Les japonais ont le haïku; les afghanes, le landay. Une forme poétique, issue de la culture pashtoune (à laquelle appartenait le commandant Massoud), portée par les femmes, qui tentent difficilement de faire perdurer cet art au sein de clubs de poésie clandestins, comme le Mirman Baheer. La journaliste canadienne Daisy Winling nous explique la spécificité de cette poésie et son avenir dans un pays désormais placé sous la domination des talibans.
Landay est un mot afghan qui signifie «petit serpent venimeux». Il désigne un court poème au ton souvent sarcastique, composé en général à l’oral et partagé parmi les femmes pashtounes. Ces poèmes offrent les points de vues, difficilement accessibles des Afghanes sur la vie, la mort, l’amour et la guerre.
Dire qu’il est difficile et dangereux pour les Afghanes d’accéder à l’instruction de base est un euphémisme, sans parler de participer à la vie publique de leur pays. C’est souvent dans le secret et l’anonymat qu’elles se risquent à s’exprimer et s’éduquer (comme le club littéraire clandestin Mirman Baheer). Malgré tout, les Afghanes ont fait perdurer un mode d’expression artistique qui leur est propre, au nez et à la barbe des hommes et aujourd'hui des talibans.
Le landay est une forme poétique spécifique à la culture pashtoune. Les Pashtounes ont fondé l’Afghanistan et formeraient entre 45 à 60% de sa population actuelle, mais des frontières successives (Ligne Durand, création du Pakistan) séparent l’ethnie entre le sud de l’Afghanistan et le nord-ouest du Pakistan.
Avec le dari (le persan afghan), le pashto est l’une des deux langues officielles du pays. Elles font partie des langues indo-iraniennes avec le persan, l’ourdou et le hindi.
Comme beaucoup de formes traditionnelles de poésie, le landay comporte des règles de longueur, de rimes et de thème. C’est un distique (deux vers complets finis) en 9 et 13 syllabes qui finissent en na et ma.
Le landay est chanté et accompagné d’un tambour qui bat la mesure, du moins jusqu’à l’interdiction de la musique par les Talibans. Cette forme poétique remonterait au XVIIe siècle avant notre ère, se transmet et se modifie à l’infini, à la manière des haikus japonais. On y retrouve ces thèmes récurrents : la guerre (jang), l’exil (beltoon), la patrie (watan), le deuil, la souffrance (gham), l’amour (meena).
Les landays peuvent être cruels, déchirants, ardents, mais aussi irrévérencieux et explicites comme celui-ci «Faire l’amour à un vieillard, c’est comme b..ser un épi de mais ratatiné et noir de moisissure».
Parce qu’un seul mot désigne à la fois, amour, sexe et mariage, c’est le contexte du poème qui permet de les distinguer.
Traduit littéralement, ce même landay se dit : «Amour ou Sexe ou Mariage, Homme, Vieux / Amour ou Sexe ou Mariage, Épi de mais ratatiné, Moisi noir» et est garanti de déclencher l’hilarité et les sourires narquois chez les Afghanes.
«En secret je brûle, en secret je pleure / Je suis la femme pashtoune qui ne peut dévoiler son amour.»
«Donne ta main mon amour et partons dans les champs / Pour nous aimer ou tomber ensemble sous les coups de couteaux.»
«Que Dieu t’interdise tout plaisir en voyage / Puisque tu m’as laissée endormie, insatisfaite.»
«Père tu m’as vendue à un vieil homme / Que Dieu détruise ta maison; j’étais ta fille»
«Quand des sœurs s’assoient ensemble, elle font toujours l’éloge de leurs frères / Quand des frères s’assoient ensemble, ils vendent leur sœurs à d’autres.»
«Que seras-tu sinon un brave guerrier / Toi qui as bu le lait de la mère pashtoune ?»
«Reviens recouvert de poudre à canon ou de sang / mais ne reviens pas entier à la maison, déshonorer mon lit.»
«Fils, si tu désertes notre guerre / Je maudirai jusqu’au lait de mes seins.»
«J’ai une fleur à la main qui se fane, / Ne sais à qui la tendre sur cette terre étrangère»
«Mon chéri, tu es comme l’Amérique / À toi la faute, à moi l’excuse.»
«Oh Dieu, maudis l’Allemand qui a inventé la voiture / qui emmène mon amant si loin.»
Pour accéder aux landays, il faut accéder aux Afghanes. Pour accéder aux Afghanes, il faut être une femme, ce que n’était pas Sayd Bahodine Majrouh (1928-1988), qui a collecté et traduit le premier recueil de landays. Le poète et éditeur français André Velter raconte sa rencontre avec Bahodine lors d’un séjour en Afghanistan entre 1977 et 1978, et comment Bahodine s’y est pris pour rassembler et transcrire les landays.
«Un soir que nous étions en petit comité, Bahodine ouvrit l’un des dossiers qu’il portait souvent avec lui. Il y avait là des publications polycopiées et une masse de feuillets manuscrits : ses œuvres complètes telles qu’elles se présentaient alors.
Avant toute lecture, il évoqua la région de Djalalabad et le Nuristan. Il insistait sans cesse sur la violence de la vie, les dettes d’honneur, les vendettas et le calvaire des femmes.
Pour la première fois, il prononça le mot landay. Il dit comment il avait recueilli dans les vallées pashtounes, accompagné de sa sœur, ces chants si brefs qu’ils ne comptent que deux vers de neuf et treize syllabes. Il en donna une suite en transcription française.
Je n’avais jamais rien entendu d’aussi fulgurant : des plaintes qui étaient d’implacables défis, des sanglots qui crachaient du sang, des désirs fous et piégés, des destins inhumains déjà voués à la mort…»
>André Velter, L’éclaireur de minuit, postface de l’anthologie Le suicide et le chant : poésie populaire des femmes pashtounes par Sayd Bahodine Majrouh. Éditions Gallimard (Connaissance de l’Orient), 1994. p. 112-113.
La situation des Afghanes n’a pas beaucoup changé. La récente prise pouvoir des Talibans a mis fin au peu d’autonomie gagnée par elles depuis 2001. Les thèmes des landays sont toujours les mêmes, avec une introduction de nouveaux mots qui reflètent la réalité contemporaine. Dans les poèmes de guerre, le soldat américain a succédé au soldat soviétique et au soldat de l’empire britannique. Des mots se sont modernisés : téléphone remplace lettre, et drone fait son apparition, avec Google et Facebook, comme l’observe la journaliste et poète américaine Eliza Griswold.
Elle a trouvé une variante d’un poème retranscrit 40 ans plus tôt par Majrouh. Dans la version de 2012, l’autrice anonyme est directe : «Glisse la main à l’intérieur de mon soutien-gorge / Caresse une pomme grenade de Kandahar rouge et mûre»
Voici la version antérieure traduite en français par Majrouh : «Passe doucement ta main dans le creux de mes manches, déjà les grenades de Kandahar ont fleuri, déjà elles ont mûri»
De la même manière, «Dieu, change mon amant en barre de chocolat / et que ma rivale attrape le diabète» succède au classique «Dieu, change mon amant en renard / et ma rivale en poulet.»
En 2012, Eliza Griswold a entrepris de mettre à jour la précédente anthologie, qu’elle avait lue dans sa version en anglais (Songs of Love and War, traduit en 2003 par Marjolijn de Jager). Comme Majrouh, elle a débuté sa collecte de landays en se rendant dans les camps de réfugiés.
Avec son interprète Asma Safi qui était accompagnée d’un membre masculin de sa famille pour assurer à la fois son honneur et sa sécurité, Griswold est aussi allée rencontrer les femmes dans les maisons, les fermes, les réceptions de mariage et même dans un séminaire d’agriculture (le fameux landay à l’épi de mais ratatiné et moisi…).
En trois mois, elles ont rassemblé et traduit les poèmes qui allaient composer le recueil I am the beggar of the world publié en 2014 aux éditions Macmillan (pas encore de traduction en français à ma connaissance). Le titre est tiré de ce poème :
«Dans mon rêve je suis le président / Quand je m’éveille je suis la mendiante du monde»
Dans son interview pour le journal québécois Le Devoir, Eliza Griswold explique qu’elle a choisi ce titre «parce qu’il exprime les rêves intérieurs et le pouvoir. Il est très facile pour des visiteurs en Afghanistan de croire que les femmes n’ont pas conscience de la répression qu’elles subissent. On pense souvent qu’elles ne savent pas qu’on peut vivre autrement. Ce landay contredit cette idée.»
Cet article, ainsi que d'autres consacrés à la poésie, sont à trouver dans le blog de Daisy Winling : Le projet Orphee.
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