Chronique d'Agnès Séverin

«Tomás Nevinson» de Javier Marìas : espion lève-toi

Les bons personnages sont ceux qui nous cachent des choses. De préférence le plus longtemps possible. Roman d’espionnage formidable, Tomás Nevinson (Gallimard), est le dernier roman de feu l’auteur espagnol Javier Marìas. Un point d’orgue magistral à son œuvre littéraire – le terme n’est, une fois n’est pas coutume, pas usurpé. De ces livres intelligents, émouvants et terribles, qu’on n’oublie pas.

Portrait de Javier Marias © C. Hélie pour Gallimard Portrait de Javier Marias © C. Hélie pour Gallimard

Les bons personnages sont ceux qui nous cachent des choses. De préférence le plus longtemps possible. Roman d’espionnage formidable, Tomás Nevinson, est le dernier roman de feu l’auteur espagnol Javier Marìas. Un point d’orgue magistral à son œuvre littéraire – le terme n’est, une fois n’est pas coutume, pas usurpé. De ces livres intelligents, émouvants et terribles, qu’on n’oublie pas.

Le roman d’espionnage se prête particulièrement à procurer la tension et à l’attente qui rendent un livre haletant. Tomás Nevinson, le roman-testament de Javier Marìas, qui paraît à titre posthume en France, en offre un excellent exemple. L’intrigue est efficace, la vision du monde qui la sous-tend, entre violence héréditaire et courage héroïque – et par définition exceptionnel-, joue à merveille des contrastes de la nature humaine et des guerres qu’elle se mène à elle-même. Pas toujours intérieures.

« (…)  d’après lui, nous vivions en perpétuel état de guerre, ce dont les gens ne se rendaient pas compte, et pour que ces derniers n’aient conscience de cela, ni de presque rien d’autre, pour qu’ils poursuivent leurs petites ambitions, leurs tâches quotidiennes et leurs tribulations du matin au soir et du soir au matin, il fallait des individus comme lui ou celui que j’étais dans mon ancienne vie, des vigiles qui ne dorment jamais et sont en permanence sur le qui-vive. »

Un portraitiste hors pair

L’enquête, ici la traque des maîtres-espions, se prête à un autre délice romanesque. Celui de l’exploration psychologique. Son raffinement est ici porté à son comble. Les portraits de Javier Marìas sont d’une précision, et d’une vacherie, balzacienne. Le lauréat des prix Grinzane Cavour et Formentor est un portraitiste hors pair. On n’a pas tous les jours l’occasion de plonger dans l’esprit d’un assassin. De le regarder s’en sortir libre parfois et, mieux, heureux de vivre et vaquer à ses prochains sombres projets et à sa froide surenchère.

Lire ces esprits malades, c’est toujours tenter de répondre, à tout le moins de former une hypothèse, d’esquisser une tentative d’explication - à une énigme. Celle du mal. Javier Marìas est l’un des rares romanciers assez talentueux, profond, courageux, pour en formuler de nouvelles. « Peut-être est-ce précisément cela qui incite certains individus à tuer encore et encore, car seule la préoccupation d’un nouveau crime, l’engagement total, la mobilisation des cinq sens, les plans et l’exécution, efface momentanément les crimes précédents (…) l’accumulation génère un effet anesthésiant ou, qui sait, narcotique (…) ».

Cette autre qualité romanesque est la capacité à rendre ses personnages attachants dès leur première apparition, ou presque. Le lecteur ici est servi puisque c’est une véritable fresque, où évoluent et jouent leurs rôles tragi-comiques, burlesques également, une dizaine de personnages tous très différents.

Le héros-titre, parfaitement campé, a toutes les qualités requises pour le job de James Bond latino. Beau gosse. Avec un coiffeur à dispo pour changer de rôle et de peau à chacune de ses missions. Les neurones, la culture des Public Schools anglaises[1], ce talent incroyable pour apprendre les langues et imiter les accents… et la duplicité qui vient pimenter le jeu des relations humaines. Instrumentalisées au service de Sa Majesté. « Les gens s’imaginent que non, mais à vrai dire, c’est une idée fausse, nous sommes par nature, impénétrables et opaques, et le mensonge est invisible ». Manipuler, séduire, trahir. Ce triptyque distrayant – vu du fauteuil de lecteur -, infernal naturellement, banal aussi peut-être, est son lot quotidien.

« Le mensonge est invisible »

L’art du mensonge est aussi un symptôme de l’imagination. Faculté, en voie de disparition faute de stimulation. Le roman, on ne le dit plus tellement tant le poncif mou fait recette, se nourrit. Et sert, en principe, à cela. La recette est cynique et fascinante de noirceur. Cruelle et universelle. « Il suffit d’introduire quelques onces de vérité dans le mensonge pour le rendre non seulement crédible, mais irréfutable. Nous sommes entre les mains d’individus qui nous connaissent de longue date, et ceux qui peuvent le plus nous porter préjudice sont ceux qui nous ont connus jeunes et nous ont façonnés ».  

Outre cette lucidité rare sur les méandres peu fréquentables de l’intelligence humaine détournée à de mauvaises fins, Tomás Nevinson a encore le bon goût de ressentir les premiers symptômes du vieillissement. Un mal pour un bien ? Ou une double peine. Quelque chose en tous cas qui picote et qui use. Dans le cas de Nevinson – dans ce monde viril, on s’appelle par son nom quand on passe aux choses sérieuses-, il s’agit de la lassitude d’une pré-retraite précoce dans les bureaux trop cosy de l’ambassade de Grande-Bretagne à Madrid. Un pantouflage prématuré à l’âge de quarante-six ans. Ses doutes, ses remords, sa tristesse trouvent forcément un écho chez le lecteur. Son boss[2], lui, n’a pas ce problème. « Tupra me donnait l’impression de maîtriser non seulement toutes ses manigances et ses entreprises, mais aussi sa maturation physique ou son vieillissement. »

La morale, le seul vrai sujet ?

Un dilemme moral aggrave la tension. C’est le cœur du sujet (le seul vrai sujet ?). Cet espion désactivé-réactivé a des lettres, on l’a dit. Son supérieur, Tupra, et lui échangent des passes d’armes à coup de citations de Shakespeare – ou d’extraits des Psaumes - à la figure. C’est précis, c’est juste, c’est cinglant. Or, quoi de plus pour forger un homme ? Pour ce qui est de sa douce et patiente épouse – une parfaite Pénélope – les messages codés, plus tendres, en appellent plus aisément à Yeats.

Comme le poète italien Erri De Luca le disait récemment à la télévision, « la première partie du XXème siècle est comme une jambe amputée qui continue à me faire souffrir ». Javier Marìas et son héros sont plutôt des nostalgiques du siècle passé. En dépit de ses abîmes de cruauté. Ce dont il pointe l’extinction imminente, ce sont les loyautés, les fidélités, une notion du temps et de ce qu’il en reste, qui n’ont plus court. À part, peut-être, il faut l’espérer, dans les cercles underground [3] dont les méandres, et parfois les tourments, intérieurs sont ici évoqués ici avec une précision délectable. Exacte ? Nul ne le sait.

Un roman total à la Balzac doté d’une ossature philosophique

Ce qui apparaît aussi en voie de disparition, c’est une vision des rôles et des genres qui a encore cours en cette fin des années quatre-vingt-dix. Et encore, pas partout. D’entrée de jeu, le problème de Tomás Nevinson est en effet d’avoir à éliminer une femme, a priori dangereuse. La manière dont feu le romancier regarde les femmes, distingue, honore, leur singularité, est également un don. À tout le moins, une forme d’attention qu’il nous laisse en héritage dans ce roman mémorable. La délicatesse est une espèce menacée.

Le roman-testament de Javier Marìas, enfin, est de ces livres qui ne s’oublie pas, car un point de vue philosophique lui sert d’ossature. Ici, pas de relativisme facile, ni d’oblitération obligatoire et immédiate de la mémoire au profit du rhéteur de bas étage. Ce livre érudit, au contraire, mêle l’histoire, la réflexion morale et la mémoire. Précisément.

« avec [le fanatisme], tout paraît très simple, voilà qui attire les foules »

Après le 11 septembre et les dizaines (la centaine, ou plus ?) d’attentats islamistes de par le monde depuis des décennies, qui se souvient du tournant du siècle et des crimes sanglants de l’IRA et l’ETA de part et d’autre de la mer du Nord et des Pyrénées ? Javier Marìas sait de quoi il parle. Il manie avec autant d’aisance l’histoire littéraire et l’histoire immédiate. L’amour et le sexe. Les règlements de compte des mafias comme ceux des États. La violence insatiable et la simplicité d’esprit – qui a ses vertus. Le terrorisme et le fanatisme, qui vont de pair. «  (…) le fanatisme est toujours animé d’un certain enthousiasme, aussi est-il dangereux et si contagieux : avec lui tout paraît très simple, voilà qui attire les foules. »

Pour ce qui est de la licence to kill, le fameux permis de tuer, c’est moins simple. Pas vraiment un cadeau si l’on en croit l’auteur de Demain dans la bataille pense à moi et de Berta Isla. Tomás Nevinson a pourtant toutes les bonnes raisons d’agir pour protéger la sécurité et le train-train quotidien du citoyen lambda.

Une « tristesse secrète », tristesse d’un autre temps

Ses hésitations font tout le sel de ce roman puissant et habile. Pour tout dire troublant. À peine sorti et déjà si désuet, puisqu’il y est question de morale plus que de plaisir, de sacrifice et d’abnégation, plutôt que de report (d’un an, drame) d’âge de départ en retraite (on y revient).

C’est cette réflexion sur le tournant moral du siècle qui laisse à penser. Ce tombeau de la morale laisse une impression de « tristesse inévitable (…) Pire encore une tristesse secrète ».

Une tristesse d’un autre temps ?

>Tomás Nevinson, de Javier Marìas. Trad. par Marie-Odile Fortier-Mazek. Gallimard,
727 pages, 26,50 €. >> Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien

[1] Les écoles privées, [2] patron,  [3] Sous-terrain

5
 

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