Alors que la France commémore le premier anniversaire de l'attentat du Bataclan, Philippe Cohen-Grillet publie une enquête impitoyable, menée depuis 2009 sur les négligences qui ont abouti à ce drame. Un travail qui prend sa source dans une filière terroriste dès 2009, porteuse déjà, selon lui, de l'attentat à venir. Négligence? Sous-estimation de la dangerosité des terroristes? Dans son livre, Nos années de plomb (Plein Jour), l'auteur-journaliste écrit un livre-enquête terrifiant qui dénonce les faiblesses d'un système judiciare et le silence du politique face au terrorisme. Un texte qui ressemble à un roman noir et qui raconte hélas une histoire réelle. Philippe Cohen-Grillet revient sur ses huit ans d'enquête.
Légende photo : Portrait de Philippe Cohen-Grillet. © Philippe Matsas/Plein Jour
Philippe Cohen-Grillet a consacré huit ans à son enquête. Huit ans pendant lesquels il a démonté les écueils de la justice et remonté les filières djihadistes qui ont mené aux attentas terroristes du 13 novembre 2015 à Paris au Bataclan. Le fruit de cet énorme travail d'investigation donne un livre : Nos années de plomb (Plein jour). Philippe Cohen-Grillet est parti de l'attentat du Caire de 2009 et a montré le lien entre ce celui-ci et celui du Bataclan en 2015. Un lien non seulement avéré mais programmé, voire encore plus terrible annoncé. Avec en toile de fond les défaillances du système judiciaire, les silences du monde politique que cette prise de conscience dérange. L'attentat du Bataclan aurait-il pu être évité ? C'est in fine la question que pose l'auteur dans ce livre-enquête qui se lit comme un roman noir. Un récit écrit tambour battant, sans excès de style, avec précision et justesse, qui hélas ne parle que de "réalité", les faits, rien que les faits. Glaçant. Et important pour que d'autres Bataclan ne se produisent plus.
Philippe Cohen-Grillet : Ce livre est à la fois une enquête, une contre-enquête et une « enquête sur l'enquête » en cours concernant les attentats. J'y démontre, preuves à l'appui, que des éléments précis et concrets auraient du alerter, dès 2009, quant aux massacres qui ont été perpétrés le 13 novembre 2015, en particulier le bain de sang au Bataclan. Cette salle de spectacle est une cible précisément désignée, de longue date, par les terroristes. Plusieurs djihadistes, notamment les frères Clain, qui ont revendiqué les attentats au nom de l’État islamique, étaient dans le viseur de la justice. Une instruction a été menée, dans la plus grande discrétion, sur un projet d'attentat contre le Bataclan. Celle-ci a été close par un non-lieu en 2012, au terme d'une enquête troussée avec une légèreté sidérante. Des preuves, des charges accablantes ont été balayées, des contradictions et des déclarations fallacieuses du principal suspect prises pour argent comptant, des pistes n'ont pas été explorées. L’enchaînement de fautes, d'erreurs et de négligences a conduit à une véritable désastre judiciaire. C'est ce que je révèle dans ce livre en menant le lecteur au cœur de la guerre antiterroriste.
-P. C.-G. : Les menaces contre le Bataclan étaient connues de la justice et de la police depuis 2009. Je publie de nombreux documents qui en attestent, issus du dossier d'instruction ouvert à l'époque et clos par un non-lieu. Il ressort de ces 6000 pages que le projet terroriste était avéré, un suspect mis en examen et écroué, la piste de complices identifiée, des ordres d'attentats sur le sol français échangés, noir sur blanc, entre des chefs terroristes. Jamais les propriétaires du Bataclan n'ont été informés de ces menaces. Ils n'ont même pas eu connaissance de l'enquête dont il ont découvert l'existence lorsque je l'ai révélée dans le presse. Jamais la salle n'a fait l'objet d'une quelconque surveillance. Lorsque l'on se sait menacé, on fait tout pour se protéger. Dans ce cas, terrifiant, rien n'a été fait jusqu'à la tragédie du 13 novembre.
-P. C.-G. : Le 22 février 2009, une bombe explose au Caire. Elle visait un groupe de lycéens français en voyage dans le pays. Une jeune fille, Cécile Vannier, 17 ans, a perdu la vie, 24 autres personnes blessées, dont plusieurs de ses camarades, grièvement. Journaliste spécialiste des questions de défense et des dossiers terroristes, j'ai très tôt appris que la DGSE, les services secrets, avaient identifié le groupe auteur de l'attentat, l'Armée de l'Islam, la branche d'al-Qaida implantée à Gaza. Mais surtout que les lycéens ont été délibérément ciblés parce que Français. Il s'agit d'un acte de guerre dirigé contre la France. Rapidement, la police égyptienne a interpellé sept suspects, dont une Française, Dude Hoxah et un Belge, Farouk Ben Abbes. Au fil de leur enquête, les Égyptiens ont appris que Ben Abbes fomentait un projet d'attentat contre le Bataclan et ont aussitôt alerté les autorités françaises début mai 2009. J'ai suivi l'enquête sur le Caire depuis son origine et, dès 2011, j'ai pu révéler, dans Le Figaro, que le Bataclan était une autre cible désignée. J'ai pu avoir accès à l'intégralité du dossier du Caire, 24 000 pages, puis au dossier d'instruction « Bataclan 1 ». Grâce à des contacts privilégiés avec les victimes, des avocats, des juges, des policiers spécialisés, des agents et d'autres interlocuteurs, j'ai retracé le déroulement des enquêtes émaillé de graves défaillances.
-P. C.-G. : Le terrorisme relève toujours de l'affaire d’État. Ce domaine implique les plus hautes autorités politiques, ce qu'elles savent, ce qu'elles ignorent, la hiérarchie judiciaire, les services secrets et de renseignement. Ce monde est opaque, les apparences peuvent cacher des manipulations. J'en explore les arcanes dans ce livre. Par définition, la guerre antiterroriste se mène en secret, pas sous les lambris de la justice et encore moins devant les caméras. La principale difficulté est d'avoir accès à l'information, de vérifier sa véracité, de ne pas tomber de le piège des intérêts de chaque intervenant. Cela demande du temps, beaucoup de temps.
-P. C.-G. : Même si certains États financent les mouvements djihadistes, ceux-ci sont largement autonomes. Ils suivent leur propre agenda politique, celui, a terme, de l'instauration d'un califat islamique. Voilà leur objectif stratégique qui passe par des attentats, tactiques. Nous ne sommes pas face à des groupes manipulés par de puissants services secrets étrangers comme ce fut le cas durant la guerre froide avec Action Directe, les Brigades Rouges, les mouvements d'extrême droite italiens ou la Fraction Armée Rouge en Allemagne. Aujourd'hui, les djihadistes mènent la guerre en leur nom et pour leur propre cause. Au sein de l’État islamique, la branche « francophone », notamment composée de Français et de Belges, s'est affirmée avec les massacres du 13 novembre. J'ai également constaté des obsessions récurrentes, comme le Bataclan, une cible désignée car l'établissement appartenait à des juifs. Il apparaît enfin qu'il existe un seul et même continuum terroriste. C'est un même réseau, progressivement développé, qui a frappé au Caire en 2009, à Paris en 2015 puis à Bruxelles.
-P. C.-G. : Les autorités françaises, politiques et judiciaires, sont plus qu'embarrassées par la révélation des enquêtes passées, bâclées, par les ratés, les erreurs qui mettent en lumière de graves défaillances, des incompétences. Plutôt que de les reconnaître, de dire aux victimes « vérité et transparence », ainsi que le leur a promis le Président de la République, il a été choisi de se taire, puis de mentir. Ministre de la Justice, Christiane Taubira a déclaré qu'il n'existait pas de « liens avérés » entre les suspects du projet d'attentat contre le Bataclan, entre 2009 et 2012, et les terroristes du 13 novembre. Il s'agit d'un mensonge, ainsi que je le démontre dans le livre, documents à l'appui. En mars dernier, Bernard Cazeneuve a affirmé devant la commission d'enquête parlementaire, sous serrement, n'avoir « vu aucune note témoignant d'une menace particulière contre le Bataclan ». En juillet, il a pourtant pris un arrêté d'expulsion contre le principal suspect de l'époque (arrêté d'ailleurs illégal et qui a avorté) affirmant que celui-ci « a confirmé l'existence d'une projet d'attaque terroriste visant une cible juive en France et notamment la salle de spectacle du Bataclan ». Le premier flic de France assène deux vérités contradictoires à quatre mois d'intervalle. Le procureur Molins nous a habitué a de grandes conférences de presse. C'est sous son autorité qu'a été recommandé le non-lieu en 2012. Il n'évoque jamais ce point, sans doute anecdotique. Le juge qui a décidé du non-lieu, Christophe Teissier, est celui-là même qui dirige aujourd'hui les magistrats qui enquêtent sur le 13 novembre, notamment sur le Bataclan. Il ne s'agit pas de mettre en cause tel ou tel -bien qu'il ne soit pas anormal, dans une démocratie, que les responsables rendent compte de leurs actes-, mais d'avoir le courage de regarder les erreurs qui ont été commises, en quoi le système a failli, afin que cela ne se reproduise pas.
-P. C.-G. : Face à l'ampleur et à l'importance des sujets dont il est question, les plus gaves attentats de l'Histoire de notre pays, il m'a semblé que seul un livre pouvait rendre compte en détails de mon enquête et présenter tous les éléments, les révélations appuyées sur des pièces indiscutables. J'ai consacré de nombreux articles à l'attentat du Caire, puis aux connections avec ceux du 13 novembre. Mais il est impossible de rendre compte d'une enquête de huit années dans un article. Le 13 novembre au soir, j'ai été, comme chacun de nous, pétrifié face à l'horreur. Mais je n'ai pas été surpris que le Bataclan soit le théâtre d'un massacre terroriste. J'ai su immédiatement que j'allais écrire ce livre en rassemblant tous les documents, les témoignages, afin de donner au lecteur un récit précis et détaillé.
-P. C.-G. : L'ampleur des attentats du 13 novembre est sans précédent en Europe. Ceux-ci ont demandé une très longue préparation, des moyens importants, une logistique, un financement, impliqué de nombreux individus qui ont pu communiquer et se déplacer en échappant aux services de renseignement, portant très performants. Que d'autres attentats soient à redouter, cela est malheureusement une évidence. Des attaques sont déjouées et les tous les services impliqués à un niveau maximum. Mais le déni des erreurs passées pose une problème actuel. Celui de l'identification de leurs causes afin de ne pas les réitérer. Plus grave, le silence et les mensonges des autorités ne font qu'alimenter les théories du complot. Ils font le jeu de l'extrême droite. Ils constituent une insulte aux victimes, souvent maltraitées, déjà en colère. Le silence et les mensonges accentuent la défiance envers les politiques et la justice. C'est ainsi que les valeurs de la République vacillent.
-P. C.-G. : Je poursuis bien évidemment mon enquête et publie régulièrement de nouveaux éléments, de nouvelles révélations, notamment dans les colonnes de Paris Match et sur le site Internet du magazine. Le livre retrace huit années qui nous ont mené au 13 novembre, un enchaînement implacable. Le dossier de l'attentat du Caire a été trop longtemps négligé, méprisé. L'instruction est toujours en cours, je suivrai attentivement ses développements. De même, les enquêtes sur les attentats de Paris, de Bruxelles et sur les nombreux autres actes terroristes, Magnanville, Nice, Saint-Étienne de Rouvray, constituent autant de pans de la guerre en cours.
-P. C.-G. : Du courage, il en faut à mes éditeurs, Sibylle Grimbert et Florent Georgesco, pour publier un livre qui met en cause de très puissantes autorités qui ont failli. Mes éditeurs m'ont laissé une liberté totale, sachant que chaque élément, chaque révélation du livre est étayé par des documents et des pièces incontestables.
Je raconte dans le livre comment un membre du cabinet du ministre de l'Intérieur a, vainement, tenté de me déstabiliser et d'exercer, là encore vainement, une tentative d'intimidation auprès de la rédaction de Paris Match. Cette personne, qui ricane lorsqu'elle évoque les attentats, y a gagné en ridicule, entachant au passage l'ensemble du cabinet d'un ministère régalien. Un officier de police m'a demandé, sans rire, quelles étaient mes sources et mes informateurs. Il devait avoir un peu de temps pour cuisiner un journaliste avant de courir après les terroristes. Je crois qu'il a été déçu par mon absence de réponse, secret des sources oblige. Mes éditeurs, comme moi, recevons un florilège de messages d'insultes, notamment via le confortable anonymat des réseaux sociaux, des injures antisémites, des « quenelles » des amis des immondes Dieudonné, Soral et consorts. Tout cela ne mérite que le mépris.
>Philippe Cohen-Grillet, Nos années de plomb, Plein Jour
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