Dans « Le banquet des Empouses » (Editions Noir sur Blanc), la romancière polonaise Olga Tokarczuk, prix Nobel de littérature en 2018, s'inspire de La Montagne magique, roman emblématique de Thomas Mann, en tissant une toile d'araignée qui se nourrit de Paul Gadenne et de Franz Kafka pour mieux envoûter le lecteur. A son insu. Lorenzo Soccavo évoque pour nous les ressorts de ce livre aux multiples entrées, qui exalte avant tout la puissance de la littérature.
A un lecteur lisant un tel livre, tout peut faire signe. Comment, par exemple, interpréter le fait que pour un non-polonophone le prénom du personnage principal soit imprononçable : Mieczyslaw, et que tout au long de la lecture, il soit comme un petit caillou dans la chaussure du lecteur. Certes, arrive un moment à la page 149 du livre où un autre personnage l’interpelle soudain ainsi : « Y a-t-il autre chose, monsieur au prénom difficile à prononcer ? »
Cet effet inattendu contribue alors à brouiller la frontière entre ce que nous ressentons en tant que lecteur dans notre monde, et, ce qui se passe dans celui du livre que nous lisons. Derrière, dans cette scène précise comme tout au long de ce roman étrangement qualifié « d’épouvante naturopathique » se profile un questionnement subtil sur ce qui justement se cacherait sous les mots, se tapirait derrière les noms et sous les tapis. Le langage humain ne serait-il qu’un gigantesque cache-sexe jeté sur notre nature animale ? Substituerait-il du verbiage à ce qui nous serait difficile à avaler ?
Le rapport revendiqué au chef-d’œuvre de Thomas Mann, La Montagne magique, est espiègle. Pour qui l’a lu et l’a bien en mémoire, Olga Tokarczuk en reprend ce qui en fait le sel. En fait, un voile, un filet, une toile d’araignée sont jetés sur le roman de Thomas Mann. C’est très subtil, très fin, très intelligent. Nonobstant chez Olga Tokarczuk, nous ne sommes pas vraiment dans la vie de sanatorium, mais en marge, dans une « Pension pour Messieurs ».
Les évocations sont toujours forcément subjectives, mais au regard de ma bibliothèque mentale, outre en contrepoint le très beau Siloé de Paul Gadenne, roman d’introspection en partie autobiographique où l’expérience du sanatorium sublime les relations amoureuses qui se nouent entre hommes et femmes, Le banquet des Empouses me fait surtout penser à Kafka.
Dans la somme biographique en deux gros volumes : Kafka, le temps des décisions, puis, Kafka, le temps de la connaissance de Reiner Stach, parue en France en 2023, l’on voit Franz presque dans la même situation, à éviter les sanatoriums, en partie par économie, à loger en pension ou chez l’habitant, à éprouver des amours fugitifs avec ce que les allemands appellent Kurschatten, littéralement des « ombres de cure », des personnes du sexe opposé qui nous captivent le temps d’une cure balnéaire ou d’un séjour en sanatorium. Mais surtout, pour l’omniprésence discrète d’esprits des mondes d’En-haut ou d’En-bas, j’ai pensé aussi à Jérusalem, récit-monde chamanique d’Allan Moore dont l’action se déroule à... Northampton.
La littérature peut ainsi parfois être au roman ce que l’âme est au corps. Elle vient l’animer en le nouant amoureusement à un principe, à un esprit supérieur. Dans Jean Santeuil, galop d’essai de Marcel Proust à sa Recherche, on peut lire ceci : « ce qu’il y a de réel dans la littérature, c’est le résultat d’un travail tout spirituel, quelque matérielle que puisse en être l’occasion [...] une sorte de découverte dans l’ordre spirituel ou sentimental que l’esprit fait, de sorte que la valeur de la littérature n’est nullement dans la matière déroulée devant l’écrivain, mais dans la nature du travail que son esprit opère sur elle. »
Ce travail, Olga Tokarczuk le fait. Pointant sans pitié les invariants anthropocentriques qui plombent notre nature animale, elle rend possible la littérature, sublimant les lectures avec œillères ou par le petit bout de la lorgnette que pourront faire de son livre les adeptes du wokisme.
C’est un travail spirituel de ce type, à la croisée de l’éthique et de l’esthétique, qui pour certains fous de lecture donne corps au sanatorium que peuvent, pour eux, devenir certains livres. Et Le banquet des Empouses en est un bel exemple. Ce livre est un sanatorium.
Quelle que soit l’époque, je pense que la lecture monomaniaque peut être assimilable à une forme de tuberculose. Je veux dire que le subjectivisme excessif porté par certains sur le réel, à la suite de leur trop grande fréquentation des fictions littéraires, peut à force opérer comme un agent pathogène. Les historiens de la lecture ont repéré dans l’Europe du XVIIIe siècle une période qu’ils ont baptisée : « la fureur de lire », allant jusqu’à parler d’une « épidémie collective de lecture ». L’épidémie est passée, mais le virus court toujours.
> Olga Tokarczuk, Le Banquet des Empouses, Editions Noir sur Blanc, 304 pages, 23 euros >> Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien
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> Olga Tokarczyk sera l'invitée d'honneur de la 24e édition du Festival Étonnants Voyageurs 2024 >> Lire notre article
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Lorenzo Soccavo est chercheur associé à l'Institut Charles Cros, rattaché au séminaire Ethiques et Mythes de la Création, conférencier et prospectiviste du livre et de la lecture à Paris.
>Suivre les travaux de Lorenzo Soccavo sur son blog : Prospective du livre
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