Dans ce texte, extrait de "Les imbéciles ont pris le pouvoir, ils iront jusqu'au bout !: Petit traité de vigilance en temps de catastrophe", Georges Vignaux s'offusque des dérives de la "disneylandisation du monde".
« Dans notre société marchande, montre ainsi Sylvie Brunel, le bonheur, comme les autres denrées, se fabrique et se vend. L’archétype en est le parc à thème (Disneyland) ou la fausse bulle tropicale (Center Park). Mais ces lieux restent artificiels : le touriste sait qu’il entre dans une enclave où tout est conçu pour son divertissement.L’authenticité devient alors un produit comme un autre et tout l’art du voyagiste est de savoir la fabriquer. Le tourisme façonne donc les lieux, la nature et la culture en fonction des représentations mentales que leurs visiteurs s’en font. C’est ainsi que la planète se « disneylandise » sous l’influence du tourisme de masse : les paysages se muent en décors et ceux qui y vivent en acteurs, prêts à endosser la panoplie de l’authenticité pour coller aux attentes du touriste pourvoyeur de devises. La « mise en tourisme » transforme les lieux et les cultures : des villes condamnées au déclin, comme Bruges ou Venise, retrouvent une seconde vie. Des milieux en voie de disparition, la moyenne montagne par exemple, se voient revitalisés par la multiplication des stations et les activités proposées au visiteur.
« Ce dernier veut voyager « intelligent » Plus il a de l’argent, plus il refuse qu’on le traite en touriste. L’industrie du tourisme façonne donc des produits élitistes, qui permettent de vendre l’illusion du tourisme intelligent plus cher que l’hôtel-club tout compris du « vacancier » de base. Dormir en sac de couchage et souffrir, mais avoir sa conscience pour soi, c’est-à-dire ne pas porter atteinte à la planète, puisque l’air du temps est à la préservation de prétendus équilibres anciens, ceux des peuples « authentiques » et de la nature « sauvage ». Indigné par les ravages de la société industrielle, dont il est pourtant le pur produit, le citoyen urbain moderne s’extasie de la beauté des milieux « sauvages » forcément « menacés » et de « l’authenticité » des modes de vie traditionnels. Il oublie ce que savent les géographes : les paysages naturels n’existent plus depuis longtemps, ils ont été façonnés par l’homme. Les sociétés comme les écosystèmes sont en perpétuelle évolution, car c’est la condition de leur perpétuation.
« Et dans ces parcs naturels protégés, les visiteurs sont sous surveillance. Pas question qu’ils sortent des chemins balisés. Quant aux animaux sauvages, ils le sont si peu que le touriste doit veiller à ne pas laisser son sac à dos sans surveillance. C’est le mythe de la « wilderness », la nature sauvage, que les Anglo-Saxons, grands prédateurs du Nouveau Monde, ont mis en scène dès la fin du XIXe siècle dans les « grands espaces » qu’ils avaient conquis en les débarrassant de leurs occupants indigènes. Il faut reconstituer de grands pans de nature « sauvage » pour le plus grand plaisir de l’homme blanc. Le touriste fut ainsi d’abord un chasseur, dans une chasse de luxe réservée à une élite (Ernest Hemingway, Franklin Roosevelt, Winston Churchill), qui se perpétue aujourd’hui, même si les safaris sont devenus surtout photographiques, dans les réserves de l’Afrique orientale et australe.
« La mise en tourisme du monde le transforme ainsi en un immense Disneyland, où tout est conçu et contrôlé pour vendre de la nature « sauvage » et de la « peuplade authentique » à de riches visiteurs soigneusement encadrés. Faut-il le déplorer ? Pas si sûr, car lorsque l’opération est correctement montée, chacun y trouve son compte : le touriste repart heureux, il a eu sa part de rêve ; l’autochtone est satisfait : il a eu sa part de la manne ; et le voyagiste, qui a organisé les termes de l’échange, se frotte les mains : il a vendu très cher une prestation qui ne lui a presque rien coûté, puisque l’authenticité, en matière de conditions d’hébergement et de restauration, signifie souvent le strict minimum. Précisément ce que ne veulent plus endurer les populations locales, qui rêvent, elles, de confort et de développement. Reste à vérifier que la disneylandisation du monde ne transforme pas, comme dans les parcs à thème de Mickey, les protagonistes locaux en des figurants réduits au silence et sous-payés.
« Un tout petit monde » est ainsi l’une des attractions fétiches de Disneyland Paris, où les familles effectuent en bateau un tour du monde au milieu d’automates chantants. Tous les pays sont synthétisés les uns après les autres en des archétypes immédiatement identifiables tant ils collent aux représentations mentales collectives : les Polynésiennes dansent le tamouré, les Mexicains portent des sombreros, les Japonaises des kimonos, etc. Et bien entendu, l’attraction finit en apothéose au milieu des paillettes des Folies-Bergère et autres spectacles « typiquement parisiens » C’est ainsi que le tourisme refaçonne le monde.
« Alors qu’ils n’étaient que 25 millions en 1950, les touristes sont aujourd’hui plus de 800 millions qui, chaque année, partent plus d’une journée pour leurs loisirs dans un lieu autre que leur résidence. Le flux ne cesse de croître : l’Organisation mondiale du tourisme estime que d’ici 2020 le nombre de touristes devrait atteindre quelque 1,6 milliard de personnes ! Au niveau mondial, le tourisme représente 10 % du PIB et emploie 8 % de la population active.[1] Ses recettes annuelles s’élèvent en moyenne à 650 milliards de dollars, soit huit fois le montant de l’aide publique au développement. Les touristes ne sont plus seulement de riches Blancs occidentaux, mais appartiennent de plus en plus à des pays émergents, dont les classes moyennes et aisées sont avides de découvrir le monde : Chinois, Russes, Brésiliens, Indiens, Coréens… La mondialisation a permis d’ouvrir des destinations autrefois coûteuses ou fermées. Le tourisme s’installe désormais dans toutes les régions. Permettant à des millions de personnes de rester dans leur région d’origine au lieu de devoir s’exiler, il peut être considéré comme une activité bénéfique, la version positive de la mondialisation. Pourvoyeur de ressources considérables, il est unanimement recherché par les zones d’accueil (dont la France, première destination touristique mondiale avec 70 millions de visiteurs par an).
Mais le tourisme a aussi quelque chose de paradoxal : si tout le monde est touriste, personne ne veut admettre ce statut, considéré comme dévalorisant. Le touriste, c’est forcément l’autre. Un autre qu’on méprise et qu’on fuit. Une part croissante des touristes veut désormais voyager « autrement » Autrement que le prétendu touriste de base, ce « mimile à bob et caméscope » selon la formule méprisante du Guide du routard, qui part en groupe organisé, voyage en autocar et se masse sur des plages bétonnées où tout est organisé autour du confort des « bronzés » Aujourd’hui, le touriste veut « habiter son voyage », comme l’écrit le rédacteur en chef de Géo, Jean-Luc Marty. Les professionnels du tourisme ont compris qu’il leur fallait répondre à cette attente, en donnant le sentiment au touriste qu’il est tout sauf un idiot. L’illusion se veut reine…Georges Vignaux et Pierre Fraser
[1] L. Carroué, D. Collet et C. Ruiz, La Mondialisation. Genèse, acteurs et enjeux, Bréal, 2005.
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