Gonçalo M. Tavares est un auteur rare, qui est l'une des révélations de cette rentrée avec son inclassable "Apprendre à prier à l'ère de la technique". Abeline Majorel, fondatrice et responsable du site Chroniques de la Rentrée littéraire l'a rencontré. Elle aussi a succombé au charme implacablement mystico-technique de l'écrivain portuguais. Découvrons avec elle, l'univers d'un écrivain qui n'a pas fini de faire parler de lui.
Gonçalo M. Tavares : Je ne sais pas trop comment me présenter. Je préfère parler uniquement des livres. Je suis né en 1970. J’ai publié mon premier livre à l’âge de trente-et-un ans. Pratiquement tous les livres que j’ai publiés par la suite étaient déjà écrits avant la parution du premier. Depuis, j’ai donc toujours plusieurs livres d’avance, ce qui me plaît et ce qui convient bien à ma méthode d’écriture. J’aime beaucoup l’idée de littérature comme espace d’investigation. Je tente de mener mes recherches à partir de ce que j’écris et j’ai le sentiment que, grâce à différentes formes d’écriture, à différents genres littéraires, je peux mener ces investigations en abordant une grande variété de thèmes. C’est pour cette raison que mes livres sont très différents les uns des autres.
Je peux peut-être évoquer ma méthode d’écriture. Voilà plus ou moins comment je travaille : d’abord, j’écris comme un fou, j’écris sans examiner ce que je fais et donc sans savoir au juste comment je fais, comment j’écris. C’est la partie la plus créative et pour moi la plus enthousiasmante. Une fois que je sens que j’ai fini quelque chose, que je dispose d’une pâte prête à l’emploi – mais encore à l’état brut –, je la laisse de côté pendant très longtemps. Des mois, voire des années peuvent s’écouler sans que j’y touche. Et je vais faire autre chose. Après cette première phase d’écriture, après avoir laissé le livre reposer, je le reprends et là je corrige, je révise et, pour l’essentiel, je coupe, je coupe des pages et mots. Le second contact avec le texte consiste donc pour beaucoup en un travail de coupe. Et il n’est possible de couper des dizaines de pages d’un roman, des centaines de phrases, que parce que j’ai pris du recul par rapport à ce que j’avais fait. Ainsi, lorsque je regarde le livre pour la seconde fois, je le fais comme si j’étais un lecteur qui pourrait encore le corriger, le modifier. C’est comme ça que je procède. Pour ce qui me concerne au moins, c’est une méthode qui fonctionne. J’essaie de laisser passer du temps sur ce que j’ai fait avant d’engager la révision du livre en vue de sa publication. Le temps est vraiment le meilleur réviseur possible pour un livre.
Ce roman a pour point de départ une image qui m’est venue à l’esprit : quelqu’un en train de prier au pied d’une machine industrielle en fonctionnement. Ce sont deux mondes que l’on voit comme quasiment inconciliables : celui de la prière et celui la technique. La question est la suivante : aurions-nous besoin aujourd’hui d’un autre genre de prières ? La religion a fait son apparition au milieu de la nature : le feu, la terre, l’eau, tels étaient ses éléments. Désormais, nous sommes entourés de dispositifs techniques, de machines. Et pourtant nous continuons à prier comme avant. Ce qui est pour moi une véritable énigme.
Le personnage de Lenz Buchmann n’est pas loin d’être un fasciste (il en est un, peut-être). Personnellement, je ne suis pas pessimiste : je ne vois pas l’Homme seulement comme une sorte de boule organique maligne. Mais il me semble que c’est faire preuve d’un optimisme peu lucide, voire dangereux, de considérer que les humains constituent une espèce d’êtres tout gentils qui seraient là pour toujours. C’est le fait que les hommes n’aient pas été attentifs à la malignité chez les autres et en eux-mêmes qui a entraîné la survenue de toute une série de tragédies au cours du siècle où la culture a atteint son apogée. Ce qui me semble important, c’est que la littérature et les arts n’oublient jamais le mal potentiel qui réside en nous tous. Le désenchantement qui se fait jour dans tous les livres de la tétralogie du Reino, dans laquelle s’intègre le roman Apprendre à prier à l’ère de la technique, est une sorte d’appel à la vigilance, comme pour dire : « N’oublie pas ta malignité, elle rôde, elle est dans les parages, ne l’oublie pas, tâche de bien la localiser afin de pouvoir la contrôler et d’éviter qu’elle ne remonte à la surface ». Il faut que nous soyons attentifs : à la malignité des autres, mais également à la nôtre. Il ne s’agit pas d’être nihiliste ni de se transformer en un pessimiste que tout ennuie, il s’agit seulement d’essayer de mettre l’interrupteur en position lucidité. Notre regard doit être attentif, c’est tout. Et comprendre le personnage de Lenz peut aider.
Je n’aime pas situer mes personnages, pas plus dans le temps que dans l’espace. Du moins dans cette série de livres du Royaume. Ce personnage peut appartenir au XXe siècle, mais aussi bien au XXIe, sans aucun doute. Et ça, c’est un peu effrayant.
J’aime beaucoup l’idée de construction. L’idée de fondations, de la première pierre, de la dernière retouche. Quant à l’importance de connaître les grands auteurs du passé – l’importance de la bibliothèque – oui, sans aucun doute. Il existe un proverbe chinois, qui est en même temps une malédiction, qui dit : « ne t’aventure pas à écrire un livre avant d’en avoir lu mille ». C’est absolument indispensable de connaître ce qui s’est fait avant, ce que les écrivains ont fait avant nous. Si on ne connaît pas les classiques, comment peut-on dialoguer avec eux ? Comment peut-on savoir si on est en train de faire quelque chose de nouveau ou de répéter ce qui a déjà été fait mille fois ? J’imagine qu’il y a là une certaine similitude avec les chercheurs scientifiques : les physiciens connaissent bien les recherches qui ont été menées dans leur domaine et connaissent aussi celles qui sont menées en ce moment de par le monde. C’est cette connaissance de ce que les autres font qui leur permet de mener leurs investigations, de se mettre en quête de quelque chose de nouveau. Par ailleurs, si on parle vraiment des classiques, dans la mesure où ils ont été écrits à une autre époque et dans un autre contexte, ils s’éloignent de ce qui est en train de se faire autour de nous, actuellement. Et ça, c’est peut-être positif. Jorge Luis Borges, avec l’ironie qui était la sienne, disait que, lorsqu’il voulait lire quelque chose de neuf, il lisait les classiques. Parfois, on lit un classique et on sent qu’il est bien plus transgressif qu’un livre qui vient de paraître. Je pense qu’il est bon d’atteindre un équilibre : connaître ce qui est en train de se faire aujourd’hui et bien connaître ce qui s’est fait à d’autres époques.
Je pense que naturellement les disciplines se croisent – la science, la fiction, l’essai. Il est difficile, il est même impossible, par exemple, de séparer la fiction de l’essai ou, plus précisément, de la pensée. Qu’est-ce qu’une phrase qui ne pense pas ? Peut-on dire : cette phrase pense, donc elle ne narre pas ? Peut-on dire : cette phrase raconte quelque chose, donc elle ne pense pas ? Raconter une histoire, narrer un événement, c’est déjà une façon de penser. Par exemple, la philosophie orientale part bien souvent d’histoires et non de concepts : on enseigne les concepts à travers des récits. L’inverse se produit également : une idée, un ensemble de pensées, ce sont aussi des récits, avec un avant et un après, une cause et des effets. D’ailleurs, la logique de la langue et de la pensée consiste précisément à établir une narration : les idées sont présentées dans une sorte d’introduction, laquelle sera suivie d’un développement, puis de conclusions. Même les méthodes des sciences les plus fermées et les plus pures – comme les mathématiques ou la physique – peuvent être vues sous cet angle. Nous sommes toujours en train de penser et de raconter, simultanément. Et penser nous fait tous travailler les disciplines scientifiques. Il n’est pas un sujet qui ne puisse être l’objet de la pensée.
Traduit du portugais par Dominique Nédellec
-> (...) Lire l'interview de Gonçalo M. Tavares dans son intégralité sur le site Chroniques de la rentrée littéraire
Gonçalo M. Tavares, Apprendre à prier à l'ère de la technique, Viviane Hamy
->Lire aussi notre article sur les coups de coeur de la Rentrée d'Abeline Majorel
->Retrouvez d'autres interviews sur le site d'Abeline Majorel : Chroniques de la Rentrée littéraire
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