Le Journal d’une invasion (Noir sur Blanc) d'Andréï Kourkov rassemble les chroniques de presse que le romancier ukrainien a rédigées en anglais, entre fin décembre 2021, deux mois avant le début de l’«opération spéciale» de Vladimir Poutine en Ukraine, jusqu’à juillet dernier. Témoin, avant tout, de l’optimisme héroïque des Ukrainiens, le lauréat du prix Médicis étranger 2022 pour Les abeilles grises livre une chronique minutieuse et courageuse de cette triste année passée aux portes de l’Enfer.
Le Journal d’une invasion d'Andréï Kourkov rassemble les chroniques de presse que le romancier ukrainien, a rédigées entre fin décembre 2021, deux mois avant le début de l’ « opération spéciale » de Vladimir Poutine en Ukraine, jusqu’à juillet dernier. Témoin, avant tout, de l’optimisme héroïque des Ukrainiens, le lauréat du prix Médicis étranger 2022 pour Les abeilles grises qui ne veut plus écrire en russe, mais a rédigé son dernier livre en anglais, livre une chronique minutieuse et courageuse de cette triste année passée aux portes de l’Enfer.
Comme Samar Yazbek quand elle a témoigné, durant plusieurs année de la guerre en Syrie, son pays d’origine, Andréï Kourkov ne parvient pas à s’abstraire de la guerre que subit son pays pour écrire de la fiction. Son roman Les abeilles grises qui mettait en scène un apiculteur dans le Donbass en 2014 a été couronné par un prix Médicis très mérité.
Le romancier disait très justement la grisaille de cette vie en stand-by, la lenteur de cette vie qui continue envers et contre tout, dans des dimensions étroites. Et cette grandeur que constitue le seul fait de vivre, de garder sa joie de vivre, une forme de foi dans l’existence malgré le danger et les souffrances sans nom. Sans fin. Mais désormais, confie l’auteur dans ce journal intime et « compte-rendu personnel de la guerre (…) Je suis à court de mots pour décrire l’horreur semée par Poutine sur la terre ukrainienne ». Nous ne sommes que le 8 mars 2022… Poutine bombarde des maternités, des immeubles d’habitation et des kiosques à pain frais. Et « le pain se mêle au sang. »
28.01.22 « Il y a tant de choses à attendre avec impatience, et autant de raisons de penser que l’Ukraine a un avenir radieux ». 1.05.2022 « Je crois qu’on a rarement, voire jamais, eu d’exemple d’un optimisme aussi débridé au cours d’un conflit meurtrier ».
Il en va de même dans ce Journal d’une invasion où toutes les situations et les émotions prennent des proportions plus dramatiques et héroïques à la fois. Le récit du reporter de guerre et ancien ambassadeur Olivier Weber [1] paru l’an dernier mettant en scène d’esprit de résistance, le courage et la volonté de vivre inouïs de la population et de l’armée ukrainiennes face à la terreur. Andréï Kourkov éclaire mieux encore cette facette étonnante de l’âme ukrainienne : son indéfectible optimisme. Une force d’âme d’autant plus saisissante et admirable qu’elle est, à l’extrême, mise à l’épreuve à travers les conflagrations du conflit russo-ukrainienne qui risque de s’enliser.
« Quand on a vécu une expérience tragique, on tend à voir l’avenir de façon tragique. Pourtant, comme par quelque clin d’œil du ciel, le caractère national ukrainien n’a rien de fataliste, contrairement à celui des Russes. Les Ukrainiens sont très rarement déprimés. Ils sont programmés pour vaincre, être heureux, survivre aux circonstances les plus difficiles, pour aimer la vie. »
Pour se remémorer les capacités russes en matière de propagande, il n’est que de voir, ou revoir, le film terrible d’Agnieszka Holland, L’ombre de Staline. Un proche collaborateur de David Lloyd Georges, Premier Ministre britannique, tente, à lui seul ou presque, de lever le voile de plomb que Moscou jette alors sur l’Holodomor, la famine organisée qui tua quelques 4 millions d’Ukrainiens, majoritairement des paysans cultivant des terres fertiles et qui n’avaient d’autre tort que de vouloir être maître chez eux.
« (…) comme par quelque clin d’œil du ciel, le caractère national ukrainien n’a rien de fataliste, contrairement à celui des Russes. »
Dévoilant à son tour les angles morts de l’histoire de son pays, Andréï Kourkov émaille sa réflexion politique de références historiques sans appel. Notamment la déportation de paysans, dont sa mère – à l’âge de dix ans -, ses oncles et sa grand-mère firent partie, déportées vers l’Oural. « La peur de la faim est restée gravée en eux et en leur mère toute leur vie. » Plus d’1,8 millions de paysans chassés en 1930-1931, « officiellement du fait de leur réticence à la collectivisation (…) En 1947, au terme de l’ « Opération Ouest », 76 000 Ukrainiens ont été arrachés à l’ouest du pays et envoyés en Sibérie et en Extrême-Orient. Il s’agissait des familles de partisans antisoviétiques ou de leurs sympathisants (…). »
La réécriture de l’histoire, en URSS puis en Russie, était un pan de l’histoire en soi. Et le mensonge d’État une occupation à plein temps pour l’historien russe. « Les crimes du système soviétique contre son propre peuple et contre d’autres peuples sont minimisés, quand ils ne sont pas complètement oubliés. Dans le même temps, des historiens travaillent à requalifier les « déportations » en « internements », entre autres moyens de réduire l’importance de ces tragédies historiques (…) le pays ne s’est pas encore remis de son passé (…) il souffre d’un analogue du syndrome de Stockholm, (…) il est toujours otage du passé stalinien. C’est comme si les Russes préféraient le tortionnaire qu’ils connaissent à celui qu’ils ne connaissent pas. Ils craignent davantage les bourreaux imaginaires, inconnus, étrangers, qui pourraient s’en prendre à eux s’ils n’étaient pas protégés par ceux dont ils ont l’habitude. »
Optimistes, peut-être, mais lucides aussi comme peuvent l’être les artistes. D’où ses constants sans appel.
30.03.22 « (…) pour réaliser son rêve ultime [Poutine] ira jusqu’au bout. 23.02.2022 « Impossible de prévoir ce que va faire Poutine. La seule chose qui est claire, c’est son objectif, le but qu’il veut atteindre. (…) Son objectif est de s’emparer du pays pour en faire le district fédéral russe du Sud-Ouest. La Douma peut toujours amender la constitution russe en deux heures, comme elle l’a fait pour intégrer la Crimée. La machine étatique russe, au garde-à-vous, est prête à se plier sans état d’âme au moindre caprice de Poutine (…) La plupart des Russes, loyaux envers le pouvoir ont peur de protester et obéissent volontiers à n’importe quelle règle édictée par le Kremlin (…) Ils préfèrent croire la version officielle (…) Chez eux, les tatouages de Staline et de Poutine sont encore à la mode ». Le but, depuis l’aube des années 30 n’a pas changé. La Russie non plus, visiblement, le collectivisme de pacotille s’étant mué en ultra-individualisme avec, au service de l’idéologie opposée, la même violence d’État sans limite. Mais le monde autour a changé, lui.
Après seulement deux mois de guerre, un tiers du pays est en ruine et près de la moitié des Ukrainiens sont réfugiés ou déplacés. La Russie s’efforce plus encore de « détruire la culture ukrainienne et d’effacer l’histoire de l’Ukraine. (…) Tout cela commence à donner l’impression d’une volonté génocidaire : la destruction délibérée des villes et des infrastructures, le blocage de l’aide humanitaire, les efforts déployés pour créer une famine artificielle à Marioupol, Manhouch et ailleurs. Contrairement aux années 30, il est impossible de nos jours d’exterminer des milliers de gens en secret, sans que personne ne le sache ». Ni que personne ne bouge durant plusieurs années.
Une réflexion, une mise en perspective et un regard d’artiste à la fois lucide et lumineux – qui rappelle celui de Gerda Taro, l’archange, en prise aux délires terroristes totalitaires dont la Guerre d’Espagne marque les prémisses [2]. Restent l’espoir que cristallise la sublimation par l’art. Le récit, le roman sont une issue à l’horreur. « Parler n’est pas un moyen d’oublier, mais de se souvenir de façon constructive, d’intégrer les conséquences de la tragédie à notre propre bagage historique et culturel. En retour, c’est ce bagage qui nous aide à comprendre et à affronter la tragédie, à admettre la réalité du traumatisme historique. Il fut un temps où les tragédies historiques étaient transmises à la génération à travers des chants populaires. La vérité historique et le traumatisme associé restent encore bien souvent restitués par des œuvres d’art, la littérature et le cinéma (…) les meilleures [œuvres] finissent par devenir des références culturelles partagées, par écrire l’histoire. » C’est pourquoi les artistes ukrainiens, « ne baissent pas les bras » note Andréï Kourkov.
Le silence et le mensonge – pendant du double-langage –, à l’inverse, rendent fous. Le destin russe le montre chaque jour plus cruellement.
>Journal d’une invasion d’Andréï Kourkov, Éditions Noir sur Blanc, Traduit de l'anglais par Yohann Bier, 255 pages, 22 €. Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien
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