Le roman, achevé en 1976, a en effet été refusé par toutes les maisons d’éditions italiennes et, en 1996, Goliarda Sapienza a disparu sans avoir vu son chef-d’œuvre publié.
Une histoire éditoriale étonnante
L’histoire éditoriale de ce livre est étonnante et, encore aujourd’hui, elle reste un cas à part dans la littérature européenne. Après la mort de Sapienza, son mari Angelo Pellegrino finance la publication de quelques exemplaires qui ne se vendent pas mais suscitent un certain intérêt dans le monde culturel et donnent lieu à un documentaire.
L’un de ces exemplaires, transitant par l’Allemagne, arrive en France où Viviane Hamy décide de le publier en 2005. Lorsque la traduction française paraît, Sapienza est parfaitement inconnue en Italie tout comme en France. Toutefois, son livre connaît un succès fulgurant, tant auprès du public que de la critique, obligeant l’Italie à regarder de plus près l’œuvre de cette écrivaine.
En 2008 sort enfin l’édition italienne de L’arte della gioia et, au fur et à mesure, les autres œuvres inédites de l’écrivaine sicilienne.
En cette année 2024, l’ensemble de l’œuvre de Sapienza est désormais disponible, y compris en France où la maison d’édition Le Tripode a achevé la traduction des derniers ouvrages inédits pour célébrer le centenaire de la naissance de l’autrice. Aujourd’hui, Goliarda Sapienza figure parmi les écrivaines italiennes les plus lues et appréciées en France, comme en témoignent les célébrations organisées cette année : publications, émissions, colloques et même pièces de théâtre lui sont consacrés.
Une écrivaine insaisissable
Goliarda Sapienza est née en 1924 à Catane, en Sicile, de Maria Giudice, femme socialiste très connue en Italie et Giuseppe Sapienza, avocat. Goliarda grandit au milieu d’une famille très nombreuse et atypique, qui jouera un rôle décisif dans son parcours original. A seize ans, elle quitte la Sicile pour intégrer l’Académie d’Art dramatique de Rome, où elle travaille de façon acharnée à supprimer son accent sicilien. Pendant l’occupation nazie de Rome, elle participe à la Résistance italienne et, après la guerre, elle fait ses débuts dans le monde du théâtre et du cinéma, apparaissant notamment dans Senso de Luchino Visconti ou Gli sbandati (Les Egarés) de Maselli. Bien qu’elle contribue à l’écriture de plusieurs scénarios, son rôle de scénariste demeure inconnu et son nom n’est jamais cité.
Malgré une carrière d’actrice prometteuse, elle décide de l’interrompre pour se consacrer à l’écriture. Un choix surprenant mais apparemment vital. Après la mort de sa mère, Sapienza plonge dans une dépression qui la conduira à deux tentatives de suicide et à une thérapie incluant des séances d’électrochocs.
Pour l’autrice, l’écriture est thérapeutique : si le recueil de poésies Ancestrale est tout d’abord un hommage à ses parents, avec « Lettre ouverte » (1967) et « Le fil de midi » (1969) elle essaie de renouer les fils d’une mémoire abîmée par les électrochocs et de reconstruire son identité par le biais du récit littéraire.
C’est dans les années 1960 que Sapienza commence à écrire son chef-d’œuvre, L’art de la joie. Les refus réitérés de la part des maisons d’éditions italiennes contribuent à sa marginalisation et à sa pauvreté. C’est pour cela, à la croisée entre nécessité et protestation, qu’elle volera des bijoux, ce qui la mènera à Rebibbia, la prison de Rome. De cette expérience naissent les deux autres livres publiés de son vivant : L’Université de Rebibbia et Les certitudes du doute.
Aujourd’hui, ses livres inédits sont aussi parus et cela nous donne une vision d’ensemble d’une œuvre riche, multiforme et pourtant cohérente. Au cœur de cette œuvre, la (re)construction d’un moi qui n’est jamais replié sur lui-même mais qui va vers le monde en défiant tout cadre normatif.
« Une autobiographie des contradictions »
C’est ainsi que Sapienza pensait appeler l’ensemble de ses livres qui narrent des fragments de sa vie. Bien que l’appartenance de ces livres au genre autobiographique soit encore source de débat entre les chercheuses, comme en témoignent les analyses de Scarfone et de Bazzoni, dans les six ouvrages qui composent le cycle, la narratrice Goliarda met en scène des épisodes de sa propre existence.
Ces épisodes abordent notamment son enfance sicilienne (Lettre ouverte et Moi, Jean Gabin), sa thérapie psychanalytique (Le fil de midi), son expérience carcérale à Rebibbia (L’Université de Rebibbia et Les certitudes du doute) ainsi que sa rencontre avec Erica (Rendez-vous à Positano). Les six ouvrages présentent une diversité de styles, de points de vue adoptés et, surtout, de relations entre la narratrice et le monde qui l’entoure. Si les deux premiers ouvrages semblent accorder une plus grande place à la narratrice, influençant ainsi la perception du temps et des lieux pour les lecteurs et les lectrices, dans les livres qui suivent l’écriture de L’art de la joie, la narratrice s’ouvre de plus en plus au monde extérieur et les récits des autres personnages s’entremêlent avec celui qu’elle fait à la première personne.
Une profonde confiance en la puissance de la littérature
Malgré ces différences, on retrouve dans tous ces livres une profonde confiance en la puissance de la littérature. L’écriture peut soigner les blessures, elle peut combler les trous d’une mémoire secouée, elle peut même permettre la survie des individus.
Ce « moi » qui se construit dans une relation renouvelée avec le monde atteint son sommet avec le personnage de Modesta, l’héroïne de L’art de la joie.
Dans ce roman flamboyant, la protagoniste – qui est tout sauf modeste – parcourt le Novecento italien. L’œuvre embrasse l’histoire italienne et européenne, marquée par les deux guerres mondiales, la montée du fascisme et l’après-guerre ; au cœur de cette trame se trouve Modesta, son ascension sociale et sa famille atypique.
Issue d’un milieu défavorisé, Modesta deviendra princesse en suivant son élan vital qui emporte tout sur son passage. Elle emprunte un parcours de désobéissance qui défie toutes les règles morales et brise les normes – y compris celles de genre. La bisexualité, le genre comme construction sociale, la culture du viol, la dévalorisation du féminin et la remise en cause de la famille traditionnelle : voici une partie des thématiques qui jalonnent ce roman dont l’actualité est déconcertante.
Modesta reste un personnage difficile à saisir, comme le démontre les interprétations différentes que l’on trouve dans les travaux de recherche : parfois on souligne son lien avec une vision valorisante du féminin, parfois on met en avant son côté queer.
Modesta, un personnage en évolution constante
Ce qui est certain, c’est que Modesta est un personnage en évolution constante : suivant la leçon de Pirandello, Sapienza inscrit sa protagoniste dans la dynamique du changement perpétuel. La métamorphose accompagne l’histoire de ce personnage et nous rappelle que dans la nature, tout se transforme. Mais Modesta n’élude pas la confrontation avec la réalité et a conscience des discriminations qui structurent la société. C’est en se confrontant avec ces discriminations que, petit à petit, elle construit sa joie : le bonheur n’a rien de transcendantal ou aléatoire, il relève plutôt du techné, à savoir un art qui se peaufine jour après jour.
La volonté inébranlable de façonner sa destinée et de vivre de façon intense l’instant
Dans tous les livres de Sapienza on retrouve cette même volonté du « Moi » de se (re)construire au-delà de tout cadre normatif. Aujourd’hui, son œuvre continue de nourrir les recherches littéraires et féministes et son succès auprès du grand public raconte l’actualité d’une œuvre qui touche aux fondements mêmes de l’existence humaine. Une œuvre qui nous parle de la liberté et de la volonté inébranlable de façonner sa destinée et de vivre de façon intense l’instant – seule unité de mesure qui nous est donnée de connaître : « Mais il fallait être libre, profiter de chaque instant, expérimenter chaque pas de cette promenade que nous appelons vie. »
Manuela Spinelli est Maîtresse de conférences en études italiennes et études de genre, Université Rennes 2
>Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. >>Lire l’article original.