Le 24 avril 1915, les Arméniens étaient victimes d’un terrible génocide. Cent ans après, le monde se souvient. Le journaliste et auteur, Tigrane Yegavian, lui-même d’origine arménienne, revient aux sources de « cette terre où le sacré tutoie le profane » dans son livre « Arménie, À l’ombre de la montagne sacrée » (Editions Nevicata). Publié dans le cadre de la collection « L’âme des peuples », ce texte est une remarquable introduction à une culture dont il est temps de réhabiliter l’histoire. Il est aussi un récit qui donne envie de découvrir l’Arménie, qui vit cachée derrière les cimes enneigées du mont Ararat. L’extrait que Tigrane Yegavian a choisi de partager avec les lecteurs de Viabooks, donne un avant-goût de son livre, que la rédaction vous recommande vivement.
(…)Tous les Arméniens ont le même livre
de chevet : le Livre
des Lamentations du grand mystique du dixième siècle, Gégoire de Narek, constitue une
somme indépassable de 92 poèmes.
Notre mère nous le glissait sous le matelas de nos lits d’enfants pour nous
protéger contre le mauvais œil. Depuis le dixième siècle, ce livre de
prières circule de génération en génération. Il est le nouveau testament des
Arméniens. Son auteur, Grégoire de Narek, figure parmi les plus grands mystiques du panthéon arménien. En 1929, un jeune
exilé arménien d’Istanbul publia à Paris un roman iconoclaste sur la
violence du déracinement de la première génération des Arméniens de Franc, dans
lequel un des personnages critiquait vertement ce livre. Il suscita une tempête
de protestations.
L’écriture et la vie spirituelle se
confondent en Arménie. Après avoir abandonné la vie publique pour mener une
existence solitaire, le moine Mesrop
Machtots (362–440) parvint au cours de ses travaux à trouver vers 405 un système d’écriture apte à reproduire les
sons de la langue arménienne pour amorcer l’évangélisation d’un peuple très
superficiellement christianisé. Les livres sacrés n’étaient à cette époque accessibles qu’en grec et en syriaque.
Ils demeuraient l’apanage d’une élite. Cette « invention divine » eut donc une
portée religieuse et stratégique. Elle permit de sauver la langue et la nation.
Nombreux sont les Arméniens qui arborent encore de nos jours autour de leur cou
un médaillon d’or représentant les 36 lettres de l’alphabet (plus deux
ajoutées au douzième siècle).
«
Divine » écriture. Aujourd’hui encore, les manuscrits arméniens sont
considérés comme une offrande sacrée.
En 1512 paraissait à Venise le
premier livre arménien imprimé. À Erevan, consacré par l’Unesco capitale mondiale du livre en 2012, le
Maténadaran abrite 17 000 sur environ 30
000 manuscrits arméniens dispersés dans le monde. Le plus grand
trésor de sa collection ? L’Homéliaire
de Mouch (ville d’Arménie occidentale, située au Sud-Est de l’actuelle
Turquie) pèse 27,5 kg et doit son salut à l’héroïsme de deux femmes qui le
sauvèrent des autodafés perpétrés en marge du génocide dans des conditions
épiques. Si le nombre de librairies d’Erevan
avant l’indépendance était de 67, elles ne sont en revanche plus qu’une petite
dizaine aujourd’hui. Sans compter les bouquinistes du métro Yeridasartakan. Et
dans presque toutes les bibliothèques familiales, la fameuse encyclopédie
arménienne soviétique parue dans les années 1970
1,5 million de morts. C’est le
chiffre en général cité par la communauté scientifique internationale.
À la veille du centenaire des massacres du tragique printemps 1915, les Arméniens ont remporté la bataille pour
que le mot génocide soit écrit sans guillemets, ce qui équivaut à reconnaître
la préméditation et la planification du crime par le régime des Jeunes-Turcs au
pouvoir à Constantinople de 1908 à 1918. En vue des célébrations de
commémoration, l’Église arménienne a, elle, pris la décision historique de canoniser ces millions de martyrs sans
sépulture, célèbres et anonymes réunis dans la mort. Du jamais vu depuis le
dix-huitième siècle !
Le 24 avril 1915, une rafle
s’abat sur l’élite arménienne de Constantinople. Décapitée, celle-ci ne
s’en remettra pas. Les descendants des rescapés du génocide perpétrés contre
les Arméniens de l’Empire ottoman forment un tiers de la population de
l’Arménie actuelle. Pas étonnant, dès lors, que le deuil ne s’exprime pas de la
même façon à l’intérieur du pays ou au sein de la diaspora.
Rappel historique. Jusqu’en 1965,
toute commémoration du génocide de 1915 était bannie en Arménie
soviétique. Les dirigeants communistes
d’alors y voyaient une dérive nationaliste revancharde contraire au sacro-saint
principe d’amitié entre les peuples. En dehors de l’ex-URSS, la fracture entre
les partisans de l’Arménie soviétique et les anticommunistes farouches était
donc béante et les commémorations du 24 avril se faisaient en rang
dispersé. Il faudra attendre le cinquantième anniversaire de la tragédie pour que
les choses changent un peu. Un million de personnes battirent alors le pavé
d’Erevan au cri de « Justice ! » et de « Nos terres ! »
Partir du génocide pour expliquer
l’Arménie et son histoire contemporaine est une entreprise risquée. La
lancinante évocation des massacres demeure un abcès de fixation entre les Arméniens
de l’intérieur et ceux de l’étranger. Pour la diaspora, la commémoration du
génocide et la lutte contre le négationnisme turc, érigé en dogme par tous les
gouvernements successifs toute couleur politique confondue, sont existentielles.
Pour la société civile arménienne en revanche, l’affaire est plus complexe. Le
combat contre les inégalités, la
résistance à un système oligarchique et à l’arbitraire du pouvoir sont des
priorités plus pressantes.
Un jour, Vahram Martirossian,
l’écrivain vedette de l’underground Erevan me fit part de son agacement :
« Au sein de la diaspora, le
génocide vous occupe 24 heures sur 24, 365 jours par an, tandis
qu’ici le 24 avril suffit ». Métaphore de la profonde crise que traverse l’Arménie réelle, son roman iconoclaste Glissement de terrain faisait à ce moment-là fureur auprès des
cercles d’opposition.
Il ne s’agit pas d’oublier ce passé
ô combien douloureux. Ce qui serait d’ailleurs impossible tant l’Arménie
d’aujourd’hui et le reste du Caucase, arborent toujours les cicatrices mal refermées du génocide. En 1988, les
pogroms anti-arméniens de Sumgaït dans la banlieue industrielle de Bakou, en
Azerbaïdjan, réveillèrent le souvenir brûlant de 1915. Idem, malgré l’émergence
d’une société civile turque ouverte, avec l’assassinat en 2007 du journaliste
arménien Hrant Dink, cet infatigable
artisan du rapprochement entre les deux peuples qui, en 1996, fonda
l’hebdomadaire bilingue Agos et
devint le principal porte-parole de la communauté arménienne de Turquie.
Le génocide hante Erevan et ses
habitants. Érigé depuis 1968 au sommet de la colline de Tsisternagaberd (le
fort aux hirondelles), son mémorial est visible à l’œil nu dans une grande
partie de la ville. Une pointe de granite haute de 44 m symbolise la renaissance
de la nation, tandis qu’une faille en son sein rappelle la division entre
l’Arménie orientale et sa sœur occidentale emportée par la folie meurtrière des
« Jeunes-Turcs ».
Chaque 24 avril, ils sont
plusieurs centaines de milliers à escalader ce Golgotha vert de sapins pour se
recueillir, œillet à la main face à la flamme, entourés des douze stèles qui
représentent les douze provinces perdues. Digne et dépouillé, ce Yad Vachem arménien n’est accessible
qu’au prix d’une longue montée de
marches. Cette montée n’est pas anodine, elle confère une élévation
spirituelle en communion avec les disparus. Pendant ce temps, toutes les
chaînes de télévisions diffusent en boucle documentaires, archives et images de
la procession en cours retransmises en direct. Une visite au mémorial est aussi un passage obligatoire pour les
dirigeants étrangers accueillis à Erevan. Seul le président syrien Bachar al Assad, venu en 2009,
enfreignit à la règle... pour ne pas froisser ses futurs hôtes azerbaïdjanais.
Passé un instant de recueillement, les visiteurs signent le livre d’or du Musée du génocide, inauguré il y a vingt ans, en
1995. À l’intérieur ? Trois salles en demi-cercle, aux murs couverts de
photographies en noir et blanc et d’une rangée de croix, baignée dans une
lumière artificielle. L’explication de la planification et de la réalisation de
cette campagne turque d’extermination est le cœur du projet muséographique.( …). T.Y.
>>Tigrane Yegavian, Arménie, À l’ombre de la montagne sacrée, Editions Nevicata
[image:3,xs,g]Tigrane Yegavian est un journaliste spécialiste du Moyen-Orient. Il collabore à de nombreux magazines et revues. « Arménie, À l’ombre de la montagne sacrée » est son premier livre.
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