« Les êtres sont inépuisables. On ne fait que les effleurer, on ne les connaît pas.» constate Marie-Hélène Lafon, invitée du Festival Livres en tête le 23 novembre pour Nos vies (Buchet-Chastel). Un récit sur la vie quotidienne des clients d'un Franprix dans le 12è arrondissement de Paris. Des vies imaginées avec des personnages réels et ordinaires aux parcours distincts qui s’entremêlent autour d'une « histoire d’amour qui n’aura pas lieu ».
Marie-Hélène Lafon : Mon livre raconte, ou raconterait, une histoire d'amour qui n'aura pas lieu au Franprix de la rue du Rendez-vous, à Paris, dans le 12e arrondissement. C'est le sujet de mon livre, mais un sujet n'épuise jamais un livre. Cette histoire d'amour qui n'aurait pas lieu est supputée, flairée, inventée, imaginée par un troisième personnage du roman, la narratrice Jeanne Santoire, qui est à la retraite et dont une grande partie de l'existence et de l'énergie vitale se consume à inventer la vie des autres, et peut-être aussi à réinventer la sienne.
M.-H.L. : Il m'est venu, comme pour tous mes autres livres, de l'inépuisable réel, à savoir d'une situation qui pour moi est très féconde sur le plan fictif : les courses au supermarché. Je trouve que les supermarchés sont des lieux très suggestifs, en tout cas ils me stimulent narrativement. Dans un Franprix où je faisais mes courses, en 2003-2004, j'ai eu affaire à une caissière qui portait le même prénom que le personnage de mon livre, Gordana. Elle présentait les mêmes caractéristiques physiques, notamment une poitrine absolument faramineuse qui m'aimantait totalement. Je passais donc toujours à sa caisse. Et cette femme, parce qu'elle était très fermée, qu'elle avait un léger accent des pays de l'est, qu'elle s'appelait Gordana, ce qui n'est pas un prénom très ordinaire, et qu'elle avait un corps extrêmement singulier qu'on ne pouvait pas ne pas voir, cette femme faisait texte. Sa situation, l'hostilité qu'elle suscitait chez les autres caissières, faisait récit. Ce livre vient de là. J'ai d'abord publié une nouvelle, publiée en 2012, qui s'appelait Gordana, et en juillet 2013 j'ai ouvert le chantier de ce qui est devenu ce roman. La caissière en question a sévi au Franprix de la rue du Rendez-vous en 2003-2004, ce qui vous donne une idée du temps d'incubation, ou d'infusion, des choses.
M.-H.L. : C'est le corps. Tout part du corps. Il se trouve que cette femme, de surcroît, avait un prénom qui faisait corps avec son corps. Ce prénom m'est apparu aussitôt extrêmement faramineux. D'ailleurs je l'ai utilisé pour donner titre à la nouvelle. Mais c'est d'abord le corps, le corps fait le personnage. Avec un corps pareil, je suis immédiatement acculée à la nécessité de l'incarnation. L'écriture est un art de l'incarnation. Gordana, évidemment, est inépuisable, et la situation qu'elle crée autour d'elle l'est tout autant. Le matériau textuel, le livre vient de là, il sourd tout entier de cet espace et de cette situation.
M.-H.L. : Si je savais où cette frontière passe, je vous le dirais volontiers! Dans le travail d'écriture que je mène depuis maintenant vingt-et-un ans, cette frontière se déplace constamment. Il m'est même arrivé d'ouvrir un chantier textuel en pensant écrire un livre de nouvelles et de me retrouver quelques mois après avec ce qui était manifestement un début de roman. La nouvelle exige une dynamique narrative très particulière. Pour que rien ne manque, qu'un monde entier soit là, en trois ou en trente pages, il faut forcément imprimer au récit une tension qui n'est pas la même que celle du roman. En même temps, je n'écris que des romans courts, et je crois que mes romans sont extrêmement denses et tendus narrativement. Je passe donc constamment de l'un à l'autre. J'ai déjà plusieurs fois dilaté des nouvelles en romans, mais j'ai aussi fait l'inverse. J'ai réécrit mon premier roman en nouvelle. Au fond, c'est comme le mur de Berlin. La frontière entre la nouvelle et le roman serait tombée, et on pourrait danser sur le no man's land.
M.-H.L. : La question du titre est restée suspendue longtemps. La nouvelle s'appelait Gordana mais le roman ne pouvait pas s'intituler ainsi. Le titre Nos vies que j'ai finalement donné à ce roman est venu très tard, à tâtons, sans que j'y entende les résonances littéraires qui y sont pourtant manifestes. Si je devais donner un titre qui embrasserait cette nouvelle, ce roman et tous mes livres, ce serait Suites, au pluriel, comme on parle des Suites pour violoncelle de Bach.
M.-H.L. : Comme toutes celles et ceux qui se mêlent d'écrire, il y a une part de moi qui est assez constamment à l’affût, et qui engrange. Ici c'est un prénom, Gordana. Un prénom aussi faramineux, ça se retient. Mais je ne retiens pas forcément ce genre de détails, je retiens plutôt des détails physiques, des questions de corps, d'avantage que des noms propres. Des détails physiques et des mots, des expressions, des façons de dire. Ces détails peuvent être des éléments de portrait, par exemple la poitrine de Gordana ou ce crin rêche et jaune qui lui tenait lieu de cheveux, mais ça peut être aussi une façon de se tenir, un geste, une posture. J'ai toujours eu une hyperperméabilité à ce type de faits, et cela ressurgit très naturellement dans mes textes qui sont saturés de corps.
M.-H.L. : C'est plus que ça. C'est un état de perméabilité qui fait que tout me traverse. J'ai d'ailleurs placé cette citation de Delacroix en exergue d'un de mes livres : "Nous ne possédons réellement rien, tout nous traverse." François Mauriac a écrit dans Le romancier et ses personnages que les romanciers ont tous été des "enfants espions". Vous les invitez chez vous, dans votre appartement, à goûter. Vous ne vous êtes pas méfiés, mais ils n'ont pas perdu une miette de votre appartement, du goût de votre gâteau, de la façon de vous mouvoir. Trente ans plus tard, vous retrouvez tout dans une scène de crime avec une mégère abominable qui campe dans votre salon! Il le dit avec beaucoup d'humour, mais c'est cela l'état de perméabilité.
M.-H.L. : Pardonnez-moi d'enfoncer des portes ouvertes, mais on ne traverse pas la vie sans être constamment happé, enchanté, bouleversé, ému, horrifié par ce qui est totalement inépuisable, à savoir les autres. Étant bien entendu que nous sommes toujours l'autre de quelqu'un. Ces interactions-là sont extrêmement fécondes pour le travail d'écriture, et elles sont constantes. Dans le travail d'écriture, en revanche, en ce qui me concerne, il y a un temps de haute solitude - comme on parle de haute montagne - où je me coupe de toute interaction. C'est dans ce temps-là justement que tout ce qui a été happé, saisi, flairé, remonte. Il faut pour cela de la solitude et du temps de pause.
M.-H.L. : Dans la nouvelle, Jeanne Santoire n'avait pas cette position centrale qu'elle a prise aussitôt que j'ai ouvert le chantier du roman. Je me suis alors tout de suite rendue compte que c'est elle qui allait passer devant. Très honnêtement, je ne sais pas pourquoi. On pourrait donner une explication très simple à caractère "psychologisante" - dont vous sentez combien elle ne me satisfait pas même si je ne peux pas l'écarter complètement - puisque quand on regarde les trois personnages qu'on pourrait qualifier de principaux c'est celle qui a l'air d'être la plus proche de moi. C'est absolument évident. Peut-être suis-je allée dans une certaine mesure à la facilité. J'eusse évidemment pu écrire cette histoire en mettant Horatio Fortunato au centre du terrain. Ça serait tout à fait autre chose. Ou la mutique Gordana. Je suis allée naturellement à Jeanne Santoire sans doute parce que je me projette et identifie. J'avoue qu'il ne faut pas trop chercher à savoir. Je préfère ne pas trop chercher à savoir!
M.-H.L. : Je ne dirais pas que je développe de l'affection pour mes personnages, je dirais qu'il y a des personnages avec lesquels on n'a pas fini, et c'était le cas de Gordana. C'est parce que je n'en avais pas fini avec elle dans la nouvelle qu'il y a eu ce roman. Au fond, les personnages avec lesquels je continue à être en état de désir sont ceux avec lesquels je sens que je n'en ai pas fini, et il y en a dans tous mes livres.
R : On peut dire qu'elle a fini K.O. par épuisement en quelque sorte. Elle disparaît. D'ailleurs dans la vraie vie elle a disparu aussi. Elle était dans la ligne de caisse de mon Franprix familier en 2003 et un jour en 2004 elle n'a plus été là. Je suis persuadée, dans la vie comme dans l'écriture, que les êtres sont inépuisables. On ne fait que les effleurer, on ne les connaît pas. On a donc toutes les deux finies K.O..
M.-H.L. : Tout est possible. J'ai la chance d'accompagner beaucoup mes livres, d'être sollicitée pour faire des rencontres en librairies et en médiathèques. J'aime beaucoup ça, c'est extrêmement roboratif. Je rencontre donc beaucoup mes lecteurs, et c'est passionnant ce que les uns et les autres vous disent sur leur vie avec votre livre, à quel point votre livre devient leur livre. Ils se font leur livre avec votre livre, y compris dans les modalités de lecture. Et ce que j'aime beaucoup, et qui m'est rapporté assez fréquemment, c'est que dans un couple l'un lit à l'autre certains passages à voix haute. J'aime énormément quand un homme me dit: "Je l'ai lu à ma femme. Elle riait!"
Je pense à une chose très émouvante qui s'est passée cet été. J'ai une amie écrivaine qui s'appelle Claude Pujade Renaud. Nous avons une amie commune qui, hélas, perd progressivement la vue. Cet été Claude est allée en plusieurs fois lire entièrement Nos vies à cette amie. Ces deux dames, dans la touffeur de l'été parisien, ont fait ce chemin-là dans mon livre. Rien que pour ça, ça vaut la peine de l'avoir écrit.
M.-H.L. : Si je n'en avais qu'un... Aujourd'hui je suis d'humeur printanière, puisque c'est novembre et qu'il fait nuit, on va donc dire "pivoine".
M.-H.L. : Le vent dans les hêtres.
M.-H.L. : La joie.
M.-H.L. : "Poule rousse", dans l'album du Père Castor.
M.-H.L. : De l'ouïe je crois, s'il fallait vraiment en choisir un.
M.-H.L. : Non, je chante dans la voiture! Je chante les poèmes d'Aragon par Léo Ferré, et aussi Tino Rossi ou Serge Lama. Une de mes amies a les CD de Tino Rossi et Serge Lama. Quand il nous arrive, hélas trop rarement, d'être ensemble en voiture, on met l'un ou l'autre. D'ailleurs dans Joseph je cite Tino Rossi, qui mérite d'être cité.
M.-H.L. : Non, j'écoute de la musique avant, en phase préparatoire, pour m’affûter, m'aiguiser comme on aiguise une faux. Certaines musiques, ce que j'appelle des musiques d'établis, Bach par exemple, une pièce de Schubert, toujours les mêmes musiques de façon quasi obsessionnelle. J'ai un registre très restreint parce qu'obsessionnel.
M.-H.L. : Jean-Jacques Goldman, "je marche seul, sans témoin sans personne", ou bien "quoi que je fasse, où que je sois, rien ne t'efface, je pense à toi".
M.-H.L. : Oui, tout le temps. Je lis à voix haute énormément, donc j'entends, bien entendu. C'est fondamental. Même s'il n'y a jamais de dialogues dans mes livres il n'y a pas de personnage sans voix.
M.-H.L. : Je vais vous dire quelque chose qui va vous paraître un paradoxe absolu et une coquetterie mais qui n'en est pas une. Ce qui m'attire particulièrement, c'est le silence. C'est cela qu'il faudrait arriver à dire. Il n'y a pas plus grande volupté que de se taire ensemble. Lorsqu'on arrive à se taire ensemble les violons sont accordés.
M.-H.L. : L'une des grandes voluptés de l'écriture c'est que ma voix est partout. Ma voix est dans l'accent roque et rogue de Gordana, dans le silence obstiné, têtu d'Horatio Fortunato, et elle est aussi évidemment chez Jeanne Santoire. L'écriture – j'enfonce une porte ouverte – est un acte démiurgique. On peut tout faire, alors pourquoi s'en priverait-on?
M.-H.L. : Le corps de Flaubert m'intéresse beaucoup, c'est un sujet sur lequel j'ai déjà écrit et je n'ai pas fini! Je n'ai pas le coffre de Flaubert, sa puissance. Flaubert n'a pas trente ans, il revient de son voyage en Orient et il écrit : "Je deviens bedaine. J'entre dans la catégorie de ceux avec qui la putain est embêtée de piner." Vous imaginez! Je n'ai pas ce coffre, mais je lis à voix haute. Tous mes textes sont travaillés à voix haute, c'est indispensable. Et pas une seule fois. Inlassablement. Je les dis, et je les dis souvent en marchant d'ailleurs, dans le silence.
M.-H.L. : Oui, si ce n'est que je dirais plutôt "parloir" que "gueuloir" car dans "gueuloir" il y a l'idée d'une puissance de coffre qui n'est pas la mienne, c'est l'idée de parler le texte, et même de le marcher.
M.-H.L. : Une nécessité absolue, indispensable. Un texte qui ne tient pas la lecture à voix haute, c'est un texte qui ne tient pas, qui ne vaut pas d'être. Je suis un peu radicale là-dessus. Pour moi, la lecture à voix haute est très proche de l'expérience du chant. Quand j'étais adolescente j'ai chanté dans un chœur. On chantait du Bach. Je ne connaissais pas une note et pas un mot d'allemand, mais on avait un chef de chœur qui était un fou charismatique et qui nous emmenait très loin. J'ai appris à respirer en chantant. Quand j'ai commencé à écrire et, très tôt, à dire mes textes à voix haute, je me suis rendue compte que c'était le même type d'émission d'air. Le texte ne vient pas de la cavité buccale, de la tête, de la poitrine, il monte du ventre. C'est tout le corps qui est en jeu. Ce serait donc un chant total.
M.-H.L. : Cela dépend. J'ai entendu le pire comme le meilleur. J'ai entendu des auteurs massacrer leurs textes, c'était une souffrance horrible. Et j'ai entendu des gens lire magnifiquement. Je pense par exemple à Mathieu Riboulet qui lit magnifiquement ses propres textes. J'avoue que j'aime infiniment lire à voix haute, mes propres textes mais aussi d'autres textes, à voix haute et en public. Devant public neutre, si possible. De surcroît je pratique la lecture à voix haute dans le cadre de mon métier de professeur, je lis évidemment des textes aux élèves. J'ai observé à bien des reprises que l'auteur n'est pas forcément le meilleur lecteur de ses textes, et j'ai eu parfois de très belles surprises lorsque j'entendais mes textes lus par d'autres et de les voir se déplacer, se déployer d'une façon que je n'attendais absolument pas, et parfois me dire: "Mais qui a écrit ça?" C'est une expérience très jubilatoire.
M.-H.L. : En vieillissant ma voix est de plus en plus grave, elle descend de plus en plus. Je n'aime pas m'entendre à vrai dire, j'évite absolument d'écouter mes propres entretiens - je vérifie juste si physiquement ce n'est pas trop terrible. Parce que je crois que la voix est ce qui, plus que tout, dit l'intimité de l'être, son tréfonds. Il y a un dévoilement dans la voix phénoménal, vertigineux, une mise à nue. C'est d'ailleurs très intéressant au téléphone. Combien de fois vous avez au téléphone quelqu'un, si vous le connaissez bien, dont vous entendez dans la voix des choses que les mots ne diront pas? Quand vous connaissez bien quelqu'un, vous savez très bien à sa voix si il ou elle va bien. Plus que le visage, plus que les mots, la voix, son grain, sa manière de se poser, vous met la bête humaine à nue, vous la livre.
M.-H.L. : J'ai eu pour le coup toutes sortes d'expériences, et il m'est très rarement arrivé de me dire : "Quelle infamie!" Je ne fais pas une rencontre en médiathèque sans demander qu'on choisisse des extraits pour adosser les propos du texte, et ces extraits je les lis moi-même très volontiers. Mais plus je vieillis, plus je préfère voir le verre à moitié plein plutôt qu'à moitié vide, donc bien des fois j'entends des lectures de mes textes qui me conduisent en un lieu où je ne les attendais pas forcément et le plus souvent cela me va très bien.
M.-H.L. : Je l'imagine lu avec le moins d'effets possibles. J'aime les lectures à sec.
M.-H.L. : Plutôt une voix d'homme, un peu métallique, serrée, sèche.
M.-H.L. : C'est quelqu'un qui sait respirer.
M.-H.L. : Interpréter, s'interposer entre le texte et ceux qui l'écoutent.
M.-H.L. : Je n'aime pas la bière! Pas du tout. Je suis une piètre buveuse. Cela me fait penser à un mot que j'adore, l'estaminet. J'adore ce mot! C'est le nom que l'on donne aux cafés, dans le nord de la France, en Flandre et en Belgique, où on boit justement de la bière. Voilà ce que ça m'évoque. On va faire l'estaminet en bord de Seine, cela me va très bien! Pour atteindre un état de légère ivresse, je n'ai pas besoin de bière ou d'alcool. Je l'atteins avec les mots. Je dégusterai donc les mots. Je suis allée il y a quelques années déjà à une soirée de ce type, c'était très alerte, très joyeux, ça tenait chaud.
Propos recueillis Marie-Sophie Simon et Fanny Boutinet pour Les Livreurs
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