Les Écrits

L'eau, substance de vie substance de mort.

Dans L’Eau et les Rêves de Gaston Bachelard, nous lisons : « L’eau est vraiment l’élément du transitoire. Il est la métamorphose ontologique essentielle entre le feu et la terre. L’être voué à l’eau est un être en vertige. ». Dans l’article que nous proposons ici, notre dessein est de considérer l’eau à travers les sphères de la littérature française contemporaine à partir de deux ouvrages, l’un de Jean Philippe Toussaint, Faire l’Amour et l’autre de Pascal Quignard, Villa Amalia. Ces deux livres d’auteurs français sont parus récemment, en 2002 pour Faire l’Amour et en 2006 pour Villa Amalia. Ces romans donnent à l’eau des terrains propices à révéler aussi bien ses propriétés symboliques que sa capacité à accompagner le récit en ouvrant des pistes d’analyse sur les personnages et sur les clés des deux textes choisis. Enfin, nous souhaitons montrer pourquoi l’élément eau définit si bien l’époque contemporaine.
Prenant comme point de départ l’expérience en milieu aquatique du narrateur dans Faire l’Amour de Toussaint, nous verrons comment ce temps particulier est l’écho de ce qui hante en permanence le cœur du récit. Nous définirons physiquement l’eau qui entoure le personnage. Puis, nous mettrons en perspective la qualité d’écoulement de l’élément eau avec le principe de la pensée et ainsi du temps. De quel temps Toussaint nous parle-t-il sinon de ce présent que nous vivons dans l’angoisse et le vertige ? C’est ainsi que  nous verrons que l’eau chez Toussaint intervient comme l’expression d’une esthétique particulière que nous définirons comme celle du flottement, bel et bien propre à définir notre époque. En interrogeant cette thématique, nous inviterons le concept d’errance en interrogeant les propos et l’expérience du photographe Raymond Depardon. En proposant l’errance comme possibilité d’un nouveau départ, nous considèrerons le texte de Quignard Villa Amalia. A travers ce deuxième exemple, nous insisterons sur le choix du texte de Quignard d’inviter le personnage à se « jeter dans la mer » tandis que dans le texte de Toussaint, le narrateur se coule lentement et laborieusement dans l’eau de la piscine d’un hôtel de Tokyo. Enfin, nous mettrons en évidence les différences entre les deux eaux des deux textes et verrons comment elles peuvent définir les personnages considérés.  

Il est dans Faire l’Amour de Jean Philippe Toussaint un moment particulier correspondant à l’expérience de la piscine. Le narrateur après avoir quitté sa chambre qu’il partage avec Marie se rend à la piscine de l’hôtel de Tokyo dans lequel ils séjournent. Marie est styliste et présente ses créations dans le cadre d’une exposition au musé d’art contemporain.  Le narrateur l’accompagne alors qu’ils vivent tous deux une crise aiguë dans leur couple. Aussi, en pleine nuit, tourmenté aussi bien par le décalage horaire que par l’incapacité à communiquer avec Marie, le narrateur quitte la chambre et erre dans cet hôtel désert à cette heure avancée de la nuit. Après avoir emprunté un escalier étroit, motif intermédiaire qui permet l’opposition entre le petit et l’immensité du panorama qui se déploie à travers la baie vitrée de la piscine à laquelle il mène, le narrateur se trouve face à Tokyo endormi : « Tokyo apparut devant moi dans la nuit, comme un décor de théâtre factice d’ombres et de points lumineux tremblotants derrière les baies vitrées de la piscine ». Ce décor  de théâtre à la fois mystérieux, artificiel et fragile reflète l’état intérieur du narrateur, évoluant à tâtons dans ces lieux désertés. Décalé par rapport à une certaine réalité, la scène vécue par le narrateur métamorphose la piscine d’un hôtel en un lieu symbolique.
Après une déambulation hallucinée dans les couloirs de l’hôtel, asphyxié par la répétition angoissante des miroirs les rythmant, le narrateur atteint la piscine comme une sphère où il trouve un sursis. Ce moment présente un caractère binaire, provoqué par l’ambivalence entre l’extérieur, Tokyo endormie et l’intérieur, la piscine ; entre la terre et l’eau. Cette binarité est accentuée par l’incision au sein même du tableau très minutieux des bords du bassin de la description de la ville vue à travers la transparence de la baie vitrée. Le texte prend plaisir à nous mener vers les bords du bassin sans nous faire toucher l’eau qui devient par conséquent aussi attirante que dangereuse. Le texte contourne l’eau. Il pose son regard sur la ville durant deux longues pages pour revenir enfin au centre de la pièce : le bassin. Une molle indolence ponctue le passage et anime chez le lecteur une anxieuse impatience. L’eau de la piscine prend dans la nuit l’apparence inquiétante du plomb fondu, du mercure et de la lave. Or, symbole de l’individualité inentamable, le plomb apparaît comme le signe de la matière en tant qu’elle se gorge de force spirituelle. Quant au mercure, il est symbole alchimique universel et la lave, elle, crée un lien intéressant avec la menace du tremblement de terre qui plane sur le texte. Au cœur des trois matières réside une force indéniable qui confère à l’eau l’incidence d’une angoissante étrangeté.
L’eau intervient dans ce passage après un moment de forte tension entre Marie et le narrateur. L’eau induit donc aussi un temps de calme mais non de sérénité qui correspond à l’état intérieur du narrateur. Lorsque ce dernier pénètre enfin dans le bassin, le texte s’attarde moins sur la sensation de bien être qu’il pourrait ressentir que sur « le contact tiède et humide des froncements caoutchouteux du revêtement sous la plante de mes pieds ». Il résulte de ce détail le caractère clinique d’un rapport particulier au monde qui s’allie toutefois à une certaine sensualité émanant du rapport du narrateur avec l’eau lorsqu’il nage :
« Je nageais lentement dans l’obscurité de la piscine, l’esprit apaisé, partageant mes regards entre la surface de l’eau que mes brasses lentes et silencieuses altéraient à peine et le ciel immense dans la nuit, visible de toutes parts, par les multiples ouvertures de la baie vitrée qui offraient au regard des perspectives illimitées. J’avais le sentiment de nager au cœur même de l’univers, parmi les galaxies presque palpables. Nu dans la nuit de l’univers, je tendais doucement les bras devant moi et glissais sans un bruit au fil de l’onde, sans un remous, comme dans un cours d’eau céleste, au cœur même de cette Voie lactée qu’en Asie on appelle la Rivière du Ciel. De toutes parts, l’eau glissait sur mon corps tiède et lourde, huileuse et sensuelle. Je laissais mes pensées suivre leur cours dans mon esprit, j’écartais l’eau en douceur devant moi, scindant l’onde en deux vagues distinctes dont je regardais les prolongements scintillants de paillettes d’argent s’éloigner en ondulant vers les bords du bassin.(…) J’avais fini par me déprendre de moi, mes pensées procédaient de l’eau qui m’entourait, elles en étaient l’émanation, elles en avaient l’évidence et la fluidité, elles s’écoulaient au gré du temps qui passe et coulaient sans objet dans l’ivresse de leur simple écoulement, la grandeur de leur cours, comme des pulsations sanguines inconscientes, rythmées, douces et régulières, et je pensais, mais c’est déjà trop dire, non je ne pensais pas, je faisais maintenant corps avec l’infini des pensées, j’étais moi même le mouvement de la pensée, j’étais le cours du temps. »    

Le premier mouvement du passage introduit l’impression presque « sensuelle » presque « palpable » qui émane de l’union du narrateur avec le monde aquatique. L’eau comme la pensée s’écoule et coule à travers le personnage du texte au rythme de ce temps qui est nécessairement parce qu’il s’écoule. Glissant autour des notions d’écoulement, le texte enveloppe les mots et réaffirme la dynamique des fluides. L’eau s’impose au narrateur comme une substance « tiède » et « lourde » de telle sorte qu’en la pénétrant il est totalement envahi. Soutenu par les images du ciel et de l’eau , le texte véhicule l’opposition entre la légèreté de l’air et le poids de l’eau.  Aussi, Toussaint, en choisissant le lieu de la piscine et en privilégiant une action en milieu aquatique met aussi à nu le rôle du corps. En ressentant les infimes sensations de son corps dans l’eau de la piscine, le narrateur manifeste le lien entre ce corps mouvant et le mouvement du temps qui coule.  L’omniprésence de l’eau dans ce passage du texte liée à l’image héraclitéenne de l’écoulement nourrit le besoin constant de l’auteur de nous entretenir du temps. L’écoulement suggère l’idée d’une réalité en perpétuel mouvement passant entre les berges du passé et de l’avenir à construire.
 Olivier Mongin, dans La Peur du Vide appréhende l’élément eau comme le signe privilégié du monde contemporain. A partir d’un développement centré sur le long métrage de Luc Besson, Le Grand Bleu, Mongin interroge la notion de «  flottement ». Epousant l’idée selon laquelle l’eau intervient comme le lieu où l’être est en mesure de faire l’épreuve du vide, Mongin souligne l’expérience de l’eau aussi bien comme une fuite que comme la quête d’un nouveau souffle. Dans le texte de Toussaint, le lecteur assiste à l’étrange expérience du « devenir eau ». Ce moment passé dans la piscine dans le texte de Toussaint nous semble extrêmement important car il met en lumière une esthétique du flottement. Or, cette esthétique décrit avec finesse un monde qui flotte, précisément ce monde qui est le nôtre, livré à l’incapacité et au doute général. Aussi, l’élément eau serait l’emblème de notre époque. L’eau serait l’habitat désormais naturel des sociétés dérégulées, des économies et des attentions, des rencontres et des situations aléatoires. Ce principe du flottement est à mettre en relation avec le concept d’errance. L’errant souligne Raymond Depardon « se situe dans un espace très particulier, l’espace intermédiaire. A l’espace intermédiaire correspond en fait un temps intermédiaire, une temporalité que l’on pourrait qualifier de flottante. Ce temps flottant est le temps du regard sur l’histoire, où l’errant s’interroge sur le passé en même temps qu’il réfléchit sur son futur. (…) L’errance est certainement l’histoire d’une totalité recherchée » Dans le cas du narrateur de Toussaint, il nous semble que c’est au moment de l’expérience de la piscine qu’il trouve la totalité. Ses pensées se fondent dans l’harmonie de l’univers tandis qu’il nage comme en apesanteur. C’est au moment de l’expérience de la piscine que le narrateur prend conscience de sa présence sur la surface de la terre. Or, Depardon souligne « l’errance n’est ni le voyage, ni la promenade, etc. Mais bien : qu’est-ce que je fais là ». Or, c’est bien cela dont il s’agit lorsque le narrateur de Toussaint dit : « (…) et j’eus alors fugitivement conscience de ma présence à la surface de la terre, impression fugace et intuitive qui, dans le douceâtre vertige métaphysique où je vacillais, me fit me représenter concrètement que je me trouvais à l’instant quelque part dans l’univers ». L’errance est le passage. Or, l’expérience de l’eau à travers le moment à la piscine du texte de Toussaint résonne comme un rite de passage. Le narrateur, au coeur du vertige qui le parcourt, tend vers ce passage qui, si il le traversait pourrait le libérer mais à quel prix ! :
« Et, jouissant de ce point de vue imprenable sur la ville, je me mis à l’appeler de mes vœux, ce grand tremblement de terre tant redouté, souhaitant dans une sorte d’élan grandiose qu’il survînt à l’instant devant moi, à la seconde même, et fît tout disparaître sous mes yeux, réduisant là Tokyo en cendres, en ruines et en désolation, abolissant la ville et ma fatigue, le temps et mes amours mortes. »

L’errance définie par Depardon se retrouve dans le texte de Pascal Quignard, Villa Amalia où l’élément eau est sans cesse présent. Le personnage central du roman, Ann Hiden quitte la France, part pour l’Italie qu’elle traverse et s’arrête à Naples. Cette étape marque le début de la deuxième partie du texte où s’exprime cette errance que nous qualifierons comme positive car créatrice d’un nouvel élan pour le personnage à la différence du narrateur de Toussaint qui vit une errance qui ne va pas vers une nouvelle vie mais appelle la mort : « elle erra d’île en île, de paroi de falaise en paroi de falaise, sans que jamais elle retournât sur Naples ». Or, partir c’est mourir un peu. Mais, si chez Toussaint, le narrateur appelle la mort, chez Quignard en revanche Ann Hidden choisit de combattre. Aussi, elle choisit un hôtel sur l’île d’Ischia avec une chambre donnant directement sur la mer et découvre  au cours de ces marches solitaires la villa Amalia,, la maison jaune, abandonnée sur la falaise :

« C’était finalement assez loin de la plage. Il fallait monter par un petit sentier très ardu, dense, opaque avant de se retrouver face à face avec la façade en pierres noires volcaniques (…) Elle aima avant de penser qu’on pût aimer d’amour un lieu dans l’espace. La maison sur la falaise était presque une maison invisible. (…) Abritée dans la roche, la villa dominait entièrement la mer. A partir de la terrasse, la vue était infinie. Au premier plan à gauche, Capri, la pointe de Sorrente. Puis, c’était l’eau à perte de vue »

Ann Hidden plonge à corps perdu dans l’eau qui éblouit le texte. Elle nage infatigablement dans les eaux de la mer. Elle nage énergiquement, utilisant les forces de son corps afin de libérer son esprit : « la fatigue lui procurait une espèce d’euphorie, d’extase difficile à décrire ».  La mer devient très rapidement son élément. La mer l’habille, glisse sur ses membres. Un dialogue troublant naît entre elle et l’eau qui l’enveloppe de courant et de puissance.
L’eau détient ici une force magnétique indéniable. Elle est l’alliée du personnage. Elle est l’écrin au sein duquel Ann Hidden peut se laisser à la rêverie et à la solitude créatrice. Plus loin, le texte dit que la nage avait fait d’elle une femme intense. C’est de cette intensité que nous souhaitons parler ici. L’eau recueille dans le texte de Quignard le jaillissement d’une puissante énergie. L’eau est le lieu d’expression des sens. Elle permet au personnage de renaître et de tendre vers un idéal façonné de solitude et de liberté. Or, Bachelard, dans L’Eau et les Rêves souligne : « par bien des voies, la contemplation et l’expérience de l’eau nous conduisent à un idéal ».
Ann Hidden aime s’épuiser dans la mer et ressentir cette euphorie, fruit de la fatigue et de l’immense étreinte entre l’être et la nature.
En revanche dans le texte de Toussaint auquel nous avons fait référence plus haut, le narrateur nage lentement dans la piscine. Ce moment dans l’eau est perçu comme un temps de sursit et non de libération. De plus, l’eau dans le texte de Toussaint se trouve à mi chemin entre l’air et la terre. Elle est à la fois plomb, lave, mercure mais aussi air. L’eau est enfin contenue dans l’espace délimité de la piscine et intégrée au sein d’une atmosphère étouffante. Il fait moite et les odeurs qui s’échappent de ce lieu sont synthétiques.

A travers les deux exemples développés ici, nous avons illustré les propos de Bachelard qui considère l’eau comme substance de vie et substance de mort . Dans le cas du roman de Toussaint, le narrateur se perd dans cette eau composée. Sa pensée s’écoule. Dans le cas du texte de Quignard, le personnage lutte, combat et choisit de vivre. Elle déploie une énergie et explore l’image dynamique de la mer qui est une lutte en soi. L’eau déploie ainsi les ailes de l’imagination dynamique. Elle s’exprime dans l’énergie en ascension que développe le personnage dans l’exercice de la nage quotidienne, discipline qui devient très rapidement une thérapie. Le personnage de Villa Amalia combat son malaise et son vertige. Elle souhaite vivre tandis que le narrateur de Faire l’Amour ne déploie plus d’énergie et tend à se laisser disparaître.
L’eau apparaît comme l’élément le plus favorable pour illustrer les thèmes d’association des éléments. Elle se révèle ainsi un outil extrêmement précieux pour analyser les textes qui la font intervenir. Par ailleurs, à travers les exemples que nous avons développés, nous pensons que l’eau est probablement l’élément qui définit le mieux l’époque contemporaine, en invitant l’idée du flottement qui fait écho aux terribles pertes de convictions de nos sociétés contemporaines.

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