Cet automne littéraire ne jure que par l’Algérie. Pas moins de six auteurs ont choisi ce décor pour leur ouvrage. Avec son dernier roman, L’art de perdre (Flammarion), Alice Zeniter se penche sur l’arrivée en France d’une famille de harkis (sa famille paternelle algérienne). C’est le troisième roman pour cette jeune metteuse en scène régulièrement couronnée de succès. Elle aborde ici un sujet délicat traité avec une grande de finesse. Et fait mouche puisqu'elle a déjà été couronnée de plusieurs prix : Prix des lecteurs du Monde, Prix des libraires de Nancy, prix Landernau et tout récemment le Renaudot des lycéens.
L’Algérie dont est originaire la famille d'Alice Zeniter n’a longtemps été pour Naïma, l'héroïne de L’art de perdre, qu’une toile de fond sans grand intérêt. Pourtant, dans une société française traversée par les questions identitaires, tout semble vouloir la renvoyer à ses origines. Mais quel lien pourrait-elle avoir avec une histoire familiale qui jamais ne lui a été racontée ? Son grand-père Ali, un montagnard kabyle, est mort avant qu’elle n'ait pu lui demander pourquoi l’Histoire avait fait de lui un « harki ». Yema, sa grand-mère, pourrait peut-être répondre, mais pas dans une langue que Naïma comprenne. Quant à Hamid, son père, arrivé en France à l’été 1962 dans les camps de transit hâtivement mis en place, il ne parle plus depuis longtemps de l’Algérie de son enfance. Comment faire ressurgir un pays du silence ?
Si la guerre d’Algérie a reçu un minimum d’attention dans la littérature francophone, ce pan particulier de l’Histoire, celui des harkis, n’a pas vraiment eu sa place dans les bibliothèques. « Cela faisait des années que je tournais autour de l’envie d’écrire sur l’arrivée des harkis en France, sur le rapport au pays perdu et à la gestion de « la double absence », comme dit le sociologue Abdelmalek Sayad [La Double absence, Seuil, 1999] : l’absence du pays que l’on a quitté, et celle du pays que l’on pensait trouver en arrivant, et qui n’est pas celui où l’on s’installe. » explique Alice Zeniter dans un entretien avec le journal le Monde. Ici l’auteure cherche à mettre en avant la difficulté d’une quête identitaire pour les harkis. « L'Algérie les appellera des rats. Des traîtres. Des chiens. Des apostats. Des bandits. Des impurs. La France ne les appellera pas, ou si peu. La France se coud la bouche en entourant de barbelés les camps d'accueil », écrit Alice Zeniter. Cependant elle ne cherche pas pour autant à faire de ce livre un réquisitoire mais seulement à revenir sur une partie de l’Histoire qui prend son sens encore aujourd’hui.
1930, première génération : Ali pauvre paysan Kabyle, fait la découverte d’un pressoir pour faire de l’huile. Cette chance incroyable permettra d’avoir une vie aisée qui suscitera la jalousie dans son village. Une certaine rivalité va s’instaurer entre la famille d’Ali et la famille Amrouche, proche du FLN, ce qui amènera Ali à collaborer avec la police française. Même s’ils ne font pas la guerre en 1962, Ali et sa famille, considérés comme des traitres (les harkis), décident d’embarquer sur un bateau en direction de Marseille.
Deuxième génération : Dès son arrivée en France Hamid, le fils d’Ali, ressent un sentiment de mise en l’écart et de différence. Après quelques années dans le Sud, la famille part en direction de la Normandie dans un HLM de Pont-Féron. Hamid est un enfant qui s’emploie à mettre toute son énergie pour combler ses retards scolaires. Cependant après son bac, il ne continue pas ses études et décide d’entrer dans la fonction publique afin d’exprimer son appartenance à son pays d’adoption. Il épouse une française, Clarisse, avec qui il aura quatre filles. Hamid souffre de la condition dans laquelle il se trouve, d’un côté les Français le considèrent comme un immigré et de l’autre les Algériens rejettent les harkis. Il a le sentiment de n’appartenir à aucune communauté. Une véritable quête identitaire vit en lui.
Troisième génération : Naima à hérité de l’inquiétude de son père au sujet de leur histoire. Partagée entre la peur de dire son nom à des algériens âgés, et la peur d’être confondue avec des terroristes, elle évolue tant bien que mal dans son métier au sein d’une gallerie d’art contemporain. Un jour son patron lui demande d’effectuer une rétrospective sur le vieux peintre algérien Lalla. Cette mission l’emmènera, plus de 50 ans après le départ de sa famille, en Kabylie.
A travers ces trois générations, Alice Zeniter, oscille entre la France et l’Algérie et s’immerge au plus profond des sentiments des personnages. Le lecteur entre ainsi dans la tête et le cœur de gens qui vivent avec une mémoire douloureuse, finalement méconnue de nombreuses personnes.
Dès qu’on referme ce livre on sait qu’il vivra en nous pour longtemps. En 500 pages L’art de se perdre aborde l’Histoire et parle de la psychologie des protagonistes avec beaucoup de justesse. Il y a énormément d’amour et d’émotion dans ce livre. L’auteur parvient à capter tous les aléas de la vie quotidienne. Beaucoup de sentiments se cachent entre les lignes grâce notamment à l’écriture belle et classique de l’auteur. L’œuvre d’Alice Zeniter témoigne d’un lourd passé en remontant le temps de 1930 à aujourd’hui. Elle évoque le poids de l’héritage, l’exil, la colonisation mais toujours à travers l’amour filial et avec une grande élégance. L’auteure joue également sur l’alternance entre la douceur et la brutalité, grâce à la musicalité ambiante, ce qui apporte un vrai plus au roman. A la fois passionnante et attachante L’art de se perdre saura conquérir et attendrir même les cœurs de pierres.
« Depuis quelques années, Naïma expérimente un nouveau type de détresse : celui qui vient désormais de façon systématique avec les gueules de bois. Il ne s’agit pas simplement d’un mal de crâne, d’une bouche pâteuse ou d’un ventre tordu et inopérant. Lorsqu’elle ouvre les yeux après une soirée trop arrosée (elle a dû les espacer davantage, elle ne pouvait pas supporter qu’il s’agisse d’une misère hebdomadaire, encore moins bihebdomadaire), la première phrase qui lui vient à l’esprit est : je ne vais pas y arriver arriver. Pendant quelque temps, elle s’est demandé à quoi se rapportait cet échec certain. La phrase pouvait évoquer son incapacité à supporter la honte que lui procure chaque fois son comportement de la veille (tu parles trop fort, tu inventes des histoires, tu recherches systématiquement l’attention, tu es vulgaire), ou le regret d’avoir tant bu et de ne pas savoir s’arrêter (c’est toi qui as crié : « Allez, là, oh, on ne va pas rentrer se coucher comme ça ! »). La phrase pouvait aussi se rattacher au mal-être physique qui la broie… Et puis elle a compris.»
« Dis-moi quelque chose, toi. Moi je m'ennuie…
Ali hésite et puis, il lâche, tout à trac :
— Je suis devenu jayah.
C'est la première fois qu'il avoue ce sentiment. Il sait que, même si Mohand n'est pas un ami, il peut le comprendre. C'est comme cela qu'on désigne l'animal qui s'est éloigné du troupeau et l'émigré qui a coupé les liens avec la communauté. Jayah, c'est la brebis galeuse. Celui qui n'a plus rien à apporter au groupe, qu'il s'agisse de la famille, du clan ou du village. Jayah, c'est un statut honteux, une déchéance, une catastrophe. C'est ce que ressent Ali. La France est un monde-piège dans lequel il s'est perdu »
Née en 1986, Alice Zeniter est une romancière et dramaturge française. Ancienne élève de l'École normale supérieure, elle est, en 2013, chargée d'enseignement à l'université Sorbonne Nouvelle. Elle a publié son premier roman, Deux moins un égal zéro, à 16 ans, qui lui a valu le Prix littéraire de la ville de Caen. Son second roman, Jusque dans nos bras, publié en 2010 est récompensé par le Prix littéraire de la Porte dorée et le Prix de la Fondation Laurence Trân. Elle a également enseigné le français, notamment en Hongrie, où elle a vécu pendant plusieurs années et fut assistante-stagiaire à la mise en scène dans la compagnie théâtrale Kreatakor du metteur en scène Arpad Schilling. Elle a ensuite collaboré à plusieurs mises en scène de la compagnie théâtrale Pandora, et a travaillé comme dramaturge pour la compagnie Kobal't en 2013. La même année son livre Sombre dimanche reçoit le Prix Inter et le prix des lecteurs l'Express. Puis elle participe à l'écriture du long métrage Fever, une adaptation du roman éponyme de Leslie Kaplan, réalisé par Raphaël Neal et sorti en 2015.
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