Jorge Semprún a franchi la dernière frontière, la seule qu'il n'avait pas encore transgressée : l'écrivain madrilène s'est éteint le 7 juin 2011, à Paris. Il laisse aux lecteurs du monde entier une oeuvre humaniste et multi-nationale, malgré le fait qu'elle soit avant tout tournée vers l'introspection et la quête autobiographique... Panorama d'un territoire littéraire ouvert à tous les possibles.
A l'origine, il y a une chute: en août 45, Jorge Semprún perd l'équilibre en descendant d'un train qui vient d'arriver en gare de Saint-Prix. Il devait rejoindre son père, José Maria Semprún, avocat, professeur de droit, et occasionnellement gouverneur civil de province. Jorge Semprún revient du camp de concentration de Buchenwald, où il fut déporté à la fin de l'année 43. Après une courte hospitalisation, l'auteur commence à rédiger le récit de ses souvenirs, se replongeant à l'aide de la mémoire dans Buchenwald. En janvier 46, il s'interrompt, comprenant que ces réminiscences sont encore trop délétères. Il décide d'oublier: il parle lui-même d' "amnésie volontaire". Cet évènement n'est pas anodin dans la biographie de Jorge Semprún. Au contraire, il constitue une forme particulière de rapport au monde, qui permet à l'écrivain de différer ses sensations, pour en augmenter, semble-t-il, la portée et la puissance.
L'entrée en littérature de Jorge Semprún se situe en 1963, avec la publication de son premier roman Le Grand Voyage. Dans les faits, l'ouvrage de Semprún se prépare depuis dix-sept ans: Le Grand Voyage raconte les cinq jours passés dans un wagon, entassé avec 119 autres prisonniers, jusqu'au camp de Buchenwald. Le livre est en prise directe avec la mort, si proche, évitée de peu: le titre est imposant pour un premier roman, et s'ancre à la fois dans la sobriété (l'expression figée, donc presque banale, de "grand voyage", litote pour désigner la mort) et dans l'exagération, voire la dérision ("grand voyage", pour souligner, paradoxalement, les horreurs indicibles de la déportation). Le deuxième ouvrage de l'écrivain, L'Evanouissement, paraîtra en 1967: il parvient, cette fois, à maîtriser ses souvenirs, et prend comme point de départ cette fameuse chute d'août 1945. Buchenwald ne sera jamais l'objet direct d'un livre de Semprún (dans Le mort qu'il faut, c'est plutôt l'expérience d'un mort, en l'occurence François L., qui est décrite): il n'aurait jamais prétendu avoir le droit de faire de cette expérience un objet artistique. Il a préféré les chemins de traverse, pour passer d'un souvenir à l'autre.
Peu avant la Libération, les déportés du camp se sont soulevés: Semprún faisait partie des insurgés. Il se joint à l'élan collectif et met sa vie au service du bien commun, suivant l'élan qui l'avait déjà fait rejoindre la Résistance, le réseau communiste des Francs-Tireurs et le Parti Communiste d'Espagne en 1942, ce qui lui avait d'ailleurs valu cette arrestation par la Gestapo en 43, occasionnant sa déportation. De 1953 à 1962, Jorge Semprún coordonne la résistance, face au régime de Franco, toujours au sein du Parti Communiste d'Espagne. Pendant cette période, il adopte l'identité d'un "personnage", Federico Sánchez, pseudonyme qu'il reprendra quelques années plus tard dans Autobiografia de Federico Sánchez (1976) et Federico Sánchez vous salue bien (1993). En 1964, il quitte finalement le Parti Communiste, pour cause de divergences d'opinion. Quelques années plus tard, en 91, il délaisse ses activités gouvernementales au sein de l'Espagne de Felipe González. Certains pourraient l'accuser de dissipation, alors qu'il ne s'agit que d'une forme de résitance: extrême certes, mais toute résistance ne doit-elle pas l'être?
Avec une expérience aussi terrible que celle des camps de concentration, il y avait le risque d'une oeuvre centripète. Mais Jorge Semprún a choisi l'oeuvre multiforme, multi-nationale, qui s'approprie les Histoires et les langages de la civilisation (terme en équilibre instable, constamment menacé): Semprún maîtrise le néerlandais, l'espagnol, le français, sa langue de plume. Il rédige de nombreux scénarios pour le cinéma, collaborant surtout avec deux réalisateurs qui, comme lui, ne peuvent dissocier Histoire, mémoire et recontruction a posteriori: Alain Resnais (La Guerre est finie, Stavisky) et Costa-Gavras (Z, Section spéciale). Il réfléchit également au rôle de l'écrivain dans la cité, poursuivant, même après 64 puis 91, son engagement politique, ou, serait-il plus juste d'écrire, humain. Jorge Semprún n'a jamais vraiment cessé de faire (une) oeuvre de résistance.
Jorge Semprún, Le Grand Voyage, Folio
Jorge Semprún, L'Evanouissement, Folio
Gérard de Cortanze, Jorge Semprun, l'écriture de la vie, Folio
Le Prix Castel 2024 est décerné à Grégoire Bouillier pour s
Le Prix de Flore 2024 a été décerné au premier tour, à l’unanimité moins une voix, au premier
La 42e édition de la Foire du livre de Brive vient de se terminer.