L'Humanité à  l'épreuve de la génétique et des technosciences :  Aporétique humanité?

Extrait de L'Humanité à l'épreuve de la génétique et des technosciences : Aporétique humanité? de Jacqueline Wautier

Menu ou fatras :

Insémination artificielle, cession de gamètes ou d’embryons, fivète, injection intra-cytoplasmique d’un seul spermatozoïde, prêt d’utérus, don d’enfant …   … et clonage reproductif ou encore exogenèse ?

Thérapie génique, modification génomique, mélioration rationnelle …   … ou peut-être transfiguration singulière, métamorphose anthropique et bifurcation spécielle ?

Et l’on glisse, pourrait glisser, de la réparation organique à la  transfiguration, de l’extension des possibles à la déconstruction personale*[1]. Passant subséquemment du  souci empathique à la préoccupation rationaliste, de la demande narcissique à la tentation eugénique …   … et de celle-ci, peut-être, au délire prométhéen recouvrant un désamour de l’humain ?

De fait, les biotechnologies nous emportent en un voyage incertain : entre procréation et re-production, thérapie et transfiguration, affirmations (du ‘Je’ de puissance volitive)  et éclatement (du ‘soi’ d’intimité référentielle[2])  –quand le chemin des hommes se fraie entre propension centripète et tentation centrifuge. Oscillant entre choix multiples, risques potentiels, gains concrets et voies inédites. Mais aussi, entre  satisfactions de l’ego et pertes de densité ontologique ou empêchements existentiels.

A cette aune et face à l’opérativité croissante des biotechnologies, il convient de s’interroger sur ce qu’il pourrait advenir de la condition humaine et des conditions de possibilité de l’homme -considéré ici comme individu (spécimen défini en ses spécificités) au milieu du monde, conscience (sensible et émotionnelle) en situation d’interrelation et d’interaction, et subjectivité (décisionnelle et volitive) face  à ses semblables. Et d’observer,  et de confronter : les techniques à l’individu, l’individu à ses latitudes et celles-ci à l’humanitude*  -ou à ce qui fait ‘humanité’. A ces éclairages, une interrogation s’impose rapidement : l’absence d’Essence (mais également le refus de l’Essence) et la soutenance en externalité* propre à la condition humaine ne recouvriraient-elles pas une dimension aporétique susceptible d’être actualisée par les technosciences* ?

L’humanité de l’homme en question ?

La question posée est clairement celle de l’homme: qu’en sera-t-il face à l’opérativité croissante des  outils et au regard des futurs promis ou projetés?

Il s’agit là d’une question complexe: car les savoirs, les techniques disponibles, les réalités économiques, les idéologies socio-politiques ou éthico-philosophiques et les Programmes de Recherches s’articulent en des liens quasiment organistiques. Ensemble, ils façonnent les institutions pour codifier les méthodologies, définir les priorités et gérer les réseaux qui accueilleront les différents intervenants  –acteurs, censeurs et bénéficiaires.

D’une question primoridiale également : car les possibilités offertes et les idéaux façonnés opèrent une transformation des modes et des lieux d’existence. Ainsi, l’on passe du lien (à soi[3], à autrui, à l’histoire, à l’espèce) à la rupture -et de l’appartenance à la déliance.  Ou encore, de l’instinct de continuité spécielle (reproduction et génération d’un semblable) à la volonté de bifurcation proprement métamorphique (production d’un spécimen au patrimoine génétique modifié sinon modulable). Du relais patrimonial (génétique et culturel) à l’inédit en divergence. De la transmission intersubjective (culturelle, éducative) à l’imposition substantielle (génétique)  -de la formation communicationnelle (dialogique*) à la préformation matérielle (décisionnelle et imposée en extériorité). D’un lieu social relationnel à un espace de réseaux opérationnels imposant l’efficience et régulant l’échange marchand en une option a-symbolique : espace sans lieu réel où triomphe  la maîtrise auto-référée  -champ ouvert de la faisabilité ou de la plus haute coexistence des possibles chère à Leibniz[4].

D’une question urgente : car les sciences à dynamique ou développements opératoires rencontrent l’humanitude comme condition de possibilité et moteur  -mais  hypothèquent par leur efficience ce fonds facteur d’humanité. Dans les faits, la transformation de l’objet appréhendé, des vivants manipulés, des concepts élaborés, des nœuds définitoires ou identitaires et des relations instaurées  risque de contraindre l’évolution en  programmation. Ou encore, d’infléchir le devenir vers l’actualisation d’un plan optionnel  réduisant l’existenciation  à un processus. Et ce faisant, de réduire l’individu à une projection : faisant exploser l’individualité (pour le moins en son investissement personnel et existentiel) en simple agrégat fonctionnel ou en séquences fugaces.

D’une question fondamentale ou ‘essentielle’ : car l’humanité relève du lien. Liens à soi, liens à l’autre, liens au monde et à l’anthropos  –pôles spéciel et culturel.  Et semblablement, liens  à la durée et à la temporalité  -au passé réactivé, au présent investi et à l’avenir projeté. Sans omettre les liens affectifs et symboliques. Ni même les liens matériels (charnels) et généalogiques -à la finitude et à la continuité d’un récit biographique (éphémère) inscrit dans une histoire anthropique (continuée). De fait, les liens et les appartenances fondent la réalité entitaire, la stabilité biographique, l’identité personale et la densité existentielle  –les fondent en cohésion, cohérence et signifiance[5]. Dès lors qu’ils sont conscientisés, ces liens portent le sujet (qu’ils stabilisent) à la délivrance, puis aux constructions éthiques -un sujet  riche des ouvertures que seuls ces enracinements permettent. Et suffisemment sécurisé, suffisemment réel aussi, pour s’inscire en une communauté de semblables nonobstant différents. Tel est sans doute le message commun d’auteurs aussi différents que Taguieff, Guillebaud ou Steichen :

Et le premier d’alerter: «Lorsque la possibilité même d’une référence à des valeurs communes s’efface, et que l’imaginaire social ne peut plus se nourrir de perspectives partagées qui seules permettent de vivre avec un horizon de sens(…), on entre dans l’âge de «l’individualisme post-social», caractérisé par la multiplication d’êtres qui se ressemblent tous sans le savoir, soumis à leurs pulsions (…).»[6].

Et le second de relever: «Nous n’accédons à notre statut de sujet humain libre et autonome que par le biais d’un héritage reçu, d’une culture partagée, d’une filiation particulière, d’un langage appris (...).»[7].

Et le troisième de souligner: «L’altérité est la qualité de l’autre en tant qu’il (…) compte pour moi, que je compte pour lui (…); qu’il offre sa similitude et sa différence comme références pour mon identité ; qu’il me confronte à la contradiction, l’opposition, l’hostilité (…); qu’il allume en moi (…) une passion qui me force à entreprendre une quête vitale.»[8].

D’une question vitale : car l’individu est menacé  -par la puissance de sa malléabilité et par la faiblesse de sa complexité[9] : où se disputent actions et rétro-actions, interférences factuelles et interférances agies, assimilations et adoptions, synthèses dialectiques et associations dialogiques.  Menacé donc, par son être et dans son être, du fait des techniques qui pèsent en chaque réalité, en chaque moment existentiel, chaque phase organique, et sur chaque concept, pour se coupler avec les incertitudes essentielles et les failles consubstantielles -pour  se gonfler des craintes nombreuses et des angoisses plurielles  et nourrir rétroactivement les pulsions multiples ou les fantasmes divers.

D’une question ancienne, mais nouvellement formulée : Descartes nous le dit jadis, ego cogito ergo sum  -je pense donc je suis. Ou encore, ego cogito ego sum  -je pense je suis.  Mais que suis-je ? Une chose pensante ! En telle occurrence, un rapport de concordance à la matière-soi est essentiel pour développer une cohérence identitaire.  Aujourd’hui pourtant, nous ne retenons le plus souvent que l’un ou l’autre terme de cette entité peu ou prou  polarisée[10] : soit la choséité de sa masse utilitaire, soit l’immatérialité de sa subjectivité supposée définitoire. Nous réintroduisons en cela l’idée d’une dualité vraie entre corps (attributaire et factuel) et esprit (identitaire ou essentiel).  En d’autres termes, notre  présent injecte en cette totalité (dont la dualité* est plus d’apparence et de soutenance que de substance) une fracture nouvelle : il prend en mains le corps (la ‘chose’) pour sur-exprimer sa matérialité fonctionnelle (prothétisations, connexions, cultures cellulaires)  -opérant en cela une dévalorisation ou une insignification de la chair intime écartée de la sphère définitoire (personnelle/personale). Reste, en quintessence identitaire, une pensée plus opératoire et volitive que réflexive et sensible : une pensée portée par un ‘Je’ communicationnel ouvert. Par suite,  la dilatation du ‘Je’ se fait aux dépens du ‘moi’ (en ses contenus, sa substance, ses références ou attaches)[11]. 

D’une question fondamentale d’humanité (en ses modes et réalisations) : car plusieurs domaines ou registres de soutenances et d’appartenances sont concernés. Et nous parlons de soutenances relationnelles et d’appartenances situationnelles : au vivant ; à l’identité et à soi-même comme au corps et à l’intimité sensible ; au temps et  à l’espace ; et finalement, à l’immanence (des objets créés, des environnements façonnés, des liens tissés, des pouvoirs, systèmes et outils) autant qu’à la transcendance : des valeurs, idéaux et projets transgénérationnels ou anthropiques.

Thèse centrale :

Les interventions et recherches à dynamique opératoire  usuellement regroupées sous l’appellation ‘technosciences’ rencontrent l’humanitude comme la condition nécessaire de leur possibilité  -mais  cette rencontre de l’efficience et du pointillé matriciel (pointillé d’un individu néotème, d’un sujet libre, d’un génome manipulable) promet le déploiement (en réalisations multiples) de la potentialité aporétique attachée à une enclave organique perméable  et à une maintenance identitaire[12]  inscrite dans le devenir. Potentialité associée tant à  une intériorité  se dépliant en extériorité (via une interface dermique -sensorielle) qu’à un monisme* substantiel s’exprimant dans la dualité  –c-à-d par corps ou comme corps et par réalisations ou impulsions (matière sensible et pensée volitive susceptible d’opérativité).

Nous entendons en cela que l’extraction hors de la forclusion, hors de l’en-soi du soi, recèle une ouverture à l’autre (et à l’autre en/dans ‘soi’). Que l’émergence en dehors du substrat nature entraîne en  ses déliances une  échappée hors de la nature humaine telle que nous la connaissons -hors des bornes spécielles  ou du fait humain conditionnel. Que l’homme porte en son être métabolique et relationnel, en sa conscience sensible et projective, en sa réalité situationnelle et en sa nature proprement autodéfinissante, la négation de tout Etat –advenu ou réalisé.  Que son ouverture  (à l’autre, au monde, à l’avenir), que sa béance essentielle  (où peuvent s’inscrire de multiples possibles) et que sa contingence (où peuvent prendre place toutes les constructions de sens) portent une dimension aporétique : où pourrait exploser l’individuation, se dissoudre la conscience, se réduire le devenir, se détisser les réseaux symboliques et s’anéantir les sensibilités et les émotions.  De fait, telle potentialité est désormais susceptible d’être actualisée car l’opérativité technique s’immisce dans les équilibres propres à un individu s’exprimant dans l’entre-deux  du ‘donné’ imposé et de l’acquis conquis : et s’y immisce au profit d’une transgression des limites physiologiques, corporelles, spécielles et même catégorielles ou conceptuelles. Partant, les technosciences témoignent d’une rencontre incontournable opérée entre un homme entretenant un rapport mi-instrumental mi-symbolique[13] au ‘monde’ (aux objets, aux autres et à lui-même)  et des techniques créées à cette fin : rencontre rétroactive de l’individu et de ses outils, du sujet et de ses conceptualisations, de l’agent et de ses actes,  du soi et de ses voies d’expression -un soi disposé, semble-t-il, à se résumer en centre décisionnel et force efficiente. Au final, l’homme produit un processus technique susceptible de l’extraire de cet ‘entre-deux’ du corps et de l’esprit qui le spécifie  –entre-deux de la matière et de la matière qui se fuit, de la ponctualité et de la durée, de l’Etre et du devenir, des enracinements et des désengagements…

Nous tenterons de montrer que l’individu développe une tendance tant dispersive (de ‘soi’ en l’autre) que  confusionnelle (de ‘soi’ et de l’autre) ; et que cette tendance témoigne d’un recul de l’entité corporelle référentielle en traduisant une programmation ouverte, un corps plus pensé que senti, une étance malléable, un ‘moi’ décisionnel, une puissance opératoire triomphante  et une force volitive plus centrifuge que centripète.

Nous tenterons donc de démontrer que le sujet tend à délaisser sa réalité complexe et bipolaire au profit d’une expressivité, au profit d’un ‘Je’ délié de ses bases charnelles : d’un ‘Je’ arc-bouté contre son enracinement dans une entité d’expression  duale et cependant unitaire  –d’un ‘Je’ volitif et séquentiel, générateur de ruptures.  Dès lors, nous soutiendrons que l’humanitude porte en elle son possible létal. Qu’elle concourt à la fin de notre humanité en produisant un domaine existentiel où s’esquisse une (auto)biographie de l’arrachement et de l’incarnation multiple. Où  convergent  les techniques, les projets sociaux et les aspirations individuelles. Et où l’on observe un rapprochement aventureux des possibles technoscientifiques et du fonds phantasmatique quand sciences et technosciences côtoient les lieux extrêmes d’une condition humaine articulée au précaire, aux situations limites et aux synthèses dialectiques  du même et de l’autre.


[1] Ce sigle renvoie au lexique  –on y trouvera l’acception spécifique du terme semblablement marqué.

[2] Référentielle pour l’individu concerné : de ‘soi’ à ‘soi’, comme ‘moi’ d’identité… 

[3] ‘Soi’ comme centre identiaire perenne

[4] Evolution où la technique s’unit à la science et réinvente l’homme en extensions plurielles : en possibles et pouvoirs, potentialités et puissances, projets et virtualités.  Mais également, en prothèses et connexions, clones robotiques ou génétiques et chimères transgéniques…

[5] Leur offrant diverses accroches référentielles et autant de projets individuels et collectifs.

[6] P.-A. Taguieff, Le sens du progrès, pge 327.

[7] J.-C. Guillebaud, Le goût de l’avenir, pge 122-123.

[8] R. Steichen, Dialectiques du sujet et de l’individu, pges 110-11.

[9] Puissance : en termes d’adaptations, de désengagements. //  Faiblesse : en termes de force référentielle identitaire et entitaire -ou de résistance aux interférences et ingressions du ‘non-soi’.

[10]L’âme cartésienne est  quasiment inutile : dépendante du corps qui l’abrite et répond au mécanisme.

[11] Où ‘Je’ lâche les amarres pour prendre à lui l’une ou l’autre facette du  ‘moi’ sur le mode du  ‘on’  volitif et  impersonnel.   

[12] Tant métabolique et structurale que psychique ou existentielle.

[13] Où l’instrument peut être intégré  dans (ou interprété, voire réapproprié par) le ‘symbolique’, où le symbole peut être instrumental…

& aussi