«Le Capitalisme woke»

Anne de Guigné : un regard voltairien sur les nouveaux codes identitaires des entreprises

Tsunami ou vaguelette ? Le « capitalisme moral » et le capitalisme social sont-ils les nouveaux paradigmes du capitalisme joyeux ? Avec Le capitalisme Woke, la journaliste Anne de Guigné apporte une mise en perspective solide d’un point de vue économique, tout autant que juridique et historique sur la nouvelle vague venue d'Outre-Atlantique  qui touche aussi e monde des entreprises.

Portrait d'Anne de Guigné, collection personnelle de l'auteure sur Twitter Portrait d'Anne de Guigné, collection personnelle de l'auteure sur Twitter

Il faut du courage pour s’attaquer au sujet du « woke », auquel les grands groupes sont fréquemment confrontés. Quelles règles encadrent les enjeux de diversité ? Le « capitalisme moral » et le capitalisme social sont-ils vraiment nouveaux ? Avec Le capitalisme Woke,  la journaliste Anne de Guigné donne des repères pour aborder plus sereinement un sujet sensible. Une mise en perspective solide d’un point de vue économique, tout autant que juridique et historique.

RSE, une dialectique subtile

RSE, ces trois lettres ont un bel avenir devant elles. Alors que les enjeux de Responsabilité Sociétale des Entreprises s’inscrivent de plus en plus dans la loi, tenter d’en respecter les codes relève pour les entreprises d’une dialectique subtile. Car il s’agit là d’un enjeu de transformation des modèles qui ne se limite pas au champ d’action des équipes marketing et communication. En effet, la RSE apparaît de plus en plus comme un sujet stratégique, qui se traite ainsi au plus haut niveau hiérarchique.

La donne évolue rapidement. Un exemple, l’article 1833 du Code civil, que la loi Pacte est venue modifier en 2019, prévoit que « la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Résultat, l'objet social de toutes les sociétés intègre désormais une dimension RSE. La loi Sapin 2 (transparence et lutte contre la corruption) et la loi sur le devoir de vigilance (2017) témoignent également de cette volonté de changement au niveau gouvernemental.

Dés lors, que se passe-t-il lorsque l’entreprise se voit contrainte de prendre position sur des sujets sociétaux, aux résonances profondément intimes et personnelles ? Avec Le Capitalisme Woke  Anne de Guigné livre un essai éclairant sur un sujet potentiellement inflammable.

Mieux comprendre le woke et ses implications en RSE

La journaliste du Figaro apporte des clés pour mieux comprendre le volet S de la RSE, qui porte notamment sur les sujets de diversité et d’identité. De quoi offrir une vision plus sereine pour pouvoir en parler en bonne intelligence.

La définition tout d’abord. « (…) Le terme woke a d’abord été utilisé par les Noirs américains, pour qualifier les personnes « éveillées », sensibilisées aux injustices liées à la race. Depuis deux ans, le vocable a changé de bord. Il est dorénavant davantage utilisé par les opposants au mouvement, qui dénoncent le développement, à partir des revendications des Afro-américains, d’une idéologie analysant le monde uniquement par le prisme des discriminations ». L’objectif étant « d’une part, de rééduquer les Blancs, et, d’autre part, de protéger les personnes de couleur ».

Mais les risques de discrimination raciale ne sont-ils pas les seuls enjeux sociétaux et identitaires que l’entreprise doit anticiper ? Dans les sociétés occidentales, « le sentiment d’appartenance, l’autonomie et l’expression de soi » sont en effet au centre des valeurs et des préoccupations individuelles… et donc marchandes.

Ainsi, les crises de la représentation politique et syndicale, comme la quête d’expériences spirituelles laïques – au risque de l’oxymore – placent-elles les entreprises « au cœur des attentes et angoisses de leurs contemporains », comme le rappelle Anne de Guigné.

Par-delà la sphère intime, les partis-pris philosophiques ou les détours enrichissants de la fiction, l’identité occupe désormais une place plus grande sur le terrain économique. Avec la caisse de résonance médiatique que cela implique, et que décuple encore l’écho des social media, volontiers inflammables sur ces questions.

Les entreprises au chevet de l’intérêt général ?

« Sous la pression de la société civile, l’entreprise (…) s’est engagée dans la grande marche vers le bien, embrassant tous les combats de l’époque », observe Anne de Guigné. Sur toutes les facettes de la RSE, l’impératif est en effet pour les entreprises de respecter, outre la loi, « les demandes des multiples ONG 1 [Organisations Non Gouvernementales], mais aussi les contradictions des consommateurs ».

Outre des actions en justice, selon une résolution du Parlement Européen sur le devoir de vigilance et la responsabilité des entreprises adoptée en 2021, les ONG, entre autres parties-prenantes, pourraient aussi intervenir comme co-gestionnaires des entreprises, apprend-on dans « Le Capitalisme woke ».

Les entreprises sont en outre interpelées par les think tanks, les lobbies (représentants d’intérêts) ainsi qu’une myriade de « réseaux d’intérêts parfois obscurs ». Elles répondent enfin aux campagnes d’ « engagement actionnarial » des investisseurs, qui s’organisent à l’occasion des assemblées générales notamment.

Cette « privatisation de l’intérêt général » est un terrain glissant. Anne de Guigné le rappelle dans cet essai très documenté, les questions de diversité et, plus largement, du bien commun abordé au prisme de l’entreprise, sont en partie régies par la Soft Law. Des normes répondant au droit souple au niveau international, c’est-à-dire non contraignant ou ne créant pas d’obligation juridiquement sanctionnée.

Ce corpus normatif s’appuie sur les 17 piliers des Objectifs de Développement Durable (ODD) que l’ONU (Organisation des Nations Unies) a définis en 2017. Chacun de ces ODD se décompose encore en 169 cibles, qui se déclinent ensuite en 232 indicateurs. Pas de « régulation claire » pour l’instant, tranche l’auteur.

Faire primer l’activisme sur l’état de droit… et le débat

Le risque existe de « [faire] primer le militantisme sur l’état de droit », prévient Anne de Guigné. En effet, où se termine l’émotion et où commence le droit ? Un scandale, une polémique 2, font-ils jurisprudence ? Dans un climat potentiellement explosif, comment défendre enfin « la vieille tradition de neutralité dans le traitement des personnes issue de la Révolution » ?

En effet, défendre une cause sur les réseaux sociaux est une forme d’engagement que les moins de 25 ans favorisent à hauteur 70 %. Contre 74 % pour l’évocation d’une cause dans les médias traditionnels et 80 % pour l’adhésion à une association.

Entre tolérance et liberté réciproque – héritages universalistes des Lumières – et volonté post-moderne de changer les regards, l’équilibre apparaît fragile. La philosophe Monique Canto-Sperber voit ainsi pointer dans ce mélange des genres, une « privatisation de la censure ».

La raréfaction du débat, selon la philosophe, met à mal « les valeurs progressistes qui, au lieu d’être discutées, sont devenue des dogmes qu’on ne sera bientôt plus capable de défendre ».

Une « individualisation des valeurs potentiellement sans limite »

La prise en compte des enjeux RSE constitue donc une démarche subtile pour les sociétés. Car le procès en insincérité n’est jamais loin. Il s’agit alors de greenwashing, de woman washing, pour qui surfe trop vite sur le féminisme, ou encore de youth washing.

De plus, la culture de l’identité sur mesure ne connaît potentiellement pas de limite. Selon une étude McKinsey de 2019, neuf représentant sur dix de la génération Z, née entre 1995 et 2010, estiment en effet que les entreprises doivent s’engager davantage. « Chaque nouvelle génération [tend] à aller un cran plus loin que la précédente dans l’individualisation des valeurs », anticipe Anne de Guigné. La liste des sujets sensibles ne risque donc pas d’aller s’amenuisant.

C’est la faute à Rousseau, parangon de l’autobiographie et de l’écriture de soi, et l’un des premiers à incarner aussi bien le propre héros de son œuvre ! Avant une Anaïs Nin qui revendiquait, au début du vingtième, le fait d’être « l’artiste de sa vie ».

Lire des romans pour tenter de se mettre à la place de l’autre ?

Faire preuve de tolérance et de respect nécessite à l’évidence, de tenter de se mettre à la place de l’autre. Mais n’est-ce pas aussi ce que la Cancel Culture, ou la dénonciation de l’« appropriation culturelle », avec leurs cortèges de sensitivity readers, proscrit en partie ?

Le roman reste pourtant, me semble-t-il, l’un des rares moyens d’aborder la réalité en profondeur, sous des points de vue différents et avec toutes les nuances nécessaires. Saisir les ressorts cachés d’une situation, ressentir des émotions parfois violentes, cruelles, pour tenter de comprendre ce qui se passe autour de soi. Voilà une liberté qui n’est pas des moindres. Et quelques clés précieuses, sans aucun doute, pour mieux se comprendre les uns les autres.

>Anne de Guigné, Le Capitalisme woke. Quand l’entreprise dit le bien et le mal. La Cité, 200 pages, 19 euros. >> acheter ce livre

1 Pointer du doigt le Best-in-Class permet aux ONG d’inciter les autres entreprises du secteur à aligner leur pratique sur le « premier de la classe ». Ce terme désigne aussi une approche d’évaluation des sociétés dans le cadre de l’Investissement Socialement Responsable (ISR).

2 Les « controverses » font partie des critères employés pour évaluer la performance extra-financière des entreprises – autre exercice délicat, faute de standards sur les données divulguées, et consiste pour les analystes et aux agences spécialisées à attribuer aux sociétés des « notations » RSE

En savoir plus

Visionner l'interview d'Anne de Guigné par André Bercoff dans Sud Radio 

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