Patrick Deville a lu tous les livres sur les héros français, américains et british qui ont écumé avant lui l’archipel polynésien. Dans Fenua, il livre une fresque mélancolique de son histoire et de ses paysages en proie au massacre accéléré. En pleine folie Woke, son hommage au tennisman oublié Gerbault offre prétexte à une critique en règle du colonialisme. Le romancier a, au moins, a de la mémoire. Et ses revers à lui sont aussi bien envoyés !
Patrick Deville a lu tous les livres sur les héros français, américains et british qui ont écumé avant lui l’archipel polynésien. Dans Fenua, il livre une fresque mélancolique de son histoire et de ses paysages en proie au massacre accéléré. En pleine folie Woke, son hommage au tennisman oublié Gerbault offre prétexte à une critique en règle du colonialisme. Le romancier a, au moins, a de la mémoire. Et ses revers à lui sont aussi bien envoyés !
Les romanciers français sont tristes. Pour la plupart. La mélancolie de Patrick Deville, tout baroudeur qu’il est, ne fait pas exception. C’est normal, il a lu tous les livres sur la Polynésie et ses découvreurs aventureux et fascinés. Et la chair, depuis Baudelaire, n’est plus triste, elle est proprement inexistante. Dans le Fenua, vaste fresque historique et exotique, elle disparaît tout simplement du radar à l’époque contemporaine ! #Metoo et les ultras du féminisme sont passés par là.
Patrick Deville évoque bien, au passé, l’époque Chirac, Flosse et des « tontons macoutes », ses blagues et ses exploits douteux. De quoi, il est vrai donner du boulot aux précitées. Le mythe de la vahiné aussi a fait long feu. Le bon gros machisme qui tache n’a sans doute pas fini de faire entendre parler de lui. Les clichés ont la vie dure. Autre raison de céder à la mélancolie. Les Tristes Tropiques des croisières en paquebot-usine ne sont pas la seule. Il y aussi Mururoa, les champignons nucléaires et ce dôme volcanique sous-terrain endommagé (mais que fait la COP26 ??). Et de Gaulle qui soustrait la flotte française au commandement armé de l’OTAN (l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord). Autre temps…
Reste pour entretenir le souvenir, les maîtresses successives de Gauguin. Autre temps, autres mœurs ! C’est aussi un portrait élogieux, ému, sensible, de l’artiste que Patrick Deville brosse en creux dans Fenua. C’est un récit sensuel et érudit où pas une miette ne semble manquer, de son parcours initiatique, de sa première vie dans la finance jusqu’à sa fin… tragique. Elles le sont toutes.
Le huitième opus de la série Abracadabra remet aussi à l’honneur un héros très (trop) français, le tennisman et marin Gerbault. Le suivre, après Bougainville, Thomas Cook, Charles Darwin, Melville, Stevenson et London (c’est tout !?) dans ses pérégrinations autour du globe jusqu’à l’éblouissement tahitien est un voyage en soi. Tous « rêv[e]nt déjà d’aventures en mer et d’îles inconnues ». Elles le sont toujours (un peu) heureusement.
Après Pura Vida, Équatoria, Kampuchéa, Peste & Choléra – prix Femina -, Viva, Taba-Taba et Amazonia, la découverte du vaste archipel polynésien dans Fenua ne va pas sans son lot de déceptions.
Patrick Deville, n’oublie pas, lorsque débutent ces grandes découvertes, la confrontation avec une population anthropophage, restée à l’âge de pierre et, heureusement, si peu innocente. Las, la « civilisation » brille surtout par son caractère envahissant, inquisiteur, dévastateur de paysage et ravageur de douceur de vivre et de spontanéité. Pour faire écho au choc des empires Patrick Deville se mue en peintre des batailles. Grandeurs impériales et petitesses administratives. La seconde et son cortège de mesquinerie, de violence et d’abus, est prompte à se draper dans la première.
Les pages sur l’administration française sont éloquentes, qui vient ici « vivre doucement et sans souci » aussi (la formule originale est de Gauguin, qui n’a pas eu le même destin, of course !). Et voici ce que ce dernier écrit de Rimbaud « le poète, le rêveur, explora de sa propre initiative et sans autre encouragement ni ressources que son vouloir de liberté et de charité ». Il est vrai qu’un tel plan de carrière (projet de vie ?) a de quoi laisser rêveur aujourd’hui.
Car le romancier n’est pas de la génération, ni n’a le background, des « wokistes » et des « wokiennes ». Il parle donc, lui, de ce qu’il connaît. Et sa documentation, Dieu sait qu’il la maîtrise sur le bout des doigts ! Loin de vouloir effacer le passé, ou réécrire l’histoire à coup de poings dogmatiques, le romancier convoque moultes références pour faire revivre les héros du passé.
Reste une évocation scrupuleuse (tatillonne ?). Cousue de fil blanc. Comme souvent dans le roman du réel (inspiré de faits réels), ou le roman vrai (inspiré de faits vrais – car il y en a de faux ? d’ailleurs pourquoi ne pas appeler ce texte un « récit », de voyage, historique, ou les deux) il manque un souffle, une passion. De la chair en un mot. Nous avons changé d’époque. Et c’est ce qui teinte cette fresque ambitieuse, ce faux roman-vrai d’une si forte mélancolie. Ses forts accents proustiens (sans parler de la syntaxe à rallonge) n’y sont pas pour rien non plus.
Mélancolique, Deville à Tahiti ? Nostalgique sans aucun doute. C’est une maladie qu’il partage avec nombre d’écrivains. Et comment ne pas l’être lorsqu’on fait revivre ainsi autant de peintre, scientifiques, écrivains, poète (Segalen n’est pas des moindres) et chanteur et compositeur (Brel qui en avait marre du « plat pays ») ? Quand on se compare… C’est un beau voyage triste que Patrick Deville fait ainsi vivre au lecteur. Une ode au désenchantement.
Nous aussi nous aimerions tant contempler, à l’instar de Stevenson, ce « trait de sable blanc » et cette « bordure des palétuviers et derrière eux la haute futaie des cocotiers ». Bienvenue à Treasure Island.
>Fenua, de Patrick Deville, Fiction & Cie/ Seuil. 350 pages, 20 euros.
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