Les Écrits

"Quatre jeunes tuent un camarade..." -et si l'on rendait aux choses leurs mots?

      Et si l’on rendait aux choses leurs mots    -pour leur rendre ainsi leur réalité, leur densité et leur sens ?

     Car celui que l’on tue (harcèle, torture, viole..) n’est pas un «copain», pas un camarade,  pas un ami…

     C’est un «autre» que ces adolescents ont tué (si tant est qu’ils sont reconnus coupables, accordons-leur cette présomption d’innocence prescrite par la loi). De fait, il s’agirait même d’un ‘tout Autre’ face à leur regard aveuglé ou malade. 

          - Aveuglé par une chaîne d’événements et de violences que nul adulte, nulle structure, nul réseau social/sociétal ne put arrêter. Aveuglé par la peur ou par la haine.

          - Et malade d’une atrophie des processus empathiques qui firent l’homme, et l’humanité, et les civilisations, et l’éthique….

     Personne, donc ne sut (ne put, ne prit la peine… ??) développer chez eux cette face de l’humanité.; les laissant à l’instinct et aux pulsions d’affirmation le plus souvent destructrices…

 

     De fait, le souci empathique et la reconnaissance proprement existentielle (où l’autre est un autre moi m’interpellant en ma chair, mes sens, ma sensibilité, mon imagination…) sont des bases nécessaires de l’édification des liens sociaux (et, dans la foulée, des liens affectifs).

     Certes, partout et toujours, il fut des désintéressements, des indifférences, des délaissements, des emprises plus ou moins violentes et des actes barbares…

     Ceux-ci sont souvent à relier à une pauvreté imaginative, à un endormissement des affects ou à une décontextualisation et à une abstraction également duales : du moi qui se réfugie hors de la réalité, du monde devenant peu ou prou théâtre, et de l’autre devenant animal (organique, dépersonnalisé donc) ou inhumain (fantomatique, presque irréel). Ainsi, certains criminels de guerre, tortionnaires de tout poil ou bourreaux assermentés, se dé-lient de leurs crimes en un édifiant hors-là.  En outre et la plupart du temps,  l’acte barbare est sous-tendu par une réflexion courte ou impersonnelle (non investie d’affects, déresponsabilisée).  Ou encore, par une réflexion rapportée à une collectivité supposée idéale (abstraite, une fois encore), promettant un accueil porteur à un individu confronté quotidiennement au seul  vide de son existence sans liances  -une réflexion aveuglée par les stéréotypes, les effets d’autorité ou de prestige ; et dépourvue de sensibilité (court-circuitée, mise entre parenthèses) autant que d’imagination.

     En fait, l’égoïsme primitif est essentiel à la survie d’un organisme : occuper un espace, prélever des nutriments, gagner sur l’autre qui convoite ou conteste. Nonobstant, avec l’évolution des structures mentales (confortée par l’avantage des coopérations claniques), apparaît un mécanisme de projection/introjection qui fait de l’autre un ‘présent’, voire un signifiant ou une priorité (si ce n’est un essentiel).

     Aujourd’hui pourtant, perte de soi ou dilution identitaire, fragilité personale et précarité existentielle déforçant plus encore une mémoire en rupture de temporalité (de durée) constituent le portrait-robot de l’individu actuel : en manque de repères comme de lui-même, en quête d’un sens qu’on lui dit inexistant ou que l’on pervertit en jouissance a-référée et immédiate (le plus souvent des jouissances d’objets ou de pouvoirs). Individu perdu agréant trop vite aux promesses et aux définitions offertes par des manipulateurs sectaires ou par des institutions peu ou prou totalitaires : s’abandonnant alors aux actes les plus vils supposés les graver à jamais (en un instant figé sur l’horreur, dans un arrêt sur image ou sur une action explosive) dans l’Histoire, la densité et la définition de leur être. Et on ne peut repousser l’image de ces jeunes, coupés de leur culture d’origine, repoussés par les tenants de la culture indigène, sans plus d’insertions, sans plus d’appartenances communautaires, sans plus d’espoirs, brûlant ou démontant les symboles d’une société qui se refuse à eux. Au vrai, les socles de stabilisations sont indispensables : une communauté, un projet d’avenir ou de société, un entourage affectif, une identité (de personne) reconnue par autrui, un corps faisant fonction de centre définitoire (centripète) et une identité existentielle et personale soutenue en cohérence et continuité diachronique. Où donc les conditions d’émergence du sens moral recouvrent en certains points celles du sens de l’autre : l’autre comme moi  –comme un moi, déjà, mais aussi comme semblable à moi. L’autre comme vis-à-vis signifiant, important, nécessaire. Nécessaire à moi-même : à ma survie, mon développement, mes attachements, mes joies, plaisirs et chagrins. Nécessaire donc à mes satisfactions et dès lors à mes actions, projets et attributions de valeurs. A mes réalisations et mes folies : l’enfant que je fais, la pierre que je pose, l’arbre que je plante, la page que je noircis – dans l’exultation, la confiance ou la peur. …

          Jacqueline Wautier, Docteure en Philosophie Bioéthique, mars 2012

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