Analyse de Marie-Josée Desvignes

Albert Camus visionnaire dans «Le Renégat»?

«Le Renégat» est une nouvelle peu connue d'Albert Camus, parue dans «L'exil et le Royaume», dont le personnage central est u«progressiste chrétien» attaqué par «des extrémistes en voiles noirs».Visionnaire, «Le Renégat» montre comment la bonne volonté ne peut venir à bout d'une fatalité tragique. Marie-Josée Desvignes analyse avec une grande profondeur ce court texte qui témoigne, dans la logique de l’absurde définie par Camus, des ambivalences de la fuite dans la religion, solution que certains choisissent ou que d’autres subissent. Par les temps actuels, ce livre qui sonne avec une acuité particulière mérite d'être relu. Marie-Josée Desvignes nous aide à mieux en comprendre la portée.

Paru dans L’Exil et le Royaume en 1957, « Le Renégat »  est un texte qui a motivé peu de travaux tant sa facture est apparue mystérieuse pour les contemporains de son époque, (les notes du Carnet III nous informent que sa rédaction a commencé dès 1952).

Un texte jugé obscur

Si la nouvelle paraît obscure, c'est notamment parce que Camus a su rendre une fois de plus cette atmosphère particulière qui questionne davantage qu'elle n'apporte de réponse, propre à son œuvre, sur  l'homme et sa place dans le monde. Il y est question de l’Homme donc dans son universalité, d' un homme dans toute sa complexité,  pétri d'ambition et avide de reconnaissance.

La tension entre oui et non

Tout se joue pour chacun de nous dans ce balancement et ce retournement incessant, entre oui et non, envers et endroit, révolte contre les hommes ou acceptation au monde dans le lâcher prise. Avec cette très courte nouvelle, d'une réelle densité philosophique, Camus nous fait encore la démonstration que l'excès de vertu peut se changer en excès de terreur. Et c’est entre oui et non que se tient la dynamique de ce texte comme dans le reste de l’œuvre de Camus, c'est dans les occurrences de la limite, celles de l’absurde, de l’amour, de la nature, d’une (in)certaine justice ou d’une (in)certaine vérité.
En choisissant un personnage au psychisme précaire, Camus révèle l'ambition du progressiste de transporter la culture de l'Europe (consumériste) dans un univers « naturel » qui se suffisait bien à lui-même dans sa pauvreté. Riche de la nature avec laquelle il vit en accord et qui constitue son bonheur. Un idéal de vie que Camus a connu (étant « né à mi-parcours de la misère et du soleil ») nostalgique qu'il a été, lui qui a connu l'argent et la gloire sans accéder vraiment au bonheur, d'une enfance pauvre mais bienheureuse. 

Le progrès et la raison

Il ne croyait pas au progrès. « Comment souscrire au progrès quand on fait le compte de toutes les horreurs qui déciment l'humanité et ne cessent d'augmenter. Je ne crois pas assez à la raison pour souscrire au progrès » écrivait-il très justement (Les Amandiers, L'Eté, 1954)
En mettant en scène un homme qui, parti pour faire le bien, au nom d'une religion se retrouve forcé de se convertir et à adorer le mal, Camus n'a-t-il pas formulé ce qu'on refusait d'entendre, ce que les hommes de gauche en particulier lui reprochaient, lui qui pourtant n'était pas un homme de droite. Après tout, il avait raison, il était davantage un artiste, sensible et souffrant de ne pouvoir imposé ses idées en tant que philosophe (l'homme n'est pas assez sage pour entendre). 

Le monologue intérieur 

L'écriture de la nouvelle entre classicisme et monologue intérieur annonce Beckett (L’Innommable, 1953) rappelle Artaud (Le Pèse-nerfs, 1925) par l’étrange monologue intérieur et extérieur « hésitant entre la rumination autiste et le cri désespéré »[1].  Ce texte qui relève plus du cauchemar que du rêve et qui n’est ni tout à fait une nouvelle, ni tout à fait un récit, s’apparente volontiers à une sorte de tropisme décalé, une sous-conversation d’un narrateur-personnage amputé de la parole.

Comment un « être sans destin » part convertir des «sauvages»

Avec ce sous titre « un esprit confus », dès les premiers mots, sous le flot de paroles confuses, se profile la figure d'un homme perdu et son parcours désastreux. Le Renégat n'a pas eu une enfance gratifiante, entre « un père grossier » et ivrogne de surcroît, et « une mère brute » (OC IV, p. 19). C'est un « être sans destin »,  pétri de sel et de sang, un homme tourmenté, pris dans une confusion proche de la folie, piégé dans les filets de l'angoisse et du désespoir, et prêt à tout et n'importe quoi pour s'extraire d'un sentiment de déchéance si fortement intériorisé, propre à quelque blessure profondément enfouie. Son désir le plus cher, dans ce village du Massif Central, où l’hiver semble ne jamais finir, ne pouvait être qu'un rêve de « soleil » et d’ « eau claire » (ibid.). Le curé du village lui parlait du catholicisme et du soleil, « le catholicisme c’est le soleil » (p. 20). Il entre donc au séminaire. Le renégat, enfant fragile, blessé, abîmé fera le mauvais choix, celui de s'exiler à cinq mille kilomètres au sud. Son unique désir ne sera plus, dès lors, que de convertir des « sauvages ».  Sa vision du bonheur n'est pas, ne peut pas être celle de ces êtres dont les conditions de vie sont si difficiles et si éloignées des siennes. Cette mission décrite comme quasi impossible par ses pairs qui lui donnent pourtant force détails sur la barbarie de ces gens, n’arrête pas le renégat. Il trouve plus excitant et plus glorieux de convertir des sauvages que de pauvres paumés. Ce n'est pas un acte de courage. Et son rêve de soleil va se muer en cauchemar, son désir d’ordre, en un désir de vengeance désir de vengeance que l’on retrouve dans La Chute ou Notes d’un souterrain de Dostoïevski[2]  un désir de combattre le mal par le mal. La souffrance qu’il a pu éprouver enfant l’a-t-elle rendu aussi « brute » que la mère ? « râ râ tuer son père, voilà ce qu’il faudrait » (ibid.),  « il crache sur son village, sur le séminaire, sur ce « pauvre soleil d'Austerlitz » qu'ils ont vu en lui ». « Pâlichon le soleil […] ils ont bu le vin aigre et leurs enfants ont des dents cariées ».On pourrait penser que, pauvre naïf à l’esprit confus, il partait d’un réel désir de réconciliation avec le monde puisqu’il souhaitait devenir meilleur, mais c’était hélas au profit d’un rêve de puissance. «Puissant, oui, c’était le mot que sans cesse, je roulais sur ma langue, je rêvais du pouvoir absolu, celui qui fait mettre genoux à terre. »  (ibid.) Le renégat  ne dit-il pas qu’il a « un compte à régler avec lui [son père] et avec ses maîtres qui [l']ont trompé » (ibid.) ? L’assimilation entre le père et les maîtres, représentants de l’autorité, fait naître une avidité et une soif de rébellion. C’est dans ce désir de domination que sa paranoïa s’exprime alors, car il en veut aussi à « la sale Europe », « tout le monde [l]’a trompé » (ibid.). Parce qu’il voulait être un exemple, « pour qu’on [l]e voie », il a accepté les pénitences et aussi de se laisser convaincre quand on lui disait qu’il était bon. Lui, savait bien qu’il avait mauvais fond : « il y avait en moi du vin aigre, voilà tout, et c’était tant mieux, comment devenir meilleur si l’on n’est pas mauvais. » (ibid.)

Un texte qui dérange

 Très peu de travaux ont été consacrés à ce texte[3] et Camus est demeuré très mystérieux : « Le Renégat, c'est le portrait  du progressiste chrétien », aimait[-il]à dire, par boutade, ou encore selon le cardinal Duval (3 octobre 1989) « C'est l'histoire d'un chrétien qui adopte l'idéologie marxiste ». (OC, IV, p.2044). Le renégat qui n'est en fait jamais nommé, est un homme en quête de reconnaissance qui décide de suivre la foi, et son ambition le pousse à aller évangéliser dans le désert (crier dans le désert?).  Il est à l'image de ces colons remplis de générosité plus ou moins intéressée qui voulaient faire le bien, apporter le progrès matériel, mais aussi l'amour de Jésus à des peuplades qui n'avaient rien demandé.

Le Renégat c'est sans doute, la forme désespérée d'une tentative de parole -celle d'un homme un peu fou (idéaliste à l'extrême) auquel on a coupé la langue, et que son orgueil démesuré  a conduit à croire qu'il changerait le monde. Son échec le confrontera au doute,  le contraindra à faire retour sur cette expérience qu'il nous livre, jusqu'à son dénouement tragique. En échouant, il va se retrouver aux prises d'hommes méchants dont la violence va l'amener à renverser sa foi en l'amour, à lui régler son compte. Il n'aura plus d'autre volonté que de prôner le mal et de se soumettre à ses nouveaux maîtres. L’ambivalence entre oui et non, le doute qui torture le renégat et qui rend sa pensée confuse est mise en abyme par les oppositions thématiques tout au long du texte ; c'est l'un des fondements de l’existence humaine coincée entre bien et mal, dont Camus n’a eu de cesse de tenter de comprendre les rouages.

L'homme naît-il bon?

Cet homme qui cherche sa vérité et ne trouve que le mensonge dès lors qu'il s'écarte de « la simplicité et de l'humanité » (CahierI,p18,Folio) pose la question de notre condition, l'homme naît-il bon ? Si la réponse est non, peut-il le devenir ? Ne pouvant choisir  entre bien et mal, entre oui et non, reste l'amour, la simplicité.  La tentation du silence et de la solitude, d'« une philosophie du minéral » apparentée à la sagesse serait une réponse, elle se trouvait déjà dans les textes de L'envers et l'endroit.

Dans les deux cas, qu'il ait choisi le bien d'abord, le mal ensuite, il pense avoir été libre. Or, la lecture nous révèle à quelle soumission « absurde »  il se résout les deux fois, pour « exister », prétexte ici, de nouveau pour Camus, de montrer la difficulté pour l'homme de se tenir entre oui et non, bien et mal, silence et parole, et de tracer effectivement le portrait d'un progressiste chrétien qui croit avoir trouvé, grâce à la religion, un moyen d'atteindre au bonheur et par voie de conséquence, se croit autorisé d'en proposer les clés aux autres. Hélas, on ne peut faire le bien sans engendrer le mal et inversement... ?

Figure de l'absurde

Quelle est donc cette figure de l’absurde incarnée par un homme visiblement masochiste et pourquoi avoir choisi cette particularité pour prolongement d’un discours sur le sens de la vie ?

Tout d'abord, il faut revenir sur les mots d'Albert Camus à propos de son personnage, « le Renégat c'est le portrait du progressiste chrétien». Ce personnage parti évangéliser les hommes vêtus de noirs du désert à cinq milles kilomètres de chez lui, a quitté ses montagnes du Massif Central et son climat austère pour le soleil du Sahara. Bien qu'il n'y ait pas de datation dans ce récit, on peut toutefois faire un rapprochement avec ces missionnaires chrétiens colonisateurs qui sont venus en Algérie à la fois dans le but d'apporter le progrès à cette civilisation et le désir tout généreux de leur apporter l'amour de Dieu. Le mot « progressiste » nous dit un site religieux dédié au père de Foucauld, figure emblématique de l'Eglise apostolique et romaine, canonisé au début des années 2000,  a pu désigner « d'horribles gauchistes contestataires à tout crins voulant tout mettre par terre et ne proposant pas nécessairement grand chose à la place »[4]. En effet, on ne peut faire ici l'économie de l'histoire de la colonisation et des ambitions de ses missionnaires, si généreuses fussent-elles,  de convaincre les populations de se convertir au catholicisme, en même temps qu'on leur apportait l'éducation (Jules Ferry, en 1885) et la modernité (construction du Canal de Suez entre autres). Charles de Foucauld en est un exemple, lui qui était convaincu que pour les convertir, il fallait en passer par le progrès intellectuel, moral, matériel. « Je suis persuadé que ce que nous devons chercher pour les indigènes de nos colonies, ce n'est ni l'assimilation rapide ni la simple association ni leur union sincère avec nous, mais le progrès qui sera très inégal et devra être cherché par des moyens souvent bien différents : le progrès doit être intellectuel moral et matériel ».  C'était sans compter avec l'esprit libre de ces hommes aux voiles noirs du désert qui ont leur culture propre et qui tout comme le désert, ne se laissent pas apprivoiser.  La figure du père de Foucauld qui  avait écrit :  « les indigènes m'ont parfaitement accueilli, j'entre en relation avec eux, tâchant de leur faire un peu de bien », et dont la vie n'a pas commencé dans le bien, est à rapprocher, dès le début, du renégat à la jeunesse dépravée (il a volé dans la caisse avant de partir) qui a tendance à se laisser aller au mal et à la jouissance,  mais qui adoptera la foi de ses maîtres catholiques  et en fera son ambition : « La mission, ils n'avaient que ce mot à la bouche, aller aux sauvages et leur dire : « voici mon Seigneur, regardez-le, il ne frappe jamais ni ne tue, il commande d'une voix douce, il tend l'autre joue, c'est le plus grand des Seigneurs, choisissez-le et voyez comme il m'a rendu meilleur, offensez-moi et vous en aurez la preuve ».  Sans doute lui avait-on enseigné qu'il faut tout quitter, se rendre libre (« Quitte tout et suis-moi.. Je t'attirerai au désert et là je te fiancerai à moi dans la tendresse et dans l'amour » Jésus). Ces curés qui s'occupaient tous les jours de lui, lui avaient même fait entrer le latin dans la tête. Ils l'avaient prévenu, les curés, et le chauffeur de la Transsaharienne aussi, mais il était pressé de vivre, pressé de faire le bien, de montrer sa puissance, « puissant oui c'était le mot, je le roulais sur ma langue,  je rêvais de pouvoir absolu » (OC,VI, 1581). Ils avaient tous tenté de le décourager mais lui, avait la tête dure et il rêvait à ces récits qu'on lui avait faits, « au feu du sel et du ciel, à la maison du fétiche et à ses esclaves, pouvait-on trouver plus barbare, plus excitant, oui là était ma mission, je devais aller leur montrer mon Seigneur. »(ibid.) Le renégat prendra les paroles de Jésus au pied de la lettre et en toute confiance suivra ensuite  les conseils du père Beffort, sur « la préparation particulière et les épreuves puisqu'elles se faisaient à Alger ». (ibid.)

Le parallèle avec la figure du Père de Foucauld 

D'autres observations sont à mettre en parallèle avec la vie du Père de Foucauld qui, lui aussi, a quitté le monde, est parti en Algérie, a vécu en ermite durant de longues années dans le Sahara, au contact des Touaregs, donnant tout pour ce projet. Comme lui, le renégat va être confronté à la rigueur du désert, à l'insécurité, à la solitude qui traverse l'œuvre (nombre d'occurrences importantes du mot seul associé à celui de sel). Charles de Foucauld, lui, écrit : « Je suis toujours seul, plusieurs me font dire pourtant qu'ils voudraient se joindre à moi, mais il y a des difficultés dont la principale est l'interdiction par les autorités civiles et militaires à tout européen de circuler dans ces régions à cause de  l'insécurité ».

Lorsque le renégat évoque les soldats qui doivent arriver (une garnison de vingt hommes autorisée par la ville « à condition qu'ils campent hors de l'enceinte et respectent les usages » auquel cas, « ils couperaient à l'aumônier ce qu'il pensait si les soldats n'étaient pas là » après l'arrivée du père Beffort), on pense encore au Père de Foucauld qui écrit, au terme de sa vie et juste avant d'être assassiné par ceux-là qu'il voulait convertir et lui ont tout pris : « Demain, dix ans que je dis la Ste Messe dans l'ermitage de Tamanrasset ! Et pas un seul converti ! Il faut prier, travailler et patienter. » C'est le même constat que fait le Renégat qui, au bout d'un temps infini, n'a pas converti un seul de ces hommes dont la violence a eu raison de lui en lui révélant que le seul règne possible est celui du mal, en le soumettant, non seulement physiquement mais spirituellement. Cette conversion dans le mal sera son ultime constat contre la trahison de ses précédents maîtres « on m'avait trompé, seul le règne de la méchanceté était sans fissures... le bien est une rêverie... son règne est impossible » (OC,IV, 1589).

Et en effet, la comparaison s'arrête là, puisque le renégat n'est pas un saint, mais un homme ordinaire. Il y a pourtant cette prière ultime à laquelle s'abandonne le renégat : « oui aide-moi, c'est cela tend ta main, donne... » (ibid.)  qui n'est pas sans rappeler la fameuse prière d'abandon qui a consacré la conversion du Père de Foucauld. Qu'on imagine la célèbre prière du Père de Foucauld  comme un mouvement d'abandon, tombé à genoux, main tendue vers le ciel : «  Ta volonté, Seigneur ! ». Dans cette acceptation,  il rend les armes  mais tant qu'il reste une étincelle de vie, tant qu'il accepte cette soumission, le cours des choses peut s'inverser et dans l'abandon on peut encore trouver la paix de l'esprit. C'est la leçon du Père de Foucauld, ce n'est pas celle du renégat. Pourtant, sans la dernière phrase : « une poignée de sel emplit la bouche de l'esclave bavard » qui laisse penser à un étouffement, pourrait-on vraiment imaginer une fin ouverte, vers un meilleur ? Rien n'est moins sûr.  Cette dernière phrase laisse présager que le Renégat « a plutôt rendu l'âme ». A une lettre près, un « r », une bouffée d'air qui lui aurait fait rejoindre l'abandon à la vie plutôt qu'à la mort. Vivre tout simplement, il s'agissait de cela, en s'abandonnant. S'abandonner à la vie, en étant « pierre parmi les pierres », ou mourir, deux façons de trouver la paix, deux revers d'une même médaille. Le Renégat meurt-il étouffé ? Par la brûlure du sel qui emplit sa bouche symbolisant sa parole niée, son échec ? Au contraire, est-il réduit au silence complet de cet abandon ? La seule acceptation est celle de la vie et non celle d'une soumission à un Dieu. Oui, le renégat entend une autre voix qui parle en lui, qui cherche à atteindre sa conscience, son corps. Après la désintégration, la réintégration d’une conscience ? Il y a ici une mise en abyme du désert de cette conscience dans l’espace du désert « que le désert est silencieux ! ».

Les vanités du Renégat

Bien sûr, on ne peut affirmer avec certitude que Camus a calqué son personnage du renégat sur la vie de Charles de Foucauld, encore que, il avait lu les Exercices Spirituels de St-Ignace (Carnets III, p314, Folio) et faisait très souvent référence à Jésus... mais ce progressiste chrétien, ou son portrait est bien celui d'un homme commun qui, au contraire du Père de Foucauld, pris au piège de ses échecs retourne le bien en mal et adoptera la foi de ses nouveaux maîtres, ceux-là qui l'ont torturé, le « libérant » de ses anciens maîtres du même coup, ceux qui lui avaient fait croire qu'il serait heureux en apportant la bonne parole. « Je voulais être un exemple, moi aussi, pour qu'on me voie, et qu'en me voyant on rende hommage à ce qui m'avait fait meilleur, à travers moi saluez mon Seigneur » (OC,IV, 1580)

Le défaut donc du Renégat est qu'il est ambitieux et vaniteux. Les prêtres de son pays se contentaient de convertir les pauvres gens, en cela, il les méprise « de tant vouloir et d'oser si peu ». Malgré les mises en garde des curés, il a voulu partir en croisade et « régner sur une armée de méchants ».  Ses nouveaux maîtres lui ont appris qu'il fallait « régler son compte à l'amour ». Il ne peut lutter contre la violence que lui font subir ceux-là même qu'il a voulu convertir à Jésus : « Ils frappent, ils disent qu'ils ne sont qu'un peuple, que leur dieu est le vrai et qu'il faut obéir ». (OC,1584)

A force de violence il va apprendre à aimer la haine, à « adorer l'âme immortelle de la haine ! »(ibid.) Les images fantasmatiques qui peuplent ce récit donnent l'impression de vivre en direct un véritable cauchemar. Elles vont crescendo jusqu'aux scènes de violence et de sexe, dans des rituels quasi sataniques à l'opposé des valeurs prônées par « sa » religion  qui lui a appris à craindre la sexualité et à s'en tenir écarté (on songe aux récits qu'en fait le jeune Jacques dans Le Premier homme). Les protagonistes de ces rituels portent des masques, le battent à l'endroit du « péché ».  Leur description est effrayante : « ils passent silencieux couverts de leurs voiles de deuil, dans la blancheur minérale des rues, et la nuit venue, quand la ville entière semble un fantôme laiteux, ils entrent en se courbant, dans l'ombre des maisons... ». (OC, IV, 1584)

Violence et conversion

Ses maîtres ne vont pas seulement le soumettre, ils vont en faire un des leurs, il fera tout pour honorer leur parole, il se laissera convertir même si c'est par la peur et la brutalité qu'ils y seront parvenus. Après tout, n'est-ce pas le propre des sectes extrémistes que de convertir par la violence : « Ce sont mes seigneurs, ils ignorent la pitié et, comme des seigneurs, ils veulent être seuls, avancer seuls, régner seuls, puisque seuls ils ont eu l'audace de bâtir dans le sel et les sables une froide cité torride. »(OC,IV, 1584) 

Dans la logique de l’absurde telle que la définit Camus, la fuite dans la religion est une solution que certains choisissent ou que d’autres subissent. C’est le cas du renégat. Toutefois s’il est influencé, l'homme est libre de suivre ou pas cette voie : mais seul, peut-il gérer son incapacité à choisir entre bien et mal ? Il croit qu’il pourra faire le bien se sachant lui-même mauvais, ce qui semble intenable comme situation, d'ailleurs « comment devenir meilleur si l'on n'est pas mauvais » (OC IV, p. 20). Car le renégat (l'homme) est un esclave-né au sens que donne Camus à ce terme, il a besoin de se réfugier sous une autorité, il ne peut accepter de porter seul le poids de son existence. Et malgré son désir  de   puissance, il va trouver plus fort que lui dans ses persécuteurs qu’il voulait convertir. Ceux-là incarnaient le mal mais leur force leur donnait raison. En pliant sous le mal, il trouve sa satisfaction. Il semble que la vérité soit pour le renégat, dans cette soumission au mal, incarnée par la figure du fétiche.  

« Il n'y a pas de maîtres bons », les uns lui ont menti, les autres l'ont méprisé, les hommes ne sont pas ses amis. Comment vivre seul ou avec les autres sans souffrir ? (solitaire ou solidaire ?). Il est clair que là encore le renégat n'a pas choisi de demeurer seul, il préfère être avec des méchants que seul, la solitude c'est le silence, ce silence que symbolise l'absence de l'organe de la parole que le sel vient brûler, exciter davantage.  Le renégat n'est rien d'autre qu'un homme qui, à vouloir le bien des autres, par les moyens de l'orgueil et un désir de pouvoir échouera. Il est bien à l'image du progressiste chrétien, de celui qui en voulant le progrès, s'est heurté à plus violent que lui. Sa confrontation avec le mal  ne peut que le rendre meilleur, dût-il en mourir.   Et c'est sur ce nouveau constat que la nouvelle se retourne de manière inattendue.

Le renégat entre dans une nuit obscure et silencieuse qui lui emplit les yeux, son corps brûle, il est obligé d’hésiter à nouveau mais il est trop tard. Pourtant la seule vérité, carrée, lourde, dense, ne supportant pas la nuance c’est bien celle du mal…(OC, IV, p. 1589) Dans cette valse-hésitation, on comprend que tout n’est que bavardage et que seul le silence est vérité. Il est trop tard en effet et le renégat n’aura du royaume qu’une vision nostalgique et fugitive.

Tout s'inverse sans cesse, tout oscille entre oui et non, entre bien et mal. Le bien est définitivement « une limite qu’on n’atteint jamais ».(ibid.)

Le doute, encore le doute, toujours le doute

L’ambivalence entre oui et non, le doute qui torture le renégat et qui rend sa pensée confuse est mise en abyme par les oppositions thématiques tout au long du texte ; c'est l'un des fondements de l’existence humaine coincée entre bien et mal dont Camus n’a eu de cesse de tenter de comprendre les rouages. Entre oui et non, le silence, le désert, la solitude, la souffrance.

 Dans une perpétuelle déconstruction du texte et du personnage, le fil narratif brisé ou bloqué renvoie spéculairement l’image de l’absence de parole du personnage auquel on a coupé la langue à cette indécidabilité entre bien et mal. Seules les oppositions symboliques soutiennent le fil du texte dans une métaphorisation du silence et de la parole par le sel ou le soleil tout-puissants qui rongent tout, hypertrophiant la  langue, et l’eau, telle la parole qui coule, lave et apaise.

La contradiction, les oppositions ne résident pas seulement dans les questions, elles sont  aussi liées  aux éléments, le feu et l'eau, au minéral, le sel, métaphore d'une terre composée de sable et de vent, le sel dominant à chaque page, se fondant dans la solitude (sel/seul), aussi brûlant que le feu du soleil, s'opposant à l'eau, cette eau claire qu'il est venu chercher, cette eau noire qu'on lui donne à boire, une eau qui ne peut éteindre ni sa soif physique ni sa soif métaphysique.

Tout s’oppose et se complète. Parole et silence, chaud et froid, vie et mort, bien et mal, ordre et confusion… Chacune de ces notions a ses correspondances très précises dans l’intelligence du texte. De plus, l’ambiguïté, conséquence de la complexité de l’existence, voulue et consciente est plus marquée encore dans cette nouvelle que dans les autres nouvelles de L'Exil et le Royaume. Elle met en jeu une progression  et un développement d’un regret nostalgique, celui de l’enfance, de la pluie (qui lave tout) et tout ce qui pourrait atténuer sa souffrance. L’opposition des éléments prend une valeur symbolique et fait écho à l’ambiguïté qui tient tout le texte dans les différents thèmes abordés.

Le désert de l’absurde

Le thème du désert par exemple, comme celui du silence des pierres, ces lieux d’attente où baigne le Rien imprégné de la proximité du Tout n’est pas sans rappeler l’enfer crépusculaire, les ruines, les « fins de partie », de l'univers beckettien que stigmatisent par moment les anacoluthes, la « bouillie », et les « râ-râ » marquant à la fois la désintégration de la conscience du renégat en même temps que celle du monde. L’immensité du désert comme celle du silence emplit le texte mais les silences n’ont pas la même qualité selon qu’ils naissent « de l’ombre ou du soleil » (OC I, p.120). Et à l’intérieur du silence naît l’opposition violente du soleil et de l’ombre des rochers, des pierres. Pour lui qui ne rêvait que de soleil et d’eau claire dans ses montagnes glacées du Massif Central, le « voile de chaleur » s’oppose à la « douce neige molle » (OC I, p. 21) à la fin il ne rêve que d’une « seule vraie pluie » (ibid.). Le paysage, le climat sont à l'image de ces habitants, sauvages, rudes, violents, durs, insensibles, indifférents, secs.  Après avoir cru à sa mission d'évangélisation, la désillusion le fera donc se tourner vers le royaume du mal, souhaitant propager un mode de vie dont l’essence symbolique serait le sel blanc et la chaleur féroce.

Dans le désert, le renégat prend conscience d’un autre désert, celui de son exil, de la prison de sa solitude, et de sa soif d’absolu et de possession.  Les silences du désert épousent la conscience de l’homme. Le silence dévorant de la nuit emplit tout. Ce silence correspond-il au silence intérieur à l’homme ? Il attendra cette nuit, « froide vigne d’or » qu’il ne pouvait voir puisque alors toujours enfermé, « ses étoiles  fraîches », « ses fontaines obscures » qui « pouvaient [l]e sauver, [l’]enlever aux dieux méchants des hommes », où il pouvait boire à loisir pour calmer le sel de sa bouche béante « que nul muscle de chair vivant et souple ne rafraîchit plus » (ibid.).  Le silence de l’aube est calme, végétal, vivant, il correspond à l’enfance, à la liberté (nostalgie du renégat qui comprend qu’il n’était pas si malheureux…). À midi, il est massif, écrasant, il se confond avec le soleil. Ce soleil brouille tout, endort les sens, abrutit, décompose les choses. Entre l'aube (enfance) claire, calme, douce et la nuit (fin de vie) fraîche, apaisée, le midi (la traversée de la vie) est écrasant, confus, pris dans sa dualité.

Le renégat est là bien encore, sous influence, celle, écrasante d’un dieu unificateur qui réduit et soumet tout selon sa volonté et sa force. La puissance des éléments témoigne de la petitesse de l’homme, il n’a qu’à se soumettre « sous le soleil cruel de la vraie foi ». Dans L'Étranger, Meursault en venait à faire partie intégrante de cet univers brûlant : « Le soleil était maintenant écrasant. Il se brisait en morceaux sur le sable et la mer » (OC I, p. 173). Ici, il est tour à tour, symbole de vie, soit poussé à son paroxysme et devient synonyme de mort et de haine, la nuit au contraire est « fraîche et son ombre n’abrite aucun dieu ».  

La douleur et la haine

La fureur se mêle à la chaleur ; prisonnier plusieurs jours durant, puis réduit à l’état d’animal au fond d’un trou, à l’ombre, puis torturé, on lui fait boire une eau noire (lui qui rêvait d’eau claire), puis il subit les rituels de lavage ou… purification ? toujours sous le soleil de midi. « Le fétiche régnait comme ce soleil féroce ». Les cris de douleur ou de possession qu’il entend le conditionnent au mal, il apprend à « adorer l'âme immortelle de la haine » (ibid.). 

La nature, supérieure à l’homme

Et la nature est décidément bien supérieure à l’homme. On sait que pour Camus, l'homme idéal était l'homme hellénistique. Pour lui, depuis longtemps, « le seul univers où « avoir raison » prend un sens [c’est] la nature sans hommes » (OC I, p. 135). Dans cette nostalgie d'union avec la nature, les personnages dépassent « cette fracture entre le monde et l'esprit qu'est la conscience »OC I, p. 254, dans le sommeil pour Meursault, dans la rêverie sur les paysages pour Janine, chaque fois que la vie se suspend,  « sauf dans [le] cœur »[5], et éprouvent un sentiment d'éternité. « Pour les chrétiens comme pour les marxistes, il faut maîtriser la nature. Les Grecs sont d’avis qu’il vaut mieux lui obéir »(HR). Le renégat, esclave-né, figure l’antithèse de l’esprit grec. Ainsi, le soleil, le vin, le sel sont des poisons pour lui, il ne sait pas en user. « […] il est indécent de proclamer aujourd’hui que nous sommes les fils de la Grèce. Ou alors nous en sommes les fils renégats » (OC III, p. 598). Car, selon lui, c’est bien dans ce désaccord entre l’homme et la nature, entre l’homme et le monde, que réside l’absurde condition de l’homme. L’inhumanité qu’incarne le renégat et qui est révélée par son besoin de faire le mal, est bien de ce monde. Le premier résultat de cette confrontation entre l’homme et le monde est dans cette prise de conscience de leur différence. Si je pouvais être arbre parmi les arbres, nous dit en substance Camus, mais le monde que j’habite est décidément trop différent, lui durera quand je périrai. « Si j'étais arbre parmi les arbres, chat parmi les animaux, cette vie aurait un sens ou plutôt ce problème n'en aurait point  car je ferais partie de ce monde. Je « serai » ce monde auquel je m'oppose maintenant par toute ma conscience et toute mon exigence de familiarité. » (MS, 136).  De même qu'il souhaiterait être « pierre parmi les pierres », pour que la vie ait un sens (OC I, p. 112)

La philosophie du minéral

 D'ailleurs Camus l'écrit à Ponge dans une de ses lettres, il rêve d’une « philosophie du minéral » et c’est sans doute cette parenté-là entre l’homme et le silence du monde que Camus, lui aussi, souhaitait quand il disait : « Non, ce n’était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l’accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l’amour » (OC I, p. 110).

Cette métaphysique de la pierre est développée dans l’Exil et le Royaume mais aussi dans Le Malentendu ou L’Été, elle révèle la tentation de Camus au désert, à l’immobilité, au silence.  « La pente la plus naturelle de l’homme c’est de se ruiner et tout le monde avec lui » (OC II, p. 1033).

Le silence du royaume de pierre

Le royaume pour le renégat ou pour nous aussi, est-il sur terre, parmi les hommes dans la communion et la fraternité ou dans la nuit, le désert, le silence, dans un ailleurs improbable, un paradis fantasmé ? Se tenir dans ce « rien », «"N’être rien !" […] Bien entendu c’est à peu près vain. Le néant ne s’atteint pas plus que l’absolu. » (OC III, p. 584). Il s’agit seulement de ne ressembler à rien, ni destruction, ni création, pour renaître, il faut en des lieux désertiques, vivre l’engourdissement de la pierre, se rendre à la terre (mère) dans ce qu’elle a de plus minéral et sceller un « destin de pierre » (É). En devenant pierre, il est ainsi possible d’atteindre ce silence intérieur.

La volonté sans limites du renégat était de « régner enfin par la seule parole sur une armée de méchants » (OC,IV, p. 1580). Ce discours,  il le tiendra jusqu’à la fin, même dépourvu d’organe. Même dans sa rédemption finale, il continuera de parler jusqu’à ce qu’ « une poignée de sel empli[sse] la bouche de l’esclave bavard » (ibid.). « N’ouvre la bouche que si tu es sûr que ce que tu vas dire est plus beau que le silence », dit un proverbe arabe. La dernière phrase du renégat semble donner raison encore une fois à l’impossibilité de décider, de trouver la vérité et même au refus ultime d’accorder un salut au renégat. En lui refusant l’aide qu’il demande, on le réduit au silence qui, seul, a raison. Le silence se nourrit de l’impuissance du sens. Le renégat est celui qui a tort. Il a tort de vouloir, il a tort d’avoir cru, il a tort de douter et aussi d’être trop bavard. Quelle que soit sa position, sa parole se dissout dans l’indifférence, celle de ses maîtres lesquels, ne l’oublions pas, il avait pour objectif de convertir à sa foi au Seigneur et qui ont eu raison de lui. Ces mêmes êtres sont d’ailleurs toujours silencieux.

Ceux qui crient, gémissent, râlent sont des esclaves comme le renégat, les jeunes filles violées sous ses yeux. Quant au garde, il fixe le renégat toujours « en silence ». Ces maîtres-là ne parlent pas, ils crient certes, mais comme crie le désert « partout sous la lumière intolérable ». Leur seul langage commun est dans ce cri qui réduit tout au silence. Un cri strident et silencieux qui fait penser au cri de Munch.

La parole impossible et le symbole christique

Délivrer une parole est donc impossible en ces lieux de silence où les éléments règnent en maîtres. Le renégat a cru le contraire, il a cru au pouvoir de la parole, il s’est trompé, on l’a trompé. « On lui [« le Seigneur de la douceur, dont le seul nom me révulse »] a coupé la langue pour que sa parole ne vienne plus tromper le monde » (ibid.). Ici l’identification qu’établit le renégat entre le Seigneur et lui-même énonce toute la parabole christique du texte, qui se retrouve dans les paroles du renégat lorsqu’il récite le « Notre Père » en détournant les paroles saintes au profit du fétiche : « Ô fétiche[…] que ta puissance soit maintenue, que l’offense soit multipliée, que la haine règne sans pardon sur un monde de damnés, […] que le royaume enfin arrive […] » (ibid.) Le renégat, par sa volonté de toute-puissance s’est cru l’égal de Dieu, là est son erreur. D’autres plus fort que lui le lui ont démontré. Alors commence le retournement, « si moi aussi je suis méchant je ne suis plus esclave… » (ibid.) mais  « si  je m’étais trompé à nouveau… » Ce qui entrave sans cesse le renégat c’est ce doute permanent, cette alternance entre bien et mal. 

Une interrogation sur l’absurde de la condition humaine

Création littéraire d’avant-garde ou questionnement existentiel intemporel, ce texte interroge une fois encore l’absurde de la condition humaine incarnée par cet homme dont la figure semble s’apparenter à celle du christ et à de la souffrance. Pour autant, il existe une porte de sortie, (« porte étroite ») qui réside dans la sagesse du silence, une philosophie du minéral...

Dans le silence du désert, la nuit, seul, il appelle encore, il cherche à éteindre sa soif.  Il entrevoit sa mort dans un rêve : « ce long rêve, je m'éveille, mais non, je vais mourir.... ». L'aube se lève comme elle s'est levée au début de la nouvelle, mais elle se lève sur une vision plus large du monde, il entend cette voix. Qui parle ? Quelle est cette voix qui l’humilie et lui dit : « Patiente encore, sale esclave ! » (ibid.) ? Il n'y a pas de voix dans le désert, il ne peut s'agir que de la sienne ? Est-il capable d'entendre une autre voix que la sienne ?

Parce qu’il va mourir, et que tout est fini, il sait que « toujours encore des millions d’hommes entre le mal et le bien, déchirés, interdits… », il veut accepter de refaire la « cité de miséricorde », « retourner chez [lui] » accepter l’absurde et dire oui à la sagesse.

La fascination du mal

Et soudain, cette fin surprenante, en quelques lignes. Sa première adresse est pour le fétiche, une prière « ô fétiche, pourquoi m'as-tu abandonné ? » qui  renvoie au « Eloï ! Eloï ! Lama sabachthani »[6] de Jésus et qui rappelle en miroir inversé, la prière d'abandon du Père de Foucault, lui aussi trahi. La prière au fétiche peut alors se lire comme un pendant cynique à celle du moine trappiste, qui elle, énonce que ce qui doit être mis en prière, ce ne sont ni les idées, ni la dévotion mais la vie. Puis, il hésite « ah, si je m'étais trompé à nouveau ! Et enfin, il implore « oui, aide-moi, c'est cela, tends ta main, donne... ». Sa lente agonie le conduit à l'acceptation finale, celle que l'on ne peut combattre, qui vous soumet à jamais et qui se lit dans l'excipit : « une poignée de sel emplit la bouche de l'esclave bavard » (ibid.), ce sel qui renvoie depuis le début à la solitude et au néant clôt définitivement le débat. L’homme, malgré ses rêves de paix ne peut croire en la bonté de l'homme, pire, il ne peut vivre qu'en se soumettant. « L’homme se veut sublime et ne constate que sa bassesse »[7].

Juste avant de tirer sur le missionnaire,  il fait sa prière à son nouveau maître, il était dans cette seule attente comme fin. L’adoration du mal pour le mal est confirmée dans le plaisir qu’il prend à l’idée du mal que les soldats lui feront. Pourtant, à aucun moment il ne quittera sa folie d’identification avec le christ crucifié : « j’aime ce coup qui me cloue crucifié »(ibid.) . Cette identification énonce la solitude profonde du renégat. Il n’a pas d’autre repère que celui-là, il est seul, face à lui-même, depuis toujours, et c’est cela qui lui est intolérable.

Mais en rejetant le Christ, il devient le Christ. Toujours dans un retournement intolérable où ce que l'on croit refuser finit par s'imposer toujours. Et on repense à cette mère christique à laquelle Camus s'identifiait toujours mais qu'il n'avait pas rejointe, portant cette culpabilité d'avoir préféré le tumulte du monde au silence des cieux.

Les sources de L'Envers et l'endroit

Dans la préface de L'Envers et l'endroit justement, Camus  l'affirmait  déjà : « Pour moi, je sais que ma source est dans L'Envers et l'endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j'ai longtemps vécu.... ». (OC, II, p.) Et à l'autre bout de son œuvre, Le Premier homme, bien qu'inachevé, allait atteindre ce dire, cette recherche d'une vérité qui l'a hantée durant toute sa vie et que l'on retrouve parmi les notes de la troisième partie qui devait s'intituler La mère.  « Sa mère était le Christ » écrivait-il dans ces notes,  ou encore : « Maman : comme un Muichkine ignorant. Elle ne connaît pas la vie du Christ sinon la croix. Et qui pourtant en est plus près ? » (p340 folio PH). Cette mère ignorante et mutique, mais aussi immobile et contemplative, symbole à elle seule d'un idéal à atteindre pour bien vivre sa vie. Camus ne cessera d'exprimer son regret de n'avoir atteint à sa vérité, et d'avoir opté pour l'agitation du monde. « Maman, la vérité est que, malgré tout mon amour, je n'avais pas pu vivre au niveau de cette patience aveugle, sans phrases, sans projets. Je n'avais pu vivre de sa vie ignorante. Et j'avais couru le monde édifié, créé, brûlé les êtres. Mes jours avaient été remplis à déborder -mais rien ne m'avait rempli le cœur comme... » (p 348 Folio PH).

Vouloir changer le monde, ou voir le monde décider au prix du sang ?

« Peu de gens comprennent qu'il y a un refus qui n'a rien à voir avec le renoncement » (Le vent à Djemila, L'été, p 27, Folio) Le vent à Djémila (1939) contenait déjà toute la vérité à laquelle Camus voulait accéder. Vouloir changer le monde est un vœu partagé par le plus grand nombre mais l'histoire montre que c'est au prix du sang que souvent, le monde le décide. Si l'on s'accorde au monde, néanmoins,  « Le monde finit toujours par vaincre l'histoire. Ce grand cri de pierre que Djémila jette entre les montagnes, le ciel et le silence, j'en sais bien la poésie : lucidité, indifférence, les vrais signes du désespoir ou de la beauté. » Déjà dans sa Défense de  l'Homme révolté, en 1952, Camus s'était vu contraint d'expliquer la notion de « mesure », non pas comme une contradiction entre oui et non, envers et endroit mais comme un consentement : « J'appellerai démesure ce mouvement de l'âme qui passe aveuglément la frontière où les contraires s'équilibrent, pour s'installer enfin dans son ivresse de consentement ». Ce que Camus appelle « la vérité du monde » réside dans la dualité qui le constitue, dans ce balancement entre deux pôles opposés, deux antinomies.  Mais nous dit-il dans L'Homme révolté : « Si nous aliénons notre force de refus, notre consentement devient déraisonnable et ne s'équilibre à rien, l'histoire devient servitude. »

L’enfer est pavé de bonnes intentions … progressistes

L'image du progrès associée à l'espoir fondée par la religion du progressiste chrétien est montrée comme une absurdité. « Il serait trop dangereux de manier ce jouet malfaisant qui s'appelle le Progrès » (La culture indigène, La nouvelle Culture méditerranéenne, n°1,1937).  Ceci d'autant que cette volonté d'évangéliser au mépris de croyances déjà installées dans ces peuplades est d'une grande naïveté de la part du renégat (et sans doute de tout chrétien colonisateur) et pire, manifeste le plus grand mépris pour la culture de ces indigènes. Le renégat comme d'autres le paieront de leur vie face à certaines sectes religieuses autoritaires, violentes et extrémistes auxquelles ils se retrouveront confrontés. On a en mémoire dans les années 90 le meurtre des moines de Tibhirine en Algérie... mais plus près de nous, qu'on songe à l'impact des sectes religieuses fondées sur le wahhabisme, dont la doctrine violente est la conversion par la force, le feu et le fer, idéologie issue de l'arriération archaïque typique des sociétés qui refusent « notre progrès » qui n'est pas sans rappeler la description de celle jamais nommée dans la nouvelle... Oui, comment ne pas voir dans ce récit, à la description des tortionnaires du renégat, ces hommes aux voiles noirs qui convertissent par la force, les mêmes qui aujourd'hui, au nom de l'Etat Islamique, terrorisent le monde,  dans ces ultimes paroles du renégat : « O mes maîtres, ils vaincront ensuite les soldats, ils vaincront la parole et l'amour, ils remonteront les déserts, passeront les mers, rempliront la lumière d'Europe de leurs voiles noirs, frappez au ventre, oui, frappez aux yeux, sèmeront leur sel sur le continent, toute végétation, toute jeunesse s'éteindra, et des foules muettes aux pieds entravés chemineront à mes côtés dans le désert du monde sous le soleil cruel de la vraie foi, je ne serai plus seul. Ah ! Le mal, le mal qu'ils me font... » (OC,IV, 1593)

La vision prémonitoire des conversions violentes

Dans ce récit cauchemardesque, ce « rêve prémonitoire », Camus n'a fait encore une fois qu'affirmer sa position, ce qu'il dénonçait pour l'Algérie en particulier, et pour les hommes en général : il est prévisible ce retournement qui survient  dès lors qu'on s'évertue à vouloir faire le bien, à croire au bien en dépit de l'autre, sans son consentement. Vilipendé pour ses prises de position contre les communistes, il était aussi contre le progrès pour la raison que nous pouvons nous-mêmes constater dans les méfaits du consumérisme et aussi du capitalisme. Ce qui lui faisait aspirer à un retour aux sources, dans le silence et la méditation qui seuls conduisent à l'amour et à la paix.

Au milieu du tumulte, du fracas de nos vies, en ces heures sombres que nous venons de vivre et qui inscrivent un peu plus nos existences dans une Histoire, celle du capitalisme de nos sociétés modernes où les hommes sont toujours plus avides de pouvoir, de reconnaissance et d'excès, il est bon de relire Camus et de lui reconnaître une parole des plus apaisées et sages.

Camus, la sagesse d'un juste

Lui qui s'est senti toute sa vie coupable d'avoir trahi la sagesse d'une mère dont la vie aussi simple fût-elle, a été des plus justes. C'est, selon lui, le seul moyen d'accéder au bonheur. Nostalgique qu'il fut d'une enfance « placé[e] à mi-distance de la misère et du soleil », (préface de L'Envers et l'Endroit) et coupable d'avoir cédé à l'appel de la reconnaissance (en construisant une œuvre) à la jouissance des femmes, enfin à l'appel de la gloire.

« Il avait été le roi de la vie, couronné de dons éclatants, de désirs, de force, de joie et c'était de tout cela qu'il venait lui demander pardon à elle, qui avait été l'esclave soumise des jours et de la vie, qui ne savait rien, n'avait rien désiré ni osé désirer et qui pourtant avait gardé intacte une vérité qu'il avait perdue et qui seule justifiait qu'on vive (…) O mère, ô tendre enfant chéri, plus grande que le temps, plus grande que l'histoire qui te soumettait à elle, plus vraie que tout ce que j'ai aimé en ce monde, ô mère pardonne ton fils d'avoir fui la nuit de ta vérité ». ( PH, 235). M.J.

 

[1]    Étienne Barilier, Albert Camus, philosophie et littérature, Éditions  L’Âge d’Homme, Paris, 1977, p. 9.

[2]    Qu’on se rappelle l’importance démesurée et le ressentiment qu’éprouve Clamence après l’embouteillage qui lui valut un soufflet, et l’homme du souterrain quand il veut se venger d’un certain officier.

[3]    Voir les indications fournies par Alain Schaffner dans sa Notice et sa Note sur le texte, OC IV, p. 1346-1347 et   1365.

[4]    www.charlesdefoucauld.org, toutes les citations sont tirées de ce site

[5]    « La Femme adultère », l'Exil et le Royaume, OC IV, p. 14.

[6]    « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » Évangile de Marc, XV, 34.

[7]      Ernest Sturm, Conscience et impuissance, Dostoïevski et Camus, Parallèle entre « le Sous-sol » et « la Chute », Librairie A.G. Nizet, Paris, 1967, p. 76.

 

>>Albert Camus, Le Renégat, dans L'exil et le Royaume, Gallimard et collection Folio. Oeuvres complètes La PLéiade.

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Marie-Josée Desvignes est auteure et critique littéraire. Elle anime également des ateliers d'écriture. Pour plus d'informations, cliqurez sur le lien qui mène vers son blog.
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