Nouvelle traduction

La mort en face : pourquoi (re)lire «Mars» de Fritz Zorn aujourd'hui

 Mars est l'unique livre écrit par Fritz Zorn (1944-1976) et publié en 1977, juste après sa mort du cancer à 32 ans. L'autobiographie de l'écrivain suisse de Zürich a marqué des générations, car il déverse un cri de colère et de sarcasme, qui s'attaque à tout ce qui l'entoure : sa famille, la bonne société dont il est issu, la morale, la sexualité, le cancer, la dépression ... La mort est partout, mais la vie aussi, car cette colère est porteuse d'une énergie explosive. Une nouvelle traduction, plus proche de la force initiale du texte, signée Olivier Le Lay, vient de paraître chez Gallimard, avec une préface de Philippe Lançon. L'occasion de se réemparer de ce livre, arme de résistance active, dont on mesure aujourd'hui, à quel point elle est essentielle et universelle. 

« Je suis jeune, riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul. Je descends d’une des meilleures familles de la rive droite du lac de Zurich, qu’on appelle aussi la rive dorée. J’ai eu une éducation bourgeoise et j’ai été sage toute ma vie. (...) Naturellement, j'ai aussi le cancer, ce qui va de soi si l'on en juge d'après ce que je viens de dire​. »  Les premières phrases de Mars sont légendaires. En quelques mot, le cadre est posé. Fritz Zorn (1944-1976) écrit son autobiographie avec le sang de son histoire. D'où l'importance du choix des mots.

Les mots, les sens cachés

Fritz Zorn est un pseudonyme choisi par l'auteur qui s'appelle en réalité Fritz Angst, Angst signifie en allemand Peur et Zorn, Colère. L'auteur suisse annonce tout de suite que la colère fera corps avec lui-même. Jamais la peur. Une colère qu'il a choisie, qu'il appelle de ses vœux. Une colère qui relève. Et qui libère. D'ailleurs, coïncidence, son psychanalyste, s'appelle Frei, qui signifie Liberté. Cela ne s'invente pas. 

Un cri de colère universel près de cinquante ans après la parution du livre

Mars sera donc un grand cri de révolte et de sarcasme, cette ironie dont le ton est donné tout de suite. Fritz Zorn s'attaque à tout ce qui l'entoure : sa famille, la bonne société dont il est issu, la sexualité, le cancer, la dépression ... La mort est partout, mais la vie aussi, car cette colère est porteuse d'une furieuse énergie. La nouvelle traduction, plus proche de la crudité initiale du texte, signée Olivier Le Lay, vient de paraître chez Gallimard avec une préface signée Philippe Lançon. L'occasion de se réemparer de ce livre dont on mesure aujourd'hui, à quel point il est universel. 

Un texte essentiel selon Philippe Lançon

Dans sa préface Philippe Lançon écrit : « J’ai lu Mars il y a quarante ans. Le texte me parut essentiel, car il me donnait ce qu’un texte donne rarement : les pieds dans le plat avec violence, avec soin », note l’écrivain et journaliste Philippe Lançon . Il poursuit : « Je n’avais pas besoin d’être un jeune Suisse allemand pour comprendre ce que l’auteur vivait. Dans cette fin des années soixante-dix, ce début des années quatre-vingt, il y avait déjà, toujours, de quoi être en colère. Les vieilles valeurs bourgeoises étaient encore en place. Ce qui était censé les remplacer commençait à dégénérer. Même quand on l’ignorait encore, c’était le temps des illusions tuées dans l’œuf, celles qu’on perd avant même de les avoir vécues. » La première traduction  de la Franco-Belge Gilberte Lambrichs en 1979 édulcorait certains passages. Cette nouvelle traduction d’Olivier Le Lay souligne la rage du jeune écrivain suisse. Elle ose mettre les mots dans toute  leur férocité. Ce texte essentiel, « coup de canon » comme l’écrit Philippe Lançon, résonne toujours aujourd’hui, comme un appel à vivre. A la vie, à la mort. En écho à toutes les révoltes intimes. C'est un appel à sortir ces cris que nous portons tous à l'intérieur de nous. 

Le cancer en écho à la dégénérescence de la société bourgeoise

«Sur le chemin morose de ma vie, la chose la plus intelligente que j’ai jamais faite, et de beaucoup, c’est bien de contracter le cancer.»
La famille de l'auteur est qualifiée par lui de «passablement dégénérée.» Dans la société bourgeoise suisse dorée des années 1950 et 1960, il ne faisait pas bon être différent. Les émotions n'avaient pas voix au chapitre. Le seul reflet doré était celui de l'argent. Le secret comme marque de fabrique zurichoise. Le secret et les non-dits. Etrangement, nous n'apprenons qu'en milieu de livre, que le père dont il est question, est mort d'une crise cardiaque. L'auteur n'a pas voulu le mentionner. Cette mort est un fait comme un autre. Ses parents étant eux-mêmes victimes malgré eux d'un système. Et le lecteur se retrouve malgré lui bousculé par une fabrique de silence. Ironie de ce texte qui le prend souvent à rebours.

«J'éprouve de l'aversion pour cette société bourgeoise parce que je suis moi-même l'un de ses produits et que la chose me déplaît. Mais je sens que je ne suis pas uniquement cette sorte de produit programmé. Je suis un représentant du principe de vie en général, c'est-à-dire de cette force, justement, qui fait que les électrons tournent autour du noyau de l'atome, que les fourmis fourmillent et que le soleil se lève. Une partie de moi est aussi électron et fourmi et soleil et cela, l'éducation la plus bourgeoise ne peut l'abîmer en rien. Ma misère est une partie de la misère universelle. Ma vie, ce ne sont pas uniquement les gémissements d'un individu issu de la bourgeoisie zurichoise, éduqué à en mourir ; c est aussi une partie des gémissements de tout l'univers où le soleil ne s'est plus levé.» 

Un livre en trois temps, valse entre la vie, la maladie, la mort

Le livre est divisé en trois grandes parties, chacune d'entre elles étant centrée sur un aspect particulier de la vie de Fritz Zorn.
Dans la première, il décrit sa jeunesse, où il se sent aliéné et incapable de s'adapter aux exigences de la société suisse. Il raconte notamment la pression exercée par sa famille et son entourage pour qu'il réussisse dans la vie et suive le chemin qu'on attend de lui. Fritz Zorn critique notamment l'hypocrisie de la classe bourgeoise suisse, qui prône des valeurs telles que l'honnêteté, l'intégrité et la morale, mais qui, en réalité, est souvent motivée par l'argent et le prestige social. Il dénonce également l'isolement et la superficialité de cette société, qui favorise les apparences, plutôt que la véritable qualité des relations humaines.
Zorn raconte également sa vie adulte, quand il travaille comme professeur d'anglais à Zurich, mais où il continue de ressentir une profonde insatisfaction et une détresse émotionnelle. Il essaie de se rapprocher de ses congénères, écrit des pièces de théâtre mais n'arrive pas à s'approcher du réel.
Au fur et à mesure que le livre avance, Zorn révèle sa lutte contre un cancer qui le ronge progressivement. Il décrit ses séjours à l'hôpital, la peur de mourir, mais aussi l'acceptation de sa propre mortalité.
Le livre se termine par une réflexion sur la vie et la mort, sur la valeur de chaque instant et sur l'importance de vivre pleinement sa vie. Dans cette 3e et dernière partie, intitulée, Le chevalier, la mort, le diable, Fritz Zorn se qualifie lui-même comme le diable. Celui qui prend le contrepied d'une bien-pensance hypocrite qui ronge les désirs.
«J‘aime à m’imaginer que le destin, après avoir constaté que je ne faisais décidément pas bon ménage avec la vie, s’est dit en somme : Ma foi, puisque cela n’a pas voulu fonctionner avec le vivre, voyons un peu ce que cela donnera avec le mourir… »
Fritz Zorn est mort le 2 novembre 1976. La veille, il avait appris que son livre était accepté par un éditeur et allait être publié. 

> Mars de Fritz Zorn, Gallimard, Avril 2023. Trad. de l'allemand (Suisse) par Olivier Le Lay. Préface de Philippe Lançon. 320 pages, 22 euros. Edition : Aurore Touya.
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