Critique libre

Identités par procurations

Remarqué par le prometteur Les belles choses que portent le ciel, Dinaw Mengestu poursuit son ascension avec Ce qu'on peut lire dans l'air, spendide chronique familiale basée sur les silences et les non-dits, qui ne se prive pas toutefois de franches envolées lyriques. L'écrivain américain, né en Ethiopie, caresse les souvenirs et en rêve quelques uns.

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Voyages en tandem

Pour commencer cet article, on aurait pu dresser la listes des points communs entre Dinaw Mengestu et ses personnages, mais ce serait faire insulte à Ce qu'on peut lire dans l'air, admirable travail de reconstitution. Car il est plus juste de parler de reconstitution que de généalogie dans la quête identitaire (après Faute d'identité, de Michka Assayas, les écrivains rappellent décidement que l'identité n'est pas qu'une question de carte) qu'entame Jonas Woldemariam, personnage principal du roman. Celui-ci entame en effet un voyage sur les traces de ses parents, Yosef et Mariam, alors que leur couple battait de l'aile: de Nashville à un fort bâti par Jean-Patrice Laconte en 1687, le fils perdu cherche avant tout des réponses. En effet, il a lui-même perdu tout contact avec Amanda, son ex-femme: « Ça faisait trois ans qu'on ne s'était pas parlé, et bien plus longtemps qu'on avait cessé de se voir régulièrement » prévient-il au début de son récit. A l'époque où il vivait encore avec elle, Jonas apprend au lecteur que son travail consistait à "enjoliver" les demandes d'asile pour maximiser leur effet en cas de validation: l'histoire « trop banale » est conscieusement falsifiée pour correspondre aux « présomptions communes que la plupart d'entre nous partagions quand il s'agissait des populations pauvres de lointaines contrées étrangères. » Jonas, qui rédige des "passés" à longueur de journée, n'a pas assez d'éléments pour connaître le sien.

 

L'invisible gravité de l'être

Devenu professeur de littérature, il relève peu à peu des éléments, des bribes de mémoires, dans les lieux qu'il traverse. Certains font partie de sa propre vie, comme l'appartement qu'il a partagé avec Amanda, d'autres sont habités par la présence de ses prédecesseurs. En décrivant les lieux, Dinaw Mengestu alterne plus-que-parfait, conditionnel présent, passé simple, et toutes les conjugaisons font apparaître la silhouette des parents de Jonas, et leur relation déliquescente: « ils ne se connaissaient plus. », conclut-il. Dans une approche qui semble dérivée du Nouveau Roman, Mengestu accorde aux objets une véritable force vitale qui avive les souvenirs des personnages. Condamnés « à supporter le poids du monde », les objets et les lieux absorbent tout (« nos paroles se mirent à faire partie intégrante de notre logement »), nous incarnent et conservent une trace de notre passage, sûrement beaucoup plus profonde que nos paroles ou nos actes. Et bien plus chargée d'émotion: enfant, alors que sa mère le laissait à l'école, Jonas remarqua qu'«[u]n bout du bas de sa robe bleu foncé la suivit [...] et demeura en suspens dans l'air même après qu'elle eut tourné au coin de la rue ». Même procédé pour se réapproprier l'héritage d'un père: examiner cette drôle de manie qu'il avait de fabriquer des boîtes et en tirer des gestes et des comportements, et finalement une certaine atmosphère.

 

Racines profondes

Mieux vaut les atmosphères que les corps: ceux-ci sont variables, faillibles, et trahissent souvent leur propriétaire, en limitant ses possibles à sa couleur de peau ou à la qualité de ses vêtements. Jonas, rêvant comme chaque descendant de posséder plus que son géniteur, délaisse peu à peu les deux éléments qui ressemblent à des obstacles à cet objectif: son identité et son couple. « On apprit, Angela et moi, à vivre deux vies séparées mais syncrones » analyse-t-il si froidement: et les contours du père se dessinent. Jonas se perd dans le travail, accumule les pages de poésies signées Rilke ou William Carlos William pour préparer ses cours, mais passe à côté de sa propre identité, qui pourrait se déployer dans une famille "à lui". Sa femme, Angela (un des personnages les plus puissants que l'on ait lu depuis longtemps), essaie de stimuler cet homme paralysé, « un authentique étranger qui a décidé que, dans la vie, le meilleur moyen de se démerder c'était de ne rien dire ni faire qui risquerait de griller sa couverture », comme elle le définit. Et si les racines étaient des chaînes?

En savoir plus

Dinaw Mengestu, Ce qu'on peut lire dans l'air, traduit par Michèle Albaret-MaatschAlbin Michel

3.5
 

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