Philippe Delerm connaît New York comme sa poche. Pourtant, il n'y est jamais allé. Au contraire, plus il s'est promené dans la Grosse Pomme en lectures, films et musiques, moins il a eu envie de s'y rendre réellement. Un paradoxe que l'auteur de La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules a voulu raconter dans son dernier livre New York sans New York (Seuil), son livre peut-être le plus littéraire, hommage au pouvoir des mots et à la force des voyages imaginaires. Rencontre.
Le vrai est-il dépendant du réel ? Et inversement ? Est-il concevable de connaître un lieu sans jamais s'y être rendu ? Est-il possible de se sentir familier d'une ville jusqu'à ressentir son odeur de manière onirique ? Philippe Delerm, qui nous a fait découvrir la saveur des plaisirs minuscules nous entraîne dans une nouvelle aventure : conter la ville de New York, écrire sa musique comme un morceau de jazz, rythmé et aléatoire, alors qu'il n'est jamais allé visiter la Grosse Pomme. Philippe Delerm est devenu un habitant imaginaire d'une ville dont la réalité a pris place en lui de manière subjective, décorrélée du concret.
Au début, cet évitement fut le fruit du hasard. Puis, à un moment, il est devenu une intention. Peur d'être déçu ? Désir de partir dans un voyage autrement que par la visite ? Comment l'écrivain a-t-il réussi à pénétrer une réalité sans la posséder ?
«Plus je plonge dans mon New York fantasmé, plus je sens que cette réalité onirique ne supporterait pas la transgression. Ce serait impossible. Aussi impossible et catastrophique que de passer une soirée avec Marcel Proust ou Charles Dickens.»
Nous nous trouvons face au mystère de la littérature et de l'imagination : révéler, dépasser le degré 0 du réel...
New York sans New York est un livre aux multiples entrées. Le lecteur pénètre dans cet exercice de fascination par la porte qui lui parle le plus- la littérature, l'histoire, la musique, le cinéma... S'il connaît déjà la ville, il retrouvera dans ce texte quelques évocations savoureuses, comme celle de l'hôtel Bowery et se délectera des références littéraires de Charles Dickens à Paul Auster en passant par le poète Walt Witman ou Truman Capote. Si au contraire, comme l'auteur, le lecteur n'est jamais allé à Manhattan, lire ce livre contribuera à alimenter son fantasme de la ville. Aura-t-il envie de s'envoler pour la visiter en chair et en verre ? Qui sait : peut-être que lui aussi préférera garder cette vision plus vraie que réelle ? Lire New York sans New York est une invitation. Sinon au voyage, du moins à une plongée dans le monde d'un écrivain qui se dévoile plus que de coutume. Nous partons à la rencontre de Philippe Delerm, voyageur immobile, navigateur d'une course des mots en solitaire autour de son New York.
Bande-annonce du film Manhattan de Woody Allen
Philippe Delerm : Depuis que je sais que je peux prendre l'avion et que je pourrais en théorie me rendre à New York, et que je n'y vais pas, même si j'y suis invité. Depuis que j'ai réalisé que ce projet de livre qui me tenait à cœur de longue date, allait bien plus loin qu'une simple coquetterie. Quand je me suis senti prêt à écrire, parce qu'avais acquis la sensation que la question d'aller à New York ou pas ne se posait plus. Il existe un New York qui est le mien, celui que je me suis façonné. C'est celui-là qui compte pour moi aujourd'hui. Ecrire ce livre-là était devenu une évidence.
P.D. : Je le pense profondément. On commence à apprendre le monde par la représentation des autres. En ce qui me concerne, j'ai ressenti physiquement les images qui étaient accrochées en classe. Enfant, je rêvais de ce monde idéalisé. Je me souviens très bien d'une photo emblématique de New York avec ses gratte-ciels. Le rêve a commencé ainsi. Aujourd'hui, même les images animées (films, séries ou vidéos) que les enfants regardent participent à leur construction imaginaire.
P.D. : New York a été longtemps la plus grande ville du monde. Elle est la ville par excellence. Tout y est extrême et aiguisé comme sa Skyline. Mais justement, à côté de cette âpreté, il existe des refuges de douceur et d'émerveillement. Ces contrastes sont surprenants. Ils fonctionnent comme un miroir de la magie humaine. A New York, on trouve des petites places, des sandwichs au pastrami dégustés dans un havre hors du temps. A New York, il y a un océan qui n'est jamais très loin, que l'on aperçoit parfois quand on s'y attend le moins. Il y a aussi l'oasis qu'est Central Park, immensité perdue au milieu de l'île... Je me souviens d'une pochette de disque de Simon & Garfunkel. On y distingue la rousseur des arbres du Park. Une volupté, une douceur qui font oublier l'agitation de la ville. Et puis il y a les histoires. New York est un lieu de convergences de récits.
P.D. : Quelques exemples d'écrivains qui ont nourri mon New York. Il y a Walt Witman, pour qui New York représente le paradis. Il célèbre la vitalité maritime, oxygénée de Manhattan. Son lyrisme est communicatif. Commencer à découvrir New York avec lui, c'est déjà entrer en fascination. J'ai découvert aussi le lien presque fou qui unissait Charles Dickens à la ville. Il était venu d'Angleterre déjà célèbre. Les multiples conférences qu'il fut amené à donner ont fini par le tuer. La ferveur de ses auditoires ont reflété une fièvre typiquement new yorkaise. Comme si la ville avait besoin de s'enflammer pour un artiste jusqu'à le dévorer. Jack Kerouac le pape de la beat generation évoque New York dans The Town and the City, où le héros se perd dans une errance sans dessein. L'errance est évoqué aussi par Paul Auster dans Cité de verre : «New York était un espace inépuisable, un labyrinthe de pas infinis et, aussi loin qu'il allât et quelle que fût la connaissance qu'il eût de ses quartiers et de ses rues, elle lui donnait toujours la sensation qu'il était perdu.» Les écrivains nous accompagnent dans cette ville qui nous prend et nous perd.
P.D. : Je ne souhaite pas entrer dans les polémiques. Il est le cinéaste de New York par excellence. La plupart de ses films tournent autour de l'indicible singularité de cette ville. J'ai appris New York avec eux. Souvenez-vous du début de Manhattan : «Il adorait New York. Il l'idolâtrait démesurément. Pour lui, quelle que soit la saison, New York était une ville en noir et blanc qui palpitait au rythme des airs de Gershwin.» Je dois à Woody Allen d'idolâtrer moi aussi New York démesurément !
P.D. : Je ne m'en suis pas rendu compte. Mais il est vrai que je l'ai écrit en écoutant du jazz, comme si j'étais dans un film de Woody Allen. Et c'est vrai que 'aime bien tourner autour des choses, les quitter, y revenir. L'ordre du récit n'est jamais linéaire, car je voulais laisser à l'imaginaire son cheminement subjectif et intuitif. Comme dans une promenade. On avance, puis on prend un raccourci, on revient sur ses pas, on se perd, puis on cherche quelque chose qu'on ne trouve jamais tout à fait. Qui peut dire qu'il connaît une ville ? Qui peut dire qu'il a tout vu, alors que la plupart de ce qui est en face de nous échappe à notre regard ? La vision du dehors permet parfois de mieux voir ce qui échappe au point de vue quotidien.
P.D. : New York sans New York m'a conduit vers une autre forme de voyage. Intense et éternel. La littérature joue avec le réel, sans jamais se confondre avec lui. C'est sa nature. La littérature n'est pas la littéralité.
>Philippe Delerm, New York sans New York, Le Seuil, 208 pages, 17 euros
> Visionner une vidéo dans laquelle Philippe Delerm parle de son livre New York sans New York ( TV5 Monde)
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