Le second roman de l’écrivain allemand Alexander Starritt offre un aperçu, évocateur jusqu’à la nausée, de la sauvagerie d’une guerre affranchie de toute règle. Nous, les Allemands (Belfond), roman d’inspiration autobiographique, donne à voir la barbarie à travers les souvenirs d’un artilleur de la Wehrmacht. Une exploration nécessaire de la mémoire allemande qui a été couronnée par le Dayton Litterary Peace Prize.
A quoi ressemble la guerre en Ukraine ? Que signifie pour un soldat - a fortiori les civils - de faire face à l’ours russe ? Le second roman de l’écrivain allemand Alexander Starritt offre un aperçu, évocateur jusqu’à la nausée, de la sauvagerie d’une guerre affranchie de toute règle. Nous, les Allemands, roman d’inspiration autobiographique, donne à voir la barbarie à travers les souvenirs d’un artilleur de la Wehrmacht. Une exploration nécessaire de la mémoire allemande, et eurasienne.
Front russe, 1944. Ukraine, 2023. Quelle différence dans le déchaînement de sauvagerie ? D’une guerre qui n’en avait plus que le nom. A une autre qui ne dit pas son nom, il est permis de penser que les souvenirs de Meissner, le grand-père de Callum, nous donnent une idée des ignominies perpétré au mépris de toute règle.
Certaines images de Nous, les Allemands impriment une marque indélébile. Insupportable. Des pendus qui se balancent à un arbre par grappes, telles des « prunes bleuâtres » qui ont éclaté sous la chaleur de l’été. Des Polonaises violées puis crucifiées à une grange, dont les corps convulsent et se rétractent sous une douleur innommable, telles des grenouilles épinglées pour une expérience scientifique d’une intolérable cruauté. Les Feldgendarmen, la police militaire allemande, en déroute signent leur passage d’un sceau diabolique.
La Wehrmacht n’est pas en reste. Les séquelles de la guerre s’immiscent dans les interstices d’une réalité plus confortable. Qui ne couvrent qu’en surface les plaies et l’imprescriptible honte. « Beaucoup d’hommes de mon âge qui ont traversé les hivers russes ne regardent plus la viande surgelée au supermarché. »
Ces scènes n’ont d’égal que les atrocités que relatent depuis un an les reportages de guerre de retour d’Ukraine - dont le recueil La naissance d’une nation, d’Olivier Weber, qui vient de paraître aux éditions de l’Aube. A l’Est, rien de nouveau.
Après 4 ans passés sur le front de l’Est, le jeune Oberkanonier ne cède pas au désespoir. Prodige de la jeunesse peut-être. Marque d’un destin ? Prémisses d’une rédemption inexpliquée sans doute. Entre grande Histoire et trajet individuel, l’arbitraire règne en maître dans le chaudron infernal de la Seconde Guerre Mondiale.
« (…) en fin de compte, par je ne sais quelle obstination ou naïveté, je n’ai jamais vraiment cessé de croire que je pourrais m’en sortir en prenant les bonnes décisions. Ceux qui choisissaient de mourir avaient abdiqué la corvée de penser ; ils capitulaient devant le désespoir, qui leur soufflait que penser ne changerait rien. »
Derrière les images, les anecdotes d’un bataillon en déroute et la mise en scène de caractères et de visions de la guerre, de l’armée et de l’hitlérisme contrastées, que recèle la conscience du jeune artilleur ? Pour explorer la (mauvaise) conscience allemande, son point de vue alterne avec celui de son petit-fils germano-écossais. Un européen de fait qui n’a pas connu plus grand traumatisme que la perte de son emploi dans le sillage de la crise de 2018. Un jeune homme qui tente de comprendre l’Histoire du vingtième siècle. « Beaucoup de choses ont été dites sur la culpabilité collective. (…) Même à distance, vous vous rendiez coupable, dans une plus ou moins grande mesure. Seuls faisaient exception les rares êtres qui refusaient de travailler ou de répondre à l’appel (…). Mais si l’on n’était pas un héros, on se rendait complice par défaut. »
Les choses ont-elles changé ? L’Oberkanonier nuance : « sans qu’à mes yeux nous soyons tous coupables pour autant, ce qui s’est produit a contaminé l’ensemble du corps social comme une pourriture qui s’étend ». Et observe, cette « aspiration de puristes à la t’abusa rasa ». Perfectionnisme du crime accompli « avec calme et méthode » ? « (…) je dirais même avec humanité. » Vérité choquante mais qui éclaire, sans pourtant expliquer, la suite et une forme de répétition de l’Histoire.
Aujourd’hui, cette réflexion sur le gouffre ontologique que constitue le totalitarisme nazi laisse la place à une interrogation sur les plaies sans cesse rouvertes des résurgences contemporaines du totalitarisme. « On dit parfois que la guerre à l’Est, avec sa cruauté, le génocide, c’était comme l’enfer ou comme l’Apocalypse. Ça, je l’ai ressenti. Mais ce qu’on entend par là, en fait, c’est seulement qu’elle excédait toute comparaison possible. »
L’ombre du néo-totalitarisme rouge de Vladimir Poutine hante - plombe s’il en est besoin - la lecture du ce roman époustouflant de justesse et de lucidité. Courage et talent que le Dayton Litterary Peace Prize est venu récompenser. Une manière de donner corps et chair à une réalité de seconde main, qui nous échappe largement. Nous ne pouvons pas dire que nous ne savions pas. Et pourtant nous ne savons pas. D’où l’importance du roman et du détour de la fiction pour dire et (tenter de) penser l’impensable.
Quand la folie meurtrière se déchaîne et que plus aucun commandement militaire digne de ce nom ne l’encadre, les réalités barbares se répètent.
« (…) il valait sans doute bien mieux se trouver à l’Ouest. Les lois de la guerre, ce paradoxe raffiné, y avaient encore cours. Des atrocités y étaient commises aussi, mais c’était une violation des règles, et leur pure et simple abolition. (…) Mais nous, les Allemands, nous savons dans notre chair - et les Polonais, les Ukrainien, les Juifs et les Russes le savent aussi - que la guerre à l’Est était la seule vraie : nue, impitoyable, affranchie de toute loi, exempte de toute compassion, une pure affaire de haine et d’annihilation. (…) sur huit soldats allemands tués, sept l’ont été à l’Est. »
La débâcle allemande sous les obus et les canons de la machine de guerre soviétique donne lieu à une épopée parée d’oripeaux chevaleresques et qui sombre dans des relents de nihilisme crasse. La mort se nourrit du néant.
« J’ai constaté à l’armée ce même goût du spectacle. (…) L’idée était toujours la même : tomber dans une apocalypse d’obus, les canons des chars étincelant en rang comme les trompettes du Jugement dernier. Ils planifiaient leur heure de gloire comme ils auraient planifié n’importe quelle opération, déterminant à l’avance l’endroit où ils se cacheraient, l’endroit où ils ouvriraient le feu, l’endroit où les Russes les tueraient tous. Je ne serais pas étonné que beaucoup d’entre eux aient réellement pensé aux Spartiates, ou au Nibelungenlied . » Rien de neuf sous l’orage et les éclairs.
>Nous les Allemands, d’Alexander Starritt. Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Diane Meur. Belfond, 203 pages, 20 euros >> Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien
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