Jean Michelin est lieutenant-colonel dans l'armée de Terre. Il est aussi un écrivain qui fait revivre sur papier ses émotions de militaire. Dans Ceux qui restent ( Editions Héloïse d'Ormesson), il livre un texte qui évoque la quête d'un groupe de soldats à la recherche d'un des leurs, disparu mystérieusement. En creux, la guerre et ses traces, en bosses, les coups laissés par les silences des absences. Un beau livre, puissant, pudique, choisi comme Talent Cultura 2022, et sélectionné pour le Grand Prix du roman de l'Académie Française. Jean Michelin répond à nos questions.
-J.M. : L’absence est consubstantielle de la vie militaire. On récompense les soldats, à juste titre, quand ils se distinguent en mission loin de chez eux. Mais on ne parle pas souvent des familles autrement que pour rappeler leur rôle. Il était important pour moi que l’on puisse aller à leur rencontre : la figure de la mère courage inébranlable ne m’intéresse pas davantage que celle du héros. La guerre fait des choses à ceux qui la traversent et ce sont eux, les gens, mon sujet. Les épouses et les époux aussi, parce qu’ils sont plus nombreux qu’on ne le pense, ont aussi leurs colères et leurs zones d’ombre. L’absence, les ennuis du quotidien à gérer seule, c’est une part de l’histoire en creux qu’il faut aussi raconter.
-J.M. : Je ne crois pas avoir jamais voulu faire passer de message. Il me semble que c’est au lecteur de tirer les conclusions qu’il souhaite de la lecture de cette histoire. Mais il est vrai aussi que Lulu a pris forme tardivement dans ma tête. J’ai aimé que son personnage gagne en épaisseur, en complexité aussi, au fil de l’écriture. Qu’il ne soit pas juste un héros binaire qui s’enfuit pour échapper à ses souvenirs. Je n’ai pas cherché à déconstruire l’image du héros parce qu’il n’y en a pas dans mon livre : il y a des êtres ordinaires qui vivent et font, parfois, des choses extraordinaires, et ce qu’ils peuvent le reste du temps. La vie militaire, en particulier pour les femmes et les hommes qui restent des années dans les unités de combat, a ce côté abrasif qui ponce les émotions, mais qui peut aussi mettre à nu. C’est ce que j’ai voulu montrer.
-J.M. : Ce que l’on appelle la fraternité d’armes est devenu une thématique centrale au fil de l’écriture, puisque c’est ce lien qui relie les personnages quand plus rien d’autre ne fonctionne. C’est une relation qui n’est pas exactement construite sur les mêmes ressorts que l’amitié et je crois que c’est ce qui la rend intéressante comme objet de narration. Les relations qu’entretiennent les personnages sont complexes et ne sont pas toujours synonymes d’une estime mutuelle ou d’affection. Pourtant, ils ne remettent jamais en question le lien du feu qui les relie et dont la profondeur est parfois intimidante vue de l’extérieur. J’ai essayé de décrire avec fidélité cette dynamique dans laquelle la transmission est centrale, mais aussi comment les trajectoires peuvent se croiser. Il me semblait que le grand égalisateur que constitue l’expérience du feu était un point de départ intéressant. Dans l’armée, on ne choisit pas ceux qui deviendront ses frères d’armes et je crois que c’est pour cela que l’expression fonctionne. Sans m’épancher, il y a sur cette planète une poignée de personnes avec qui j’ai combattu et que je qualifierais de frères d’armes. Je n’ai pas de nouvelles de tous et tous ne sont pas des amis proches, loin s’en faut, mais je sais que s’il fallait repartir avec eux, j’irais sans hésiter et en toute confiance.
-J.M. : La question du style m’interpelle toujours un peu puisque c’est quelque chose qu’il est difficile de qualifier soi-même sans être subjectif. Par exemple, j’ai toujours le sentiment de devoir lutter contre ma tendance naturelle à faire des phrases longues, mais les lecteurs signalent plus souvent la sobriété de mon écriture que son lyrisme, donc je ne sais pas si ce choix de style est volontaire. En revanche, j’ai effectivement cherché à utiliser les dialogues comme moteur de l’intrigue parce que c’est ce qui me semblait sonner le plus juste dans le contexte de ce livre. Il me paraissait nécessaire, aussi, de ne pas priver les personnages de leur pudeur et de ne pas les amener à se répandre en confidences. Quand un personnage parle, c’est qu’il craque sous le coup de la colère ou à contrecœur : cet aspect-là du traitement de l’écriture est délibéré. Je ne crois pas que ce soit exclusif de l’émotion, ni même de la poésie, au contraire, mais c’est au lecteur qu’il appartient d’en juger.
-J.M. : C’est une question difficile. C’est dans la nature humaine de se sentir incompris et ce n’est pas un trait exclusif aux militaires. Il est vrai, par contre, que la tentation de se déconnecter d’une société qui, elle-même, s’intéresse assez peu aux questions de défense au-delà d’un silence poli et respectueux est toujours présente. L’armée est issue de la société, il n’est pas absurde d’y retrouver des tensions et des lignes de fractures équivalentes. Je me suis toujours méfié de l’image du soldat incompris et méconnu, parce que j’ai pu mesurer – aux Etats-Unis en particulier – les effets pervers d’une déification du service des armes. Dans tous les cas, ce n’est pas l’objet de ce livre que d’interroger ce rapport au monde.
-J.M. : Au risque de me répéter, je ne suis pas certain qu’il y ait un message dans mon livre. Que sa thématique résonne particulièrement en regard de l’actualité est une chose, mais je ne cherche pas à démontrer quoi que ce soit. Simplement à raconter ce que c’est que de rentrer de la guerre, à dire une fraction de ce qu’ont pu vivre les soldats et les familles qui sont ceux de ma génération, qui ont enchaîné les missions un peu partout pendant des années. Les soldats de demain seront sans doute différents et les récits que ne manquera pas d’engendrer la guerre en Ukraine aussi – il restera sans doute quelque chose d’irréductible de l’expérience du feu, de ce que cela fait aux individus qui la traversent et à leurs proches. Le reste est entre le livre, le lecteur et le monde qui les entoure et je crois que c’est très bien ainsi.
-J.M. : Sans doute la même chose qu’à un jeune qui voudrait être charpentier, professeur, médecin ou agriculteur : de se sentir libre de faire ce qu’il veut parce que cette liberté est une richesse, et même un privilège dans un pays en paix. Cette liberté se défend, comme toutes les autres, et elle ne s’use que si l’on ne s’en sert pas.
-Jean Michelin : Il n’y a pas vraiment de contradiction entre mon envie d’écrire et mon activité dans l’armée. On pourrait même dire que dans le rapport à l’écriture, le métier des armes est un métier comme un autre, finalement, même si c’est aussi une partie de mon vécu personnel qui a fourni le décor de ce roman. J’ai toujours aimé écrire et raconter des histoires et cela dépasse très largement ma vocation militaire. Je crois que j’ai quelques obsessions pour les silences, les zones d’ombre, les deuils que l’on cache et les colères que l’on réprime : plutôt qu’une volonté de transmettre, il y a au départ une volonté d’explorer. Mon livre est au croisement de toutes ces réflexions.
>Jean Michelin, Ceux qui restent, Editions Héloïse d'Ormesson, 240 pages, 19 euros >>Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien
Jean Michelin présente son livre Ceux qui restent.
> Réalisation Mollat.
Légende photo : Jérôme Garcin, Hervé Le Tellier, Rachida Brakni, Marthe Keller, Gaël Faye, Kamel Daoud, Rebecca Dautremer, Emmanuel Lepag
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