Décryptage

Le fantasme de l'écrivain dans Californication

Créée en 2007 par Tom Kapinos pour la chaîne américaine Showtime, la série télévisée Californication met en scène un écrivain sulfureux, Hank Moody (incarné par David Duchovny), cherchant l’inspiration dans un Los Angeles perpétuellement ensoleillé. Alors qu’une cinquième saison est d’ores et déjà prévue, retour sur une certaine vision de l’écrivain tel qu’il apparaît et évolue dans l’inconscient collectif.

 

Du rythme frénétique des séries

La série télévisée existait déjà, d’une certaine façon, au XIXème siècle. Héritière des feuilletons littéraires, elle en garde les principaux attributs : le premier, évident, est celui du format court. La brièveté des textes publiés dans les journaux de l’époque permettait à la fois de tenir le public en haleine tout en le fidélisant, et de faciliter la lecture dans un laps de temps réduit, celui des transports ou de la pause à l’usine, par exemple. Cependant, pour tenir les lecteurs à sa merci et « justifier » l’achat du journal, l’écrivain se devait de multiplier les rebondissements, péripéties et autres moments de suspense, à la manière de Maupassant et son Une vie, publié en 1883 dans Gil Blas. Le rythme haché, la nécessité de maintenir une tension permanente se ressentent encore aujourd’hui, à la lecture du roman publié sous forme de livre – ou plutôt de recueil. Pour Californication, dont les épisodes ont adopté un format de vingt-cinq minutes, c’est le même enjeu : les scénaristes doivent sans cesse relancer le personnage, et ne peuvent jamais se permettre un temps mort. A chaque saison son lot de soucis pour Hank Moody, de la délicate reconquête de son amour perdu à l’écriture fastidieuse et putassière d’un scénario.

 

Entre la caricature et la provocation

Le second attribut est sans conteste une attirance pour le grossissement des traits définitoires d’un milieu ou d’un « type » humain (social ou psychologique), voire d’un goût certain pour la provocation. Côté littérature, Les Mystères de Paris, roman feuilleton d’Eugène Sue publié entre 1842 et 1843 dans Le Journal des Débats, constitue un parfait exemple : l’écrivain bourgeois, dandy à ses heures perdues, choisit comme sujet le peuple de Paris, et le suit dans les bas-fonds de la capitale, au fil des maisons closes, bars mal famés et autres ruelles sombres. Même si l’écriture a suscitée chez l’auteur l’émergence d’une certaine conscience sociale, elle reposait principalement sur des descriptions sordides, perverses, parfois cruelles, et sur des personnages peu recommandables, pratiquement bestiaux. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Les Mystères de Paris furent largement critiqués par Jules Michelet, écrivain défenseur du peuple, qui jugeait la vision de Sue déformée et mensongère. Déformée, la vision de la série télévisée sur ses personnages l’est aussi, puisque, encore une fois, c’est le public qu’il convient de satisfaire avant tout : de la bande d’amis de Friends jusqu’aux publicitaires de Mad Men, aucune de ces séries n’est « réaliste » : les traits sont accentués, parfois simplifiés, pour des raisons scénaristiques et commerciales évidentes qui conduisent parfois à la provocation. Ce qui explique peut-être la véritable addiction que l’on connaît parfois pour une série télévisée : la vie y semble plus riche, plus évidente et surtout mieux écrite. Californication ne déroge pas à la règle, loin de là : le premier épisode s’ouvrait sur les images, certes oniriques, d’une nonne offrant une fellation à Hank Moody, devant un autel ! 

 

L’essence de la création littéraire masquée par le récit

Le tour de force de la série américaine,  qui génère en même temps sa principale faiblesse, c’est d’avoir choisi comme personnage principal un auteur de roman : même sulfureux, l’écrivain se doit avant tout d’écrire. Comment figurer cet acte, temps mort ultime pour le scénariste (et sûrement aussi le spectateur !), temps « riche » pour l’auteur, celui de la création ?

La voilà, la faiblesse de Californication : en près de cinquante épisodes, le spectateur n’assiste pratiquement jamais à l’acte d’écriture. Même sentence pour la lecture : jamais un livre à la main, ne se donnant pas la peine de répondre lorsqu’au cours d’un épisode, un personnage lui demande quel écrivain contemporain le captive, Hank Moody ne semble pas particulièrement attiré par l’activité. « J'ai trouvé ma religion : rien ne me parut plus important qu'un livre. La bibliothèque, j'y voyais un temple » écrivait pourtant Jean-Paul Sartre dans Les Mots, et le découpage de l’autobiographie (deux parties : Lire et Ecrire) laissait bien entendre que l’homme qui s’adonne à la création littéraire est écrivain et lecteur, peut-être même lecteur avant tout. Le grand écueil de Californication, c’est cet oubli total de l’amont de la publication, au profit du récit.

Une vraie série sur la littérature

Malgré ce défaut mineur, la série est loin d’être stupide ou simplement provocatrice. Chaque épisode comporte son lot de clins d’œil vers la littérature américaine. En premier lieu, le personnage de Hank Moody lui-même : son patronyme a été emprunté à Rick Moody, écrivain américain contemporain (Tempête de glace, A la recherche du voile noir), quant à son prénom, il est aussi celui d’Hank Chinaski, l’alter ego romanesque de Charles Bukowski. Ce dernier est probablement la figure historique qui se rapproche le plus du Hank Moody fictif : comme lui, il avait développé un goût particulier pour les femmes (comme l'annonce son titre, Californication repose en grande partie sur les ébats de Hank), la boisson et, en règle générale, l’irrévérence. D’autres références, plus ou moins subtiles, jalonnent la série : Lew Ashby, fêtard invétéré, croise la route de Hank dans un épisode intitulé The Great Ashby (Ashby le Magnifique), qui renvoie directement au personnage et au roman de Francis Scott Fitzgerald, Gatsby le Magnifique. Dans une autre saison, Hank se livre à un duel à l’arme à feu avec un personnage, ce qui rappelle étrangement celui de Pouchkine, qui fut bien moins comique puisqu’il causa sa mort. Enfin, dans les situations embarrassantes qu’Hank semble attirer (ou provoquer), on retrouve quelques épisodes de la vie littéraire, comme ce jour où Allen Ginsberg était apparu nu, une pancarte cachant son sexe, devant l’objectif d’un appareil photo qui immortalisa la scène. L’adaptation cinématographique du troisième roman de Hank Moody, God Hates Us All (Dieu nous déteste tous, en vente sur Amazon en version originale), qu’il juge par ailleurs passablement ratée (pour preuve le titre, modifié en un A Crazy Little Thing Called Love – Cette incroyable petite chose nommée l’amour), rappelle les nombreux passages chaotiques, pour ne pas dire désastreux, des œuvres littéraires américaines contemporaines vers le cinéma: pour preuves pratiquement tous les livres de Brett Easton Ellis ou encore Le Dahlia Noir de James Ellroy, ce dernier déclarant sans ambages dans les interviews qu’il cède les droits de ses livres uniquement pour l’argent, sans attention portée à la qualité de la transposition sur grand écran.

 

Le personnage-type de l’écrivain

Le visionnage de la série Californication permet surtout de dessiner assez précisément une figure d’écrivain solidement ancrée dans l’inconscient collectif. Il y a d’abord ces « accessoires » obligés : la cigarette, omniprésente, la machine à écrire (surtout pas l’ordinateur ! D’ailleurs, Hank fracasse le sien au sol au cours de la première saison, furieux de devoir, ultime humiliation, écrire sur un blog), la voiture cabossée et tuméfiée à force d’accidents et de mésaventures (le lecteur français pense à François Sagan et son goût pour la vitesse) et, bien entendu, sa muse, amour ultime mais contrarié, en la personne de Karen Van Der Beek (Natasha McElhone), lointaine cousine de Jeanne Duval, Apollonie Sabatier et Marie Daubrun, les égéries de Charles Baudelaire ou de Zelda, celle de Fitzgerald. Mais, plus que dans ses relations et ses goûts, c’est surtout dans son utilisation du langage que Hank Moody apparaît comme une représentation tangible et à la fois phantasmée de l’écrivain : amateur de jeux de mots, de calembours parfois douteux, souvent graveleux, il semble capable de se sortir de n’importe quelle situation et de la tourner à son avantage. La série révèle alors toute sa puissance dans les phases de dialogues, brillamment écrits. Pour preuve, cet épisode magistral, le septième de la saison 3, dans lequel Hank Moody se sépare de trois femmes dans la même journée, avec brio dans les deux premiers cas, et panache dans le dernier, lorsqu’il reconquiert, pour quelques instants, seulement par jeu, la femme qui l’avait un peu trop vite effacé de sa vie. Hank Moody est bien la synthèse de nombreuses figures d’écrivains : l’ex-prolétaire type Jack London, l’inadapté social type Charles Bukowski, l’hédoniste type Rabelais… Sur l’écran de la télévision, c’est un véritable condensé partial d’histoire(s) littéraire(s) qui défile sous nos yeux. Et tant mieux. 

En savoir plus

Californication, une série de Tom Kapinos, avec David Duchovny, Natasha McElhone, Evan Handler...

Régulièrement diffusée sur M6 et Paris Première

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