God Help the Child, paru en français sous le tire Délivrances, est le 11ème roman de l’auteure américaine Toni Morrison, âgée de 84 ans. Dans ce roman court et dense se croisent plusieurs voix de femmes qui témoignent de la violence du monde et de la difficulté d’y être soi-même. Un monde où l’on risque tous de redevenir un jour nus et vulnérables, comme des enfants…
Dans Délivrances, les enfants sont partout, et tous, sans exception, souffrent. Tout d’abord, il y a Lula Ann, le personnage principal. Sa naissance provoque la surprise de sa famille : alors que ses parents sont des mulâtres au teint clair, elle naît très noire. Trop noire. Pour sa mère, cette couleur est « une croix qu’elle portera toujours ». Après le départ de son époux, elle décide d’élever sa fille dans la rigueur pour la former à la vie difficile qui l’attend : elle lui demande de l’appeler "Sweetness" et non "Maman", refuse de lui témoigner la moindre marque de tendresse, fait preuve d’une autorité inflexible… Tout cela pour la préparer au racisme des autres. Mais qui la préparera à son racisme, à elle ? Lula Ann grandit rejetée, sans amour. Elle est prête à tout pour un geste d’affection. Alors, quand elle est appelée à la barre des témoins lors d’un procès mettant en cause une institutrice accusée de pédophilie, elle n’hésite pas et fait ce que les autres, et en particulier sa mère, attendent d’elle. Elle lève le doigt, désigne la femme et la condamne par ce geste à la perpétuité. Cette femme est-elle réellement coupable ? Pour l’enfant, là n’est pas l’important. Elle veut simplement provoquer la fierté de sa mère et avoir droit à un peu de tendresse. Mais pour l’adulte, ce doigt levé dans le tribunal s’avèrera lourd de conséquences… et de regrets.
Dans le roman, Lula Ann est loin d’être la seule enfant brisée… Adam, Rain, Hannah, le petit inconnu de l’immeuble de Lula, Brooklyn… Les quelques deux cents pages du roman sont peuplées d’enfants ayant subi des violences, principalement des violences sexuelles. Les détraqués sont partout : dans les parcs, les écoles, les cours d’immeuble, les maisons. L’enfant, c’est la vulnérabilité, l’incapacité à se défendre dans un monde où règne la loi du plus fort, ou plutôt la loi du plus fou.
Une fois adulte, Lula Ann est devenue Bride. Ce changement de nom se veut symbolique : elle ne veut plus être l’enfant noire rejetée par sa mère mais une femme forte, épanouie, aimée (« bride » signifie « fiancée » en anglais). Et en effet, tout semble lui sourire. Elle est devenue responsable d’une florissante marque de cosmétiques ; elle est admirée à la fois pour sa réussite et pour sa grande beauté. Sa noirceur, elle en a fait un atout. Toujours vêtue de blanc, ce qui forme un contraste saisissant avec sa peau, elle s’est fait une image et un nom.
Cependant, derrière les vernis, les fonds de teint, les fards à paupières, se terre toujours l’ancienne Lula Ann. Malgré tous ses efforts, Bride n’est pas en paix. Deux évènements vont révéler sa fragilité et faire ressurgir le spectre de son enfance... Sofia, l’institutrice qu’elle avait reconnue au tribunal, est libérée. Rongée par la culpabilité, Bride va vouloir la rencontrer…Quant à Booker, son fiancé, il la quitte brusquement, sans donner de raison. La jeune femme va alors tout quitter pour partir à sa recherche. Et cette quête, qui est aussi et surtout quête d'elle-même, va s’avérer aussi essentielle que dangereuse. De Bride, la femme en quête d’émancipation, ou de Lula Ann « la petite Noire effarouchée », qui l’emportera ?
Comme souvent chez Toni Morrison, les frontières entre réel et surnaturel sont ténues. Ainsi, au fil de son aventure, Bride assiste, terrifiée, à des transformations étranges sur son corps. Ses poils pubiens disparaissent, ses seins s’aplatissent, ses hanches deviennent plus étroites… Elle, pourtant si fière de son corps de femme, est même obligée de porter un jean de fillette ! Comment comprendre cette métamorphose lente et insidieuse ? Comment l’interrompre ? Délivrances, en mêlant réalisme, magie et symbole, se place à mi chemin entre le roman, le conte, la fable.
De plus, ce roman-conte se dote d’une dimension orale et musicale, dimension que l’on retrouve souvent chez l’auteure afro-américaine, toujours soucieuse de faire entendre des voix à travers les mots. Ainsi, la narration est partagée entre la voix de plusieurs femmes : une voix dominante (Bride), des voix secondaires, formant comme un chœur (Brooklyn, Rain, Sofia), et une voix qui ouvre et ferme la partition (Sweetness). La musicalité est renforcée par le thème du jazz, qui apparaît comme un fil rouge. Booker, le fiancé de Bride, est un personnage important même s’il n’a pas directement la parole. Musicien, il est fasciné par le blues et le jazz et joue de la trompette. Pour s’exprimer, il a besoin de trouver un langage particulier, plus profond et plus intime que peut l’être le langage courant. Ce langage, ce sera d’abord la musique, puis ensuite l’écriture. A la fin du roman, on découvre certaines des pages qu’il a écrites après sa rupture avec Bride. Sa prose est étrange, sans ponctuation, avec une forte dimension métaphorique. Pourtant, malgré son côté énigmatique, il exprime par l’écriture le plus intime de son être et peut ainsi réellement communiquer avec Bride. Pour la première fois.
A quelques pages de la fin du roman, les personnages semblent apaisés, l'harmonie retrouvée... Mais les derniers mots de Délivrances ne reviennent ni à Booker, ni à Bride, mais à Sweetness : "Bonne chance, et que Dieu aide l'enfant.". L'encouragement se dote d'une nuance grinçante dans la bouche de cette mère ayant refusé d'être mère. Elle sait que donner naissance, c'est autoriser à vivre mais aussi condamner à souffrir... Les enfants, arrivés nus et non armés dans un monde belliqueux auront probablement besoin d'aide et de chance... Comme tous les faibles, les vulnérables et les opprimés que Toni Morrison cherche à faire revivre dans les pages de ses romans.
>> Délivrances, Toni Morrison, Editions Christian Bourgeois, 2015 (ed originale : God Help the Child) >> aller sur la fiche du livre >> aller sur la fiche de l'auteur
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