Olivier Bétourné est le président du Seuil, maison d'édition à laquelle il a su redonner en cinq ans ses lettres de noblesse. Rencontre avec un éditeur heureux, qui nous explique comment exigence éditoriale et organisation optimiséee sont les clés du succès. Et comment, malgré le contexte économique morose et la mutation numérique en cours, l'avenir des livres lui semble placé sous les meilleurs auspices.
Olivier
Bétourné est un PDG heureux. Le Seuil, la maison d’édition qu’il dirige depuis cinq ans, vient
de connaître une année exceptionnelle, couronnée par une avalanche de prix
littéraires, dont le prestigieux Goncourt pour Pas pleurer de Lydie Salvayre, le prix Médicis pour Terminus radieux d’Antoine Volodine,
le prix Novembre pour Sigmund Freud en
son temps et dans le nôtre d’Elisabeth Roudinesco, sans parler du
succès mondial du fameux Capital au XXIe
siècle de Thomas Piketty, et d’un autre, complètement inattendu à cette
échelle : Pour en finir avec Eddy
Bellegueule d’Edouard Louis, révélation de l’année 2014. Non content
d’avoir su redonner aux éditions du Seuil une place de premier plan dans le paysage
éditorial, Olivier Bétourné peut aussi s’enorgueillir d’annoncer un bilan
financier positif. Une prouesse dans le contexte économique actuel. Quelle est
la recette gagnante de ce professionnel de l’édition qui n’a jamais voulu
renoncer à son exigence éditoriale ? Comment le PDG de l’une des plus
importantes maisons d’édition françaises voit-il l’avenir des livres ?
C’est ce que nous allons tenter de savoir en partant à sa rencontre.
Nous voici dans le hall du bâtiment moderne qui héberge désormais l’ensemble des sociétés du groupe La Martinière auquel Le Seuil appartient. Si ce n’étaient les couvertures fièrement exposées à l’entrée avec leurs bandeaux rouges comme des étendards et quelques étagères remplies de livres installées près des canapés faisant office de salle d’attente, rien n’indiquerait que nous sommes dans une maison d’édition.
Olivier Bétourné nous reçoit avec l’amabilité dont il est coutumier. Son bureau lui ressemble : lumineux et peu ostentatoire. Cet historien de formation qui a fait toute sa carrière dans l’édition a su imposer un style qui est celui du dialogue et du consensus. Cette « courtoisie efficace » que ses prédécesseurs n’auraient pas reniée n’a pas manqué de faire ses preuves lors de ses précédents mandats chez Fayard ou Albin Michel, par exemple. Mais l’aventure du Seuil, chez qui il avait commencé sa carrière, est « sa grande histoire ». Rencontre avec un PDG bien inspiré, qui parle avec optimisme de l’avenir de l’édition et avec passion de la pérennité des livres.
-Olivier Bétourné : Comment ne pas éprouver un sentiment de fierté ? Ce succès est celui de toute une équipe, qui, depuis cinq ans, a fait un travail remarquable. Nous avons atteint l’objectif que je m’étais fixé lors de ma prise de fonctions le 3 janvier 2010 : celui de redonner au Seuil toute sa place. On peut dire qu’en quelques années, nous avons réussi à trouver un nouveau souffle et à reprendre notre rang.
-O.B. :
Le groupe éditorial Seuil est composé des Éditions du Seuil et de ses trois
filiales : Points,
L’Olivier et Métailié. L’ensemble appartient
aujourd’hui au groupe La Martinière (cinquième groupe d’édition en France).
-O.B. : Mes mots d’ordre ont été ambition et réorganisation. L’un ne va pas sans l’autre. Porter une belle vision sans se donner les moyens de sa mise en œuvre est vain. Penser uniquement en termes d’efficacité l’est tout autant, surtout dans un univers comme celui de l’édition.
Mon premier objectif a été de redonner corps à une maison qui était morcelée. Notre déménagement a été en cela très positif, car il nous a permis de trouver une unité de lieu.
J’ai aussi tenu à ce que nous mettions en place une programmation intégrée, afin de mettre un terme à l’éclatement éditorial qui étouffait l’initiative depuis cinq ans.
Ensuite, il m’a semblé important de définir de nouvelles règles, de mettre au point de nouvelles procédures, plus fluides, pour tirer le meilleur parti du travail collectif, en responsabilisant chacun des intervenants de la chaîne éditoriale. Par exemple, nous avons instauré le principe d’une réunion hebdomadaire entre l’éditorial, la presse, le commercial, le marketing, pour assurer le suivi de chacune de nos nouveautés. A titre personnel, j’ai souhaité m’impliquer davantage en présidant tout autant les réunions stratégiques que les comités de lecture. Du côté éditorial, j’ai simplifié aussi la « carte » du Seuil en restructurant la maison autour de quatre départements : la fiction (française et étrangère), la non-fiction (documents et sciences humaines), les beaux-livres et la jeunesse. J’ai encouragé les éditeurs à ne jamais céder aux sirènes de la facilité et de l’air du temps, à cultiver au contraire la qualité et l’audace. Oser penser, oser agir.
-O.B. : Il est certain que ces résultats sont bien le fruit d’un travail de fond et du plaisir retrouvé de travailler ensemble à une œuvre commune. De ce point de vue, ils ne sont pas arrivés par hasard. Mais le Seuil avait de sacrés atouts à faire valoir. C’est ainsi qu’il n’a pas été si compliqué pour nous de redevenir leaders en sciences humaines. Le trésor accumulé était là, qui n’attendait qu’à être valorisé ! Encore fallait-il installer de nouveaux talents, prendre les risques que nos aînés avaient su prendre. Nous nous y sommes attelés, et cela nous a réussi. C’est Pierre Rosanvallon, directeur de l’une des collections de sciences humaines les plus récemment installées au Seuil, qui a pris l’initiative de publier le livre de Thomas Piketty : un livre de près de 1000 pages ! Eh bien le résultat est là : 250.000 exemplaires vendus à ce jour, plus de 40 contrats de traduction. Ce succès n’était pas prévisible à cette échelle, mais ce n’est certainement pas un hasard si ce sont les Editions du Seuil qui l’ont en quelque sorte « porté ».
-O.B. : Nos deux gros succès de l’année, Pas pleurer de Lydie Salvayre et Pour en finir avec Eddy Bellegueule d’Edouard Louis, sont emblématiques du double objectif que nous nous étions assignés : accompagner et découvrir. Le Goncourt de Lydie Salvayre vient couronner une œuvre patiemment construite et inscrite dans le temps long de la littérature. Le Seuil accompagne Lydie depuis 1993. C’est le propre des œuvres littéraires de se construire dans la durée, c’est la responsabilité d’une grande maison d’en respecter le rythme. Edouard Louis, d’un autre côté, c’est la révélation de l’année. Le Seuil, ici, a joué son rôle de découvreur. A nous, maintenant, d’accompagner Edouard à son rythme et de l’aider sur son chemin. Et comprenez bien que ce n’est pas un hasard non plus si ce premier roman a été édité chez nous. Edouard est un familier de l’oeuvre de Pierre Bourdieu, qui est installée chez nous depuis plus de vingt ans. Ici, en quelque sorte, il s’est retrouvé en famille. Mais il y a plus encore. Le Seuil organisait à l’époque des cycles de conférences, autour de philosophes et d’auteurs de sciences humaines, au Théâtre de l’Odéon. Or, Edouard Louis, jeune étudiant de la rue d’Ulm, travaillait alors lui-même à l’Odéon, où il tenait le stand des livres vendus après le spectacle. C’est ainsi qu’il s’est lié d’amitié avec Isabelle Creusot, une attachée de presse « historique » du Seuil, qui était notamment à l’initiative de ces conférences, et c’est très logiquement qu’ils se sont rencontrés autour d’une certaine façon de concevoir la vie intellectuelle et la place qu’une maison comme le Seuil entend y occuper. René de Ceccatty a pris ensuite le relais auprès d’Edouard, avec le succès que l’on sait.
-O.B. : Notre époque de forte médiatisation favorise la polarisation des ventes aux extrêmes : les livres qui se vendent bien se vendent de mieux en mieux mais sont de moins en moins nombreux, ceux qui se vendent le moins finissent leur carrière à des niveaux de vente catastrophiques. Entre les deux, les niveaux moyens s’affaissent. C’est ainsi qu’une maison comme la nôtre ne peut plus se passer de best-sellers. C’est devenu vital. Mais ces best-sellers, le Seuil doit les générer à partir de ce qu’il sait faire, et surtout pas en tentant d’imiter les maisons au profil plus commercial que le nôtre. Car alors, et à coup sûr, nous échouerions en perdant le bénéfice du trésor accumulé que j’évoquais tout à l’heure. Nous avons en effet la chance, au Seuil, d’avoir à notre catalogue des livres de fonds qui assurent plus du quart de notre chiffre d’affaires. 25% du chiffre d’affaires réalisé dès le 1er janvier ! C’est une richesse inestimable. En cédant à la tentation de publier n’importe quoi sous prétexte de gagner de l’argent, calcul fort illusoire au demeurant, nous ruinerions ce socle qui a fait notre prospérité et notre crédit auprès de nos partenaires historiques, les libraires, qui sont aussi nos meilleurs ambassadeurs auprès du public, et savent, mieux que personne, amplifier nos succès. Bref, des best-sellers, oui, mais des best-sellers « Seuil ». Sacré défi, j’en conviens…
-O.B. : J’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer à ce sujet. Non, je n’aurais pas publié ce livre, et pour une raison bien simple. Il porte atteinte à l’intimité de la vie privée d’une personne.
-O.B. : Bien sûr. Mais cela ne veut pas dire que nous fassions n’importe quoi. Que le Seuil diversifie ses collections en direction de la « littérature d’époque » ou des documents grand public, que nous nous attachions aussi à développer nos collections de « policiers/thrillers » est une excellente chose, et dans le pur prolongement de certaines de nos plus anciennes traditions. Tous les publics sont respectables ! Et puis regardez Carnets de thèse, ce roman graphique de Tiphaine Rivière qui vient de sortir et s’annonce comme un grand succès. Voilà un livre formidablement inventif : avec Tiphaine Rivière, une aventure nouvelle s’annonce au Seuil, je veux le croire. Mais à bien creuser, vous lui trouveriez aussi de bien beaux antécédents chez nous, dans les années cinquante, par exemple, premier pas d’un mariage réussi entre le texte et l’image… Vous voyez donc que l’ouverture et l’innovation sont pour nous de constantes préoccupations.
-O.B. : L’intensification des échanges à l’international est un atout pour l’édition française en général, et particulièrement pour les éditeurs qui disposent d’un catalogue de référence, notamment en sciences humaines. La Chine est en train de rattraper son retard. Elle avale toute notre production des années soixante, soixante-dix et quatre-vingt ! On y est avide, à l’université, de Lacan, de Barthes, de Foucault, de Bourdieu… Et Freud n’est pas en reste, puisque la biographie qu’Elisabeth Roudinesco lui a consacré sera bientôt traduite, elle aussi, en chinois. La Corée du Sud, autre exemple, est depuis longtemps l’un de nos plus fidèles partenaires à l’international. Et, je vous l’ai dit, les ventes de Thomas Piketty dans le monde entier atteignent des niveaux jamais vus. Or, il faut bien comprendre que le succès de ce livre signifie la mise en partage, et à une échelle inédite, d’une problématique commune autour de la question des inégalités. Comment ne pas en tirer une formidable fierté ? Comment ne pas comprendre qu’une partie de notre avenir se joue dans la globalisation ?
-O.B. : Bien sûr ! 2015 sera l’année Barthes, et nous avons tenu une conférence de presse en janvier pour annoncer le programme. Nous venons de publier la biographie magistrale que lui a consacrée Tiphaine Samoyault. Paraîtront en mai un Album Roland Barthes conçu par Eric Marty et un superbe essai-témoignage de Chantal Thomas (Pour Roland Barthes), puis, en octobre, L’Amitié de Roland Barthes, par mon très cher Philippe Sollers. Plusieurs rééditions, une mise en avant globale de l’œuvre, ainsi qu’une exposition à la Bibliothèque nationale de France, des colloques, etc., marqueront l’événement. Vous voyez que le Seuil demeure fidèle à ses convictions.
-O.B. : Ce marché n’est pas nouveau. Il se développe aujourd’hui sous l’effet de la démultiplication des moyens de diffusion via Internet. Mais c’est un autre métier. Notre métier à nous consiste à lire, à porter un jugement sur ce que nous lisons, à décider de publier, puis à réunir les moyens propres à porter ce livre à tous les publics susceptibles de s’y intéresser. C’est, en ce sens, un métier d’offre. Les sociétés d’autoédition, de leur côté, accueillent les manuscrits que leurs auteurs souhaitent proposer à la demande. Elles ont évidemment leur utilité et remplissent une fonction essentielle dans notre société. Mais leur logique est, en quelque sorte, inverse de la nôtre.
-O.B. : Pourquoi pas ? Si nous y repérons un talent original, bien sûr, et c’est notre métier de distinguer un texte qui sort du lot. Mais le critère de choix demeure : la singularité de l’écriture, la qualité du texte, sans négliger le potentiel commercial bien sûr. Autrement dit, le chiffre de vente atteint sur ces plateformes spécialisées ne saurait être le critère de distinction.
-O.B. : Le numérique est un univers à comprendre et à pratiquer sous différents angles. Tout d’abord, au Seuil désormais, comme chez la plupart de mes confrères, tous les livres sont publiés sous les deux formats : papier et numérique. Par ailleurs, nous avons initié depuis de nombreuses années tout un travail de numérisation du fonds, de façon à enrichir notre offre numérique. A titre personnel, en tant que lecteur, j’opte toujours pour la forme papier, mais j’observe que d’autres sont plus confortablement installés en approchant un texte par la médiation d’une liseuse ou d’une tablette, et pourquoi pas ? Notre devoir est de répondre à la diversité des désirs. Par ailleurs, l’univers immatériel me semble un champ d’exploration riche de promesses pour les écrivains eux-mêmes : formats courts, texte fécondé par l’image (et réciproquement), création multimédia dans le domaine de l’histoire et du livre de référence. Nous en sommes à la préhistoire. Et mon ami François Bon a raison de me bousculer en me faisant sans cesse apparaître les richesses recelées par ce continent. Grâce à François notamment, j’ai été très tôt sensibilisé à cet univers technologique et à ses virtualités. Le Seuil s’y engage à travers de multiples expériences qui ont, à mes yeux, valeur de test.
- O.B. : J’ai déjà eu l’occasion d’apporter un démenti à cette rumeur. Elle n’est d’ailleurs pas nouvelle, et je puis témoigner qu’elle circulait déjà à Paris quand je suis entré au Seuil… à la fin des années soixante-dix. Mais puisque vous me posez la question aujourd’hui, je vous réponds clairement: non, la vente du Seuil n’est pas à l’ordre du jour. C’est une décision d’actionnaire, bien sûr, mais il va de soi que j’en serais le premier informé. Je fais en quelque sorte partie de l’actif, non ? Le groupe La Martinière, qui est en train de recentrer son activité autour de l’édition, n’a aucune raison, dans cette perspective, de se passer d’une maison aussi prestigieuse, au chiffre d’affaires aussi conséquent et dont le résultat est aussi nettement bénéficiaire depuis cinq ans.
-O.B.- Optimiste et confiant. Les modes d’accès à l’écrit évoluent bien sûr, l’édition doit s’adapter à de nouvelles contraintes, apprendre à relever de nouveaux défis, mais les livres, la littérature, l’intelligence humaine ont plus que jamais rendez-vous avec l’avenir, j’en suis convaincu.
Propos recueillis par Olivia Phélip
Lydie Salvayre, Pas pleurer, lire un extrait en PDF ici
Antoine Volodine, Terminus radieux, lire un extrait en PDF ici
Edouard Louis, Pour en finir avec Eddy Bellegueule
Thomas Piketty, Le capital au XXe siècle, lire un extrait en PDF ici
Elisabeth Roudinesco, Sigmund Freud en son temps et le nôtre, lire un extrait en PDF ici
Tiphaine Samoyault, Biographie de Roland Barthes, lire un extrait en PDF ici
Tiphaine Rivière, Carnets de thèse
Plus d'informations sur le site du Seuil
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