Roman phare de cette rentrée d’hiver, La vengeance m’appartient (Gallimard) est une lecture subtile et déroutante, qui a déjà fait couler beaucoup d’encre depuis sa sortie. Qu’on soit adepte ou non de la plume de Marie NDiaye, son écriture virtuose et sa maîtrise de l’intrigue fascinent et ne laissent pas indifférent.
Rappelons tout d’abord le parcours peu commun de Marie NDiaye, qui fait une entrée brillante en littérature à seulement 17 ans. Son premier roman, Quand au riche avenir, est une œuvre de jeunesse qui révèle déjà un univers mystérieux et l’écriture singulière, précise et exigeante qu’elle affectionne. Elle se consacre ensuite exclusivement à l’écriture, et sera notamment récompensée en 2001 par le prix Femina pour Rosie Carpe, et par le Goncourt en 2009 pour son roman Trois femmes puissantes. Elle vit aujourd'hui à Berlin, avec son mari l'écrivain Jean-Yves Cendrey.
L’intrigue de La vengeance m’appartient se déroule à Bordeaux, où Maître Susane, avocate sans renommée, issue d’un milieu modeste, vient d’ouvrir son cabinet. Elle reçoit la visite de Gilles Principeaux, qui souhaite qu’elle assure la défense de sa femme, accusée du crime atroce d’avoir noyé leurs trois enfants. Immédiatement, Me Susane croit reconnaître en cet homme l’adolescent avec qui trente ans plus tôt, alors qu’elle n’avait que dix ans, elle avait passé un bref moment dont elle a tout oublié, sauf le sentiment d’un éblouissement.
Si toute l'histoire est perçue par le prisme exclusif de Me Susane, on sait peu de choses objectives sur ce personnage central , qui ne sera jamis nommée autrement que par son titre de Me Susane, comme si elle ne se définissait que par la professionnelle qu'elle est devenue. Un premier indice déjà sur les zones d'ombre sous-jacentes qui vont se révéler peu à peu?
On n'a guère plus de détails sur son apparence physique, si ce n'est qu'elle se perçoit sans complaisance et peut-être de façon déformée, comme "un étrange colosse qui dégageait une puissance dure et déconcertante".
Cette puissance dure et déconcertante, c'est bien l'impression qui finit par nous dominer, nous lecteurs, au fil d'un récit fascinant et envoûtant. Bordeaux y est plongée dans un hiver sans fin. Et ce climat glacial, alternant entre brouillard, neige et verglas, contribue à faire naître cet inquiétant sentiment d'étrangeté : on sombre peu à peu dans une atmosphère sourde et mystérieuse, de plus en plus opaque, à l’image du brouillard froid qui a pris la ville en étau.
Alors que le point de départ du roman semble nous entraîner vers une enquête criminelle, un roman psychologique, ancré dans une réalité sordide mais identifiable, Marie NDiaye brouille progressivement les pistes, efface la limite entre rêve et réalité, entre non-dits et vérité.
Elle fait éclore, à travers l'esprit de Me Susane, de nouveaux éléments qui détournent l'attention, et interrogent sans jamais répondre. Quelles sont les vraies raisons qui ont poussé Marlyne, la mère infanticide, à commettre un tel acte? Quel rôle joue son mari? Est-il bien l'homme que croit avoir rencontré dans son enfance Me Susane? Que s'est-il réellement passé entre eux ? Qui est Sharon, la femme de ménage, pour qui notre avocate semble nourrir une étrange obsession? Et d'où vient l'incompréhension qui surgit brutalement dans la relation avec ses parents?
Autant de questions qui se superposent simultanément en plusieurs couches, s’entremêlent, trouvent leur place et créent des connexions entre elles, un peu comme les fils d’une toile d'araignée qui se tissent autour d'un élément central, Me Susane, ses pensées contradictoires, parfois obsessionnelles, et sa mémoire sournoise et impitoyable. Et le lecteur se rend compte (un peu tard) qu'il s'est pris au piège dans l'esprit de la narratrice.
C'est un regard nouveau que l'on pose sur les évènements du roman, lorsque l'on les voit avec les yeux de Me Susane. Car on sait bien qu'ils nous en diront davantage sur elle que sur la personnalité de ce Gilles Principaux, ou sur les raisons profondes qui poussent une mère à tuer ses enfants, bien que ces aspects ne soient jamais négligés dans l'oeuvre. Mais ils sont abordés subtilement, jamais frontalement, et sans qu'à eux seuls ils puissent restituer une vérité. Ils agissent comme des catalyseurs sur l'héroïne, et la poussent inexorablement à la découverte d'elle-même et des réalités enfouies dans son inconscient.
"Elle se força à transformer en rire ce renvoi acrimonieux, elle rit bruyamment, durant quelques secondes, devant la porte fermée.
Est-ce bien moi qui agis ainsi?
Comme c'est étrange! songeait-elle dans le même temps.
Cette Me Susane-là, alors, n'était pas loin de l'impressionner."
Car l'écriture de Marie NDiaye se focalise non sur la réalité en elle-même, mais sur la perception de cette réalité, qu'elle transcrit certes avec minutie et force de détails, dans une langue impeccable, précise et délicate, mais sans jamais céder à la limite de la certitude. Elle est comme le peintre impressionniste qui travaille chaque petite touche de couleur, d'ombre ou de lumière pour offrir à l'oeil une impression, une sensation d'indéfinissable vérité.
Marie NDiaye rend parfaitement ce à quoi ressemble notre vie intérieure : un petit monde fait d'ellipses et de digressions, où se côtoient la raison, les bizarreries de l'esprit et la mémoire fragile. Elle veut donner à voir la complexité ambiguë de la psyché humaine, l'impssibilité de l'enfermer dans un jugement ou un caractère.
Paradoxalement, elle touche sans doute là à l'essence même du réalisme, qui sait que la réalité est si complexe, si riche et si diverse, si plurielle aussi, qu'elle demeure insaisissable, ne se laissant percevoir que par les bribes d'une sensation, d'une supposition, ou d'une impression.
La vengeance m’appartient est le contraire d’une œuvre à message. Avec finesse et brio, l'écrivain au contraire veut montrer la singularité et l’étrangeté de l’âme humaine, ses recoins et son mystère insondable. Elle nous y guide jusqu'aux confins de l’inconscient, où se mêlent mémoire et sentiments, pensées fugaces et réflexions, fantasmes et souvenirs…
En confrontant cette réalité de la psyché au monde extérieur, l’auteur ouvre d’infinies possibilités d’interprétation. Chacun lira dans le récit ses propres thèmes de prédilection : la maternité, la cause féministe, l’emprise psychologique, le syndrome post-traumatique, les rapports entre les classes sociales… Tout dépend non d’un niveau de lecture, mais de son histoire personnelle, de sa sensibilité.
Certains y ont même vu une critique de la période noire durant laquelle Bordeaux fut une cité négrière, à cause d’un client de Me Susane, qui souhaite absolument changer de nom parce qu’il est persuadé que ses ancêtres étaient des négriers. On peut toutefois supposer que le lien est un peu trop évident (trop simple ?), le sujet trop « militant » pour appartenir au registre résolument singulier, tout en nuances et en contradictions de Marie NDiaye, qui ne cherche pas à dénoncer à proprement parler, mais plutôt à questionner.
Car, selon ses propres dires, elle ne se définit pas comme un « écrivain engagé » : « L’écrivain engagé a tendance à être peu subtil car il doit faire passer un message. Dans ses textes, il n’y a pas de place pour l’ambiguïté. Moi, au contraire, j’aime travailler dans l’ambivalence parce qu’il me semble qu’elle nous fait réfléchir davantage »
Et quoi de plus ambigu et d’ambivalent que ce titre même : La vengeance m’appartient ?. De quelle vengeance s’agit-il ? A qui appartient-elle ? Au lecteur de juger.
>Marie NDiaye présente son livre en vidéo.
Réalisation Gallimard
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