Romain Gary, de son vrai nom Roman Kacew est s'est donné la mort il y a 40 ans. Cet écrivain aux multiples noms et facettes ne cesse de fasciner. Pérennisé dans la célèbre édition La Pléiade, une ultime consécration pour l'écrivain récompensé à deux reprises par le prix Goncourt, cas unique dans l'histoire littéraire pour Les Racines du Ciel et La Vie devant soi, qui représente un phénomène de la littérature du XXème siècle. Retour sur l'oeuvre de cet écrivain "caméléon" qui avait plus que tout, le goût des contradictions.
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Des photos émouvantes de Jean Seberg et Pierre Brasseur, des carnets innombrables griffés d'une écriture nerveuse, des lettres à André Malraux, un pêle mêle foisonnant se donnait à lire et à voir sur la mezzanine du musée des lettres et manuscrits lors d'une exposition en 2011. Déjà le mystère des lettres et de la complexité.
Jean-Paul Enthoven raconte que Gary rencontra le général de Gaulle, portant une grappe de bananes à la Joséphine Baker dans une garnison de Brazzaville. Inventif, décalé, Gary était partout et nulle part. Homme des métamorphoses, il était cet écrivain "français par le droit du sang versé" qui note Enthoven "voulut toujours rembourser sa patrie d'adoption avec des mots". Son activité de résistant pendant la guerre est à saluer comme celui de diplomate. Comme ambassadeur, il arpenta le monde et représenta la France. A ses côtés, la fidèle Odette de Bénedictis s'occupait de tout, des cocktails à organiser aux innombrables pages à dactylographier. Gary avait encore le don de sentir les atmosphères et au cours de ses diverses missions de "capter la réalité du pays". C'est ainsi que Myriam Anissimov, dans un essai brillant, le qualifie de caméléon comme il aimait souvent à se définir. Aviateur, diplomate, écrivain, Gary n'aura de cesse de témoigner tout en changeant de peau. Ses médailles, ses décorations, sa carte d'identité étaient françaises. Pour autant, le sang qui coulait dans ses veines, lui était russe. Dans son texte Pour Sganarelle, il évoque la France où "son âme de cosaque se réjouit d'être admise , de flairer, de remuer la queue, de jouir de son patrimoine" et ajoute qu'"il est si bon d'avoir appris son home spirituel en classe et de pouvoir ensuite y pénétrer sur la pointe des pieds, le chapeau à la main, le croupion en l'air, les portraits de famille, nos ancêtres les Gaulois." A chacun de ses livres, Gary envoyait un exemplaire dédicacé au général de Gaulle, ce dernier répondant toujours à son cher Compagnon. Le général était lecteur de Gary mais souligne Anissimov "ne tenait pas la même place que Malraux; il en souffrait".
Son Goncourt officiel en poche en 1956 avec Les Racines du Ciel, Gary écrit encore et toujours mais ses romans se vendent beaucoup moins. En un tour de passe-passe formidable, il se remet en question sous les traits d'un autre: Emile Ajar alias Paul Pavlowitch. Pied de nez à la critique aveugle qui encense et dénigre simultanément les oeuvres d'une seule et même personne, dédoublée à travers deux noms. Gary/ Ajar? Ajar Gary? une seule et même personne sous les traits d'un formidable funambule. Il était comme le note Enthoven ce dibbouk, lui permettant de "vivre en autrui comme un asticot dans une carpe farcie." Quelques mois avant sa mort, il rédigea Vie et Mort d'Emile Ajar où il confie: "J'étais las de n'être que moi-même. J'étais las de l'image Romain Gary qu'on m'avait collée sur le dos une fois pour toutes depuis trente ans, depuis la soudaine célébrité qui était venue avec un jeune aviateur avec Education Européenne. (...) Recommencer, revivre, être un autre fut la grande tentation de mon existence. (...) La vérité est que j'ai été très profondément atteint par la plus vieille tentation protéenne de l'homme: celle de la multiplicité. (...) Je me suis toujours été un autre. Dans un tel contexte psychologique, la venue au monde, la courte vie et la mort d'Emile Ajar sont peut-être plus faciles à expliquer que je ne l'ai d'abord pensé moi-même. C'était une nouvelle naissance. Je recommençais. Tout m'était donné une seconde fois. J'avais l'illusion parfaite d'une nouvelle création de moi-même par moi-même." Pied de nez aux critiques, fantoches de ce parisianisme qu'il excécrait, Gary jouait avec ses lecteurs. Dans Au delà de cette limite votre ticket n'est plus valable, il prend un malin plaisir à brouiller les cartes et lier plusieurs de ses romans en rassemblant différents personnages. Tandis que La Vie devant soi occupe les vitrines des librairies, la critique s'enthousiasme pour son jeune mystérieux auteur et les ouvrages de Monsieur Gary sont considérés "démodés"! L'affaire fait grand bruit et dépasse les milieux littéraires. Chacun se demande qui est ce mystérieux Ajar. L'énigme est follement bien ficelée d'autant qu'un troisième personnage joue le rôle d'alibi, le cousin d'Ajar, Paul Pavlowitch. Ce dernier au cours d'un entretien avec Yvonne Baby du Monde des Livres aurait dévoilé un peu trop de la vie de Gary. Toutefois, la mystification continue avec une lectrice passionnée de Gary, Florence Baumgartner à qui l'auteur demande qui est selon elle Emile Ajar et qui lui répond "Eh bien, il me semble que c'est toi." Mais, jusqu'à sa mort, les noeuds de l'affaire restent bien serrés jusqu'à cet extraordinaire testament littéraire Vie et mort d'Emile Ajar. Anissimov rapporte dans sa biographie que le cousin de Gary, Pavlowitch s'en remit à Bernard Pivot lui avouant: "Je ne suis pas Emile Ajar. Emile Ajar est le pseudonyme de Romain Gary. J'ai écrit ce récit L'Homme que l'on croyait, dans lequel je raconte toute l'histoire, et je vous donne l'exclusivité de la révélation en échange d'une discrétion totale."
Don Juan paradant des Ramblas à la brasserie Lipp, Gary aimait être admiré des femmes chez qui note Dominique Bona "il trouve une lumière particulière". La femme tour à tour victime, brillante et fascinante est source d'inspiration. La fragilité et l'innocence de Jean Seberg, sa beauté exquise, sa douceur ou Minna, l'héroïne de "Les Racines du Ciel", contraste saisissant en apparence seulement pour cette berlinoise exilée au Tchad, vendeuse d'amour que personne ne lui donne en retour. Teresina, Erika, Lila, autant d'héroïnes qui ponctuent les textes et soulignent plus que tout la folie des hommes. Pour Dominique Bona, Gary tendait vers l'amour fusionnel, animé du feu et de l'amour d'une mère. Un idéal d'amour qu'il n'a jamais atteint et qui éclaire pourtant toute son oeuvre. Les ombres délicates d'une mère qui a toujours voulu le meilleur pour son fils qui serait un grand homme au destin exceptionnel. Son amour pour les femmes est enfin, note Bona "une philosophie" car elle est "la seule capable d'apporter un remède aux passions dominatrices et destructrices, qui sont la mauvaise part ou la caricature de la virilité". Anissimov rappelle encore la liberté de Gary à travers les lettres de ses maîtresses qu'il lisait spontanément à sa propre femme. Lesley puis l'irrésistible Jean Seberg, avec laquelle il put développer sa passion pour le cinéma. Homme à femmes certes mais aussi auteur de Clair de Femme dont la quatrième de couverture rédigée par l'auteur et éditeur Roger Grenier laisse supposer la tentation de l'idéal: "Ce nouveau livre de Romain Gary n'est pas un simple roman de plus, c'est un chant d'amour profond, célébrant cette union, cette association, cette fusion si dédaignée aujourd'hui qu'on appelle le couple".
De Gary à Ajar en passant par Paul Pavlowitch, son oeuvre ne compte pas moins de trente deux romans mais aussi quantité de pièces de théâtre, d'essais et de nouvelles. De l'Education Européenne, son premier roman que la critique saluait "comme l'oeuvre symbolique et capitale de la Résistance", "le roman de la Résistance", "le meilleur roman depuis la Libération" à la pièce qu'il envoya à Gallimard et à Louis Jouvet La Tendresse des pierres, titre provisoire qui devint en 1974 le fameux La vie devant soi, il traversait les genres avec une étonnante agilité. Anissimov revient sur les relations entre Gary et Jouvet qui passent de l'euphorie à la tragédie, donnant lieu à une lettre de Gary très angoissée où il dit avec tristesse: "Je ne crée pas, je ne compose pas; j'improvise. Dans le théâtre d'aujourd'hui, donc, il n'y a plus de place pour moi. Ajoutez à cela une vie de bouteille bouchée, et vous comprendrez pourquoi votre ami est un raté typique". Dans ce besoin d'écrire plus que tout, on sent chez Gary les fantômes incessants d'une vie qu'il faut dévorer et qui vous happe avec insolence et sans ménagement. En 1952, rappelle encore Anissimov, il avoue à Claude Gallimard ce qui le pousse à écrire: "J'écris entièrement par vanité... J'ai besoin d'être admiré. C'est ma grande faiblesse, mais aussi ma seule force, parce que si je n'avais pas le goût de l'exploit, je n'aurais rien fait de ce que j'ai fait dans ma vie et j'aurais été, à l'heure actuelle, hôtelier sur la Côte d'Azur, dans l'affaire de ma mère".
Photographié par les services secrets au cours de ses ébats avec la jeune Nedi, trompant sa première femme Lesley Blanch, il s'exclame avec panache rappelle Anissimov: "C'est vrai, vous avez raison. Je n'étais vraiment pas en forme ce jour là, et je ne faisais pas du tout honneur à mon pays. Ne voudriez-vous pas me renvoyer la petite dame; je ferais un effort pour être au meilleur de mes capacités". Gary avait le sens de l'humour et le verbe acerbe. Souvenons-nous avec bonheur des épisodes réjouissants du python Gros Câlin qui disparaît dans les canalisations et apparaît chez les voisins dans la cuvette des cabinets: "De là à s'intéresser à la cuvette des wc, il n'y a qu'un pas et Gros Câlin se dressa pour respirer avec curiosité hors du tuyau et ce faisant toucha la personne de Madame de Champjoie du Gestard. Celle-ci étant très réservée, aimant la musique et les broderies fines, crut d'abord à une illusion (..)" Une des premières lectrices de Gros Calin au comité de lecture de Gallimard fut Christiane Baroche dont la critique donne la saveur du texte: "Dingue, merveilleusement dingue, voilà Emile Ajar. Alias Michel Cousin, python de son état. Dingue, intelligent jusqu'à la malice, ce qui est bien la meilleure manière d'en finir avec l'intellect desséché ... Nous sommes tous des pythons évidemment... J'ai ri, ricané, mes yeux se sont mouillés, je me suis attendrie... Bref, j'ai participé à ce roman comme on participe à la nature humaine, comme on devrait...c'est quelque chose qui vit. Bref, c'est bon à tirer." Le comité de lecture, après bien des hésitations malgré l'enthousiasme de certains finit par donner sa chance à ce livre au tempérament incontestable qui est alors publié au Mercure de France et coupé de tout un chapitre. Gros-Câlin figura parmi les livres de la liste du prix Renaudot mais se résigna à ne pas accepter le prix. Non au prix Renaudot mais oui et qui plus est dans un fracassant éclat de rire à un double prix Goncourt!
Echappant à toute forme de catégorie, vieillir l'effrayait à tel point qu'un beau jour de Décembre, après avoir acheté une robe de chambre écarlate aux Laines Ecossaises, boulevard Saint Germain et déjeuné en compagnie de son éditeur Claude Gallimard, Romain Gary se donna la mort. Rouge écarlate l'habit pour masquer le sang qui l'inonderait et veiller à ne pas effrayer ceux qui le découvriraient note Enthoven. Délicat jusqu'à l'extrême, il donna une lettre à la presse où il dit, justifiant son suicide, "je me suis enfin exprimé entièrement". De la même manière, en prenant deux visages , Gary avait réussi son rêve du roman total développé dans son essai Pour Sganarelle, heureux de triompher de ce qu'il appelait "ma vieille horreur des limites" et du "une fois pour toutes".
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