Jean-Daniel Verhaeghe : le jeu de l'absence

Quand la fiction modèle la réalité

Nils et Victoria, sexagénaires norvégiens, s’engagent dans une aventure risquée : pour raviver une dernière fois leur amour, Victoria a décidé de quitter leur foyer le temps d’une année. Ainsi commence Un jeu d’amour, roman sur lequel Ferdinand, correcteur dans une maison d’édition, travaille au début de l’histoire. Après en avoir lu quelques pages à sa compagne, il décide avec elle de faire la même expérience.
Jeanne et Ferdinand, amoureux depuis l’adolescence, n’ont pas encore trente ans. Pleins d’enthousiasme à l’idée de marcher sur les traces du couple de fiction, ils se séparent en tâchant d’ignorer les soupçons de crainte qui s’immiscent dans leurs pensées à leur insu. Ils ne croient pas au hasard ; se comparer à des personnages de fiction ne leur déplaît pas.

Littérature en abyme

De même qu’un auteur écrit des scènes qui appartiennent à un autre espace, les personnages du livre se mettent en scène dans un autre temps, sur la page blanche du futur. Ils prennent parfois plaisir à dire à voix haute le roman de leur vie, en jouant au jeu de la prise de distance. Dans et par leur récit, il se donnent naïvement la fiabilité de personnages figés par l’écriture. Tel suis-je, tel serai-je : cette promesse non dite se laisse deviner dans toutes leurs projections. Des anticipations qui vont parfois très loin, dans une volonté de s’écrire à l’avance pour se lire avec plaisir : Jeanne, pendant son voyage en Suède, lui parlerait du Sénégal, de Saint-Louis. Comme il connaissait à présent par coeur la topologie de la ville, il pourrait même la reprendre sur certains détails. Ils en riraient et leurs bouches étoufferaient les rires dans un baiser. Mais peut-on à la fois être auteur et personnage du roman de sa vie ?

Les périmètres du réel : une problématique qui jalonne le livre 

Le lecteur aussi se laisse confondre dans ce chassé-croisé entre fiction et réalité. Le roman de Jeanne et Ferdinand est entrecoupé d’extraits d’Un jeu d’amour de Jorgen Hörtan, auteur imaginaire qui aurait pourtant croisé la route de Pierre Loti… On a même droit à un faux extrait de dictionnaire de littérature détaillant la vie de cet auteur fictif ! Ces passages d’Un jeu d’amour, très visuels et au tempo tranquille, créent un contraste tragique avec le récit de Jeanne et Ferdinand, caractérisé par une écriture bien plus sèche et nerveuse. Des paragraphes courts (quelques lignes parfois) viennent hanter des pages blanches, comme une angoisse qui vient animer la vacance de l’attente. Là où on s’attend à un long adieu, on n’a qu’une phrase lapidaire, une image fugace. De cette frustration naît un suspense qui nous tient en haleine jusqu’à la fin. Le lecteur, happé dans le récit de ce jeu dangereux, entre lui-même dans une dynamique d’attente. Il sait pourtant que cela ne peut que mal finir ; cela est annoncé dès les premières pages...

Algorithme (humain !) de recommandation  

Vous aimerez sans doute ce livre si vous avez aimé :
Belle du Seigneur d’Albert Cohen : les deux romans relatent des expériences extrêmes dans le domaine sentimental. Des expériences où n’interviennent que très secondairement les autres aspects de l’existence, vies familiale, professionnelle et sociale.
Eux sur la photo d'Hélène Gestern : on y trouve une similaire tension latente dans l’écriture et un même flou mystérieux autour de personnages pourtant réalistes.