Tribune de Lorenzo Soccavo

Acteurs du livre: brillants alliés de leurs fossoyeurs?

Pour l’État, depuis un décret du 11 novembre 2009, livre et lecture dépendent d'une direction générale des médias et des industries culturelles. Le livre est sinon un marché à préserver pour les acteurs de l'imprimé, un marché à conquérir pour ceux du numérique. Mais pour les lecteurs et au regard de l'histoire qu'en est-il ?

Dans la période actuelle de mutations des dispositifs et des pratiques de lecture, il nous faudrait pouvoir faire la part de l’irréductible, ce que nous ne pourrions ignorer dans la lecture comme, par exemple, ce qui dépend des processus neurophysiologiques et cognitifs, la part aussi de l’imprédictible, de ce que nous ne pouvons prévoir et qu'il serait trop risqué de prédire, et, enfin et surtout, la part de l’inéluctable, ce que, quoi que nous fassions, nous ne pourrons pas éviter.

Un marché reste dans les limites du rationnel

Cependant la rupture intellectuelle féconde, introduite par Lucien Febvre et Henri-Jean Martin en 1958 dans leur célèbre essai : L’apparition du livre (éd. Albin Michel), à savoir le fait d'introduire une perspective trans-historique qui prenne en considération la dimension sociale des acteurs est naturellement absente des stratégies de développement de l’édition, qu'elle soit industrielle ou indépendante, qu'elle soit imprimée ou numérique. J'écris "naturellement" car un marché, même s'il s'ouvre à la recherche et développement, voire à la prospective, reste dans les limites du rationnel. Les contraintes commerciales focalisent sur la rentabilité à plus ou moins court terme et n'accordent aucune espèce d'importance, tant aux sciences humaines qu'aux humanités numériques.

De l'odeur des livres...

Pourtant… Notre présent s’inscrit dans la continuité de notre passé, et notre avenir y est déjà en partie écrit. Comme l'exprime Robert Darnton, directeur de la Harvard University Library dans son Apologie du livre, demain, aujourd'hui, hier (Gallimard, 2011) : « Toute tentative pour sonder l'avenir tout en affrontant les problèmes du présent devrait se fonder, je le crois, sur l'étude du passé. ». Pour ma part j'en suis persuadé.

Pouvons-nous au 21e siècle imaginer comment nos ancêtres vécurent l'invention des écritures, le passage des idéogrammes aux alphabets, des tablettes d'argile aux rouleaux de papyrus, des rouleaux aux codex de parchemin, de l’édition manuscrite à l’édition imprimée… Les outils et les postures de l’écrire et du lire ont toujours varié au fil des millénaires. Aujourd'hui une tablette ou même une "liseuse" semblent avoir peu de rapport avec un livre, mais elles rappellent toujours, plastique et numérique en plus, les tablettes mésopotamiennes.

L'inconscient et les livres

Pascal Quignard dans Petits traités I se livrait avec bonheur à cet exercice : « Je vois un autre univers, écrivait-il. Un copiste, au Moyen Age, en Occident, dans sa robe de bure, devant des pages de veaux écorchés, entouré de son rasoir, de sa craie, de sa pierre ponce, de ses cornes de bœuf – encriers rouge et noir –, de ses besicles-loupes, de son couteau pour tailler les plumes d’oiseau, de sa règle pour assurer la ligne. » (Édition Folio, p. 398, XVIIe traité : Liber). En redonnant vie à Raoulet d'Orléans, un des copistes de Charles V, Michel Jullien dans Esquisse d'un pendu (Verdier, 2013) nous dévoile pourquoi l'odeur des livres nous obsède subconsciemment aujourd’hui encore, et combien sont simplement ignorants ceux qui aujourd'hui se moquent.

Explorer les territoires de la lecture...

Nous devrions accorder plus d'importance à l'histoire du livre et de la lecture. Prenons, par exemple, la Guerre de Cent Ans, qui opposa de 1337 à 1453 la dynastie des Plantagenêts à la Maison capétienne de Valois. Finalement, son influence sur la culture européenne est moindre que la mise au point de l’imprimerie à caractères mobiles dans les années 1450 par un Gutenberg fabricant de petits miroirs magiques pour les pèlerins.

Nous avons des preuves qu’historiquement les précédentes mutations du livre et de la lecture, le passage du rouleau au codex, ou bien, de l’édition manuscrite à l’édition imprimée, ont à leurs époques profondément modifié la société, et qu’elles ont eu des répercussions culturelles, mais aussi sociopolitiques indéniables. Ne serait-il pas aujourd'hui du devoir des historiens de se pencher sur cela et de tracer des parallèles avec ce que nous pouvons vivre au quotidien ?

Explorer l'espace mental de la lecture

Les terres vierges à explorer sont immenses. Que savons-nous de l'espace mental de la lecture littéraire, des nouvelles formes d'écriture et de narration dont nous observons pourtant l'émergence avec les web-documentaires, le transmédia, certaines expérimentations d'édition numérique incluant de la réalité augmentée, par exemple, et que savons-nous de ce que la bibliothérapie pourrait nous apporter, de l'autonomie que pourraient prendre des personnages de fiction avec les développements de l'intelligence artificielle, des possibilités d'accès à des mondes imaginaires, via par exemple la 3D immersive et les effets de réel que la lecture de romans engendre...

Pourquoi les professionnels de la profession ignorent-ils superbement ces nouveaux horizons ?

Une révolution est en marche !

Dans L'Immortalité (Gallimard, 1990) Milan Kundera met dans la bouche de l'un de ses personnages cette répartie cinglante : « Tu es le brillant allié de tes propres fossoyeurs ».

A suivre l'actualité de l'édition la question se pose sérieusement de savoir si aujourd'hui les acteurs du livre ne seraient pas les brillants alliés de leurs fossoyeurs ?

N’assistons-nous pas, plus ou moins inconscients et quasiment impuissants, à la fin du naufrage du livre dans le marché du divertissement généralisé ?

Mais si, comme je le crois, il ne s'agit là que d'un épiphénomène et que l'histoire du livre et de la lecture continue de s'écrire sur un autre plan, en quoi alors serions-nous en train de vivre, sous couvert de mutations des dispositifs et des pratiques de lecture, une véritable révolution sociétale, voire culturelle, voire carrément phylogénétique, c'est-à-dire porteuse des signes d'une reconfiguration du système rhétorique de notre espèce humaine, « l'espèce fabulatrice », pour reprendre la belle et juste expression de la romancière et essayiste Nancy Huston dans son essai éponyme paru en 2008 chez Actes Sud ?

Lecture et divertissement

Les chocs qui se répercutent le long de la chaîne du livre ne sont que les effets des coups de butoirs des industries de l’électronique et du divertissement, leurs conséquences relèvent du jeu des lobbies, des intérêts des opérateurs de téléphonie mobile et fournisseurs d'accès à Internet. Mais la réalité du livre et de la lecture est ailleurs.

Pour une présence ardente de la lecture 

Aujourd'hui les réseaux sociaux ont simplement pris la suite des réseaux épistolaires de jadis. Les formes changent, mais le phénomène humain suit les voies qui lui sont tracées au fur et à mesure de son développement.

Comme l'écrivait Henri-Jean Martin en conclusion de son essai de 1988, Histoire et pouvoirs de l’écrit (Albin Michel, rééd. 1996) : « Sans doute est-ce de même la mission de notre génération que de faire comprendre à nos descendants que le progrès technique n’implique pas obligatoirement le rejet irréfléchi des apports du passé. ».

Décoder et documenter le monde, lire dans le ciel et dans des regards, demeure l'essence même de notre bibliographie naturelle. Plus que jamais nous devons en appeler à une présence ardente de la lecture.

[image:2,xs,g]Lorenzo Soccavo est chercheur, spécialiste en prospective du livre. Pour en savoir plus sur ses travaux, il est utile de consulter son son blog.
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