Avec Catherine Corradino, redécouvrons La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, en évoquant la polémique qui fit rage dans les salons littéraires lors de sa sortie. Il était alors reproché à l’auteur de s’être inspirée de faits « vrais » sans chercher à coller aux conventions du réel. La vérité contre la vraisemblance, la polémique était lancée et… le premier roman français était né !
Oublions la récente polémique sur l’importance de La Princesse de Clèves dans l’histoire de la littérature française. Qu’on se rassure, le livre de madame de La Fayette considéré par tous les spécialistes comme l’ancêtre du roman français, n’a pas fini de passionner les lecteurs. Ce court récit est comme un prisme qui concentre de multiples facettes. D’ores et déjà, les universitaires ont analysé l’œuvre sous de nombreux angles : la préciosité, la morale janséniste, le libertinage, l’histoire, la place de la femme… Mais comme dans toute œuvre fondatrice, la digression et l’inspiration ne se tarissent jamais. Chaque lecteur retrouve sa Princesse et la pare de quelques caractéristiques propres. Ainsi Catherine Corradino *, professeur de lettres nous rappelle-t-elle que La princesse de Clèves ouvre la voie d’un nouveau rapport au réel. En effet, ce livre fut un immense succès lors de sa parution en 1676, mais ce succès s’accompagna alors de multiples débats dans les salons littéraires, dont certains tenaient ce récit pour un immoral brûlot.
Le vrai n’est pas vraisemblable
Une des plus vives polémiques porta sur le concept de « vraisemblance ». En effet certains à la Cour s’étonnèrent de voir une histoire qui certes, personne ne le contestait, était inspirée de faits réels, mais dont l’extravagance rendait le récit peu « vraisemblable ». En effet, pour les tenants de la tradition, le livre devait s’attacher à évoquer un réel « vraisemblable » pour pouvoir accéder à la dimension universelle. Le récit ne devait pas être « singulier », mais être le reflet d’une société et coller donc à ses valeurs. Mais, là où la polémique était amusante, c’est qu’elle opposait le vraisemblable au vrai : car tout en faisant œuvre subjective, par la posture du point de vue ( le récit fait rentrer dans l’intimité d’une héroïne), l’histoire n’est pas imaginaire. Sur fond de roman historique – le roman se situe à la cour d’Henri II- il évoque des faits qui s’étaient effectivement produits à la Cour.
Un aveu qui sonne faux
Une scène est particulièrement visée par la critique : celle de l’Aveu. Il s’agit du moment où la princesse confie à son mari qu’elle est éprise d’un autre. En se comportant ainsi, elle n'agit pas en dame de la Cour respectant l’étiquette du maintien et de la maîtrise de soi. Il n’est pas reproché à la Princesse d’aimer un autre ( le coeur a ses raisons… ) mais, il lui est reproché de l’avouer à son mari. Comment une femme peut-elle prendre un tel risque vis-à-vis d’elle–même, de son mari et même de son « amant » ? Les règles de l’amour courtois n’avaient-elles pas posé les bases des jeux imaginaires d’un amour bien dissocié de la fonction maritale ? Pourtant, ce qui intéresse madame de la Fayette, c’est justement d’explorer jusqu’ au bout les tourments d’une femme, de la montrer éperdue et perdue, en s’inspirant de ce qu’on appellerait aujourd’hui « un fait divers », dont elle avait eu vent : oui, une femme de la Cour avait fait la folie d’avouer à son mari ses amours interdits. Cette histoire marginale avait frappé les esprits par son caractère extraordinaire. Marginale, extraordinaire, madame de La Fayette avait trouvé là le terreau d’une histoire qui par sa véracité apportait un regard de révélateur du réel, révélateur grossi à la loupe. Pour la première fois, un auteur cherchait à décrire la vie en n’en retenant qu’une outrance.
Le réalisme est une illusion
Madame de La Fayette pose ainsi les bases du roman psychologiquement réaliste, en prenant le risque de paraître socialement invraisemblable. Ces jeux avec le réel sont au cœur de toute l’histoire romanesque. On se souvient du mot de Maupassant qui dira deux siècles plus tard : « Les réalistes sont des illusionnistes ». Car selon lui, pour faire « vrai », il fallait faire « vraisemblable » et donc « arranger » le réel pour lui donner une crédibilité qui permette d’entraîner le lecteur à « y croire ». Gustave Flaubert n’hésita pas à s’emparer d’un fait divers lui aussi hors des normes, pour écrire Madame Bovary, publié aussi sur fond de scandale. Oser écrire sur le vrai tout en le transgressant n’est-il pas un acte dérangeant? Plus que l’imaginaire débridé, que l’on pourra qualifier de fantasque, c’est le "débridé du réel" qui semble menacer les repères des défenseurs de l’ordre (moral, social...).
La réalité dépasse la fiction
Aujourd’hui, il est amusant de constater, que les critères d’appréciation se sont inversés. Le roman doit permettre la création d’un univers qui sort du quotidien. Cet extraordinaire romanesque a épousé les plus extravagants délires subjectifs, l’imaginaire le plus libéré. Pour autant, la réalité dépassant souvent la fiction, le besoin de chercher à décrire des situations de plus en plus extrêmes a poussé les romanciers à s’intéresser et à s’emparer des faits divers pour se les approprier : tout récemment, on peut citer Les disparues de Vancouver d’Elise Fontenaille, inspiré d'une horrible série de meurtres de prostituées ou Sévère de Régis Jauffret, inspiré de l’affaire du meurtre d’Edouard Stern. Ici, le roman cherche à traquer les extravagances du réel et s’autorise ses plus aberrants récits en les fondant sur la référence de leur véracité. « Tiré d’une histoire vraie » devient presque un label qui autorise le romancier à s’affranchir des contraintes du vraisemblable. Et le lecteur ravi de pénétrer dans « d’autres univers » se laisse sans doute capter hors de sa "banalité". Madame de La Fayette a elle aussi osé posséder « une autre vie que la sienne ». En cela La Princesse de Clèves a posé les bases de la construction romanesque fondé sur les glissements du réel et a ainsi ouvert la voie à ce réalisme « extraordinaire » tant prisé aujourd’hui. O.P.
Madame de La Fayette- La Princesse de Clèves
Gustave Flaubert- Madame Bovary
Régis Jauffret- Sévère ( Le Seuil)
Elise Fontenaille- Les disparues de Vancouver ( Grasset)
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