoyables" du XVIIIème siècle, qui font l'ellipse des r à la différence des Africains qui les roulent.
On trouve le souci de filiation littéraire, artistique et politique du poète à travers les oeuvres de ses différents disciples. Pensons à Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Ernest Pepin ou encore Ernest Breleur. Qu'ils continuent cette oeuvre qui a toujours eu la volonté de se projeter vers l'avenir et regarder le monde dans sa complexité. Moins romancier que Chamoiseau, moins politique que Césaire, Glissant était peut être le plus philosophe notait René de Ceccaty dans le Monde. Que ses disciples suivent le chemin qu'il a si finement tracé.
Edouard Glissant, La Lézarde, Seuil.
Edouard Glissant, Mahagony, Gallimard.
Edouard Glissant, Passé rêvé, Passé Réel, Gallimard
Patrick Chamoiseau, Edouard Glissant, L'intraitable beauté du monde, Galaade
Raphael Confiant,L'Hôtel du Bon Plaisir, Folio Gallimard.
Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, Présence Africaine.
Sur Edouard Glissant:
Dominique Chancé, Edouard Glissant "Un traité du déparler", Paris, Karthala, 2002
Carminella Biondi et Elena Pessini, Rêver le monde Ecrire le monde Théorie et narrations d'Edouard Glissant, CLUEB Heuresis Strumenti, 2004.
Entretiens d'Edouard Glissant avec Lise Gauvin, L'Imaginaire des Langues, Gallimard, 2011
Dominique Chancé, Edouard Glissant "Un traité du déparler", Paris, Karthala, 2002
Carminella Biondi et Elena Pessini, Rêver le monde Ecrire le monde Théorie et narrations d'Edouard Glissant, CLUEB Heuresis Strumenti, 2004.
Entretiens d'Edouard Glissant avec Lise Gauvin, L'Imaginaire des Langues, Gallimard, 2011
Eric Aeschimann,Edouard Glissant, Libération, 27 Septembre 2008
Thierry Leclère, Le Tout monde pleure Edouard Glissant, Télérama, 3 Février 2011.
René de Ceccaty, Disparition d'Edouard Glissant, Le Monde, 4 Février 2011.
A voir: le documentaire d'Yves Billy et Mathieu Glissant présenté par Annick Cojean, Edouard Glissant, la créolisation du monde, Empreintes, Novembre 2010
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