Emprise et ambition

«Le poulain» de Jessica Knossow : le dessous des cartes de la réussite à l'hôpital

Qu’est-ce que la réussite ? Comment se mesure-t-elle ? L’héroïne de Jessica Knossow est médecin, comme elle. Car Le Poulain (Denoël) est en réalité une pouliche. Emmanuelle est une jeune interne chirurgienne qui ne demande qu’à être cornaquée. Ce second roman met en scène les mécanismes de la transmission, de la fascination qui peut aisément flirter avec des formes subtiles de domination et de manipulation. 

Portrait de Jessica Knossow © Astrid di Crollalenza Portrait de Jessica Knossow © Astrid di Crollalenza

Emmanuelle a tout pour elle. La jeune interne est belle, intelligente. Elle se distrait dans le haras familial. Cela lui permet de garder la forme et de rester filiforme. Elle balance sa jolie queue de cheval rousse comme sa jument préférée qui est pour elle comme une sœur. Sur le papier, son avenir est prometteur. Reste que pour progresser dans l’organigramme de l’hôpital, quelques sacrifices sont nécessaires. Il faut surtout rentrer dans le cercle du fascinant chef de service, le professeur R.

Une équipe de médecins hospitaliers passés au scalpel

Jessica Knossow, jeune médecin elle-même, met en scène le quotidien d’une équipe médicale à l’hôpital en jouant du stylo comme d’un scalpel. Ce roman naturaliste satisfait notre curiosité quant aux coulisses d’un monde qui prend l’eau. Mélange de courage, de jeux de pouvoir et de sacrifice au service des autres. On ne le répétera jamais assez.

Pour progresser dans les échelons et réaliser son ambition, la belle Emmanuelle doit attirer l’attention du Professeur Renavaud. Jessica Knossow construit un roman d’initiation efficace à partir de cette intrigue très universelle. Le sujet de la carrière et de l’ambition professionnelle. Outre le suspense quant à la réussite de la jeune Emmanuelle, c’est l’envie de réussir de la chirurgienne et chercheuse qui constitue un ressort efficace du roman.

La métaphore d’un hôpital qui prend l’eau

L’auscultation minutieuse de la psychologie de ces cerveaux bien calibrés est un ressort dramatique efficace. L’évocation de ces rapports de séduction professionnelle repose sur une mécanique bien huilée. Comment Emmanuelle tente-t-elle d’approcher le Roi R. ? Jusqu’où est-elle prête à aller ? Le crescendo du sacrifice de son ego accroît l’intensité dramatique.

« J’étendis les bras en croix, étirai les jambes jusqu’à toucher de la pointe de mes chaussures l’extrémité du lit. La musique se leva et m’emporta. C’est fou comme le monde peut fondre d’un coup, glace au soleil, flaque, ébullition, se réduire à un nom. Mozart, mais c’est qui déjà Mozart ? L’alphabet aussi s’était délité, perdant vingt-cinq lettres en une seule journée. Elles étaient tombées en poussière, s’étaient mélangées à la terre, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’une posée au sol ; je me penchai, la ramassai, l’époussetai et la dévoilai : R comme le Roi. »

Un narcissisme au second degré

Pourquoi accepte-t-elle cette soumission ? Simplement pour pouvoir obtenir le poste auquel ses études la destinent. Sa personnalité effacée – jusqu’au vide -, qui confine au gouffre existentiel – permet cette manipulation sans limite. Le professeur R. a le pouvoir. Pourquoi n’en userait-il pas ? Ce n’est rien d’autre qu’un jeu. Qui, avec le temps, devient une habitude comme les autres. Elle presse de questions fiévreuses l’un de ses autres parrains symboliques, le brillant Emilio Criollo : « Tu lui as dis que j’étais douée, quoi d’autre, travailleuse, quoi encore, que j’avais du potentiel ? Mais qu’on devait parfois me recadrer ? Pourquoi t’as dit ça ? Je te maudis Emilio. Je suis cadrée, moi, regarde, je suis un cadre. T’as dit que j’étais un peu folle ? Mais pourquoi, tu le penses vraiment, que je suis folle ? Mais ça ne veut rien dire, folle, tu es médecin ou non ? Folle, ça peut vouloir dire psychotique, délirante, dépressive, maniaque, narcissique, perverse… Tu as précisé que j’étais une névrotique légère, comme tout le monde ? »

L’unité de lieu, dans cet univers hospitalier qui prend l’eau au sens propre, participe encore de cet univers théâtral. L’atmosphère étouffante de l’enceinte hospitalière reflète la claustration de l’emprise. Jessica Knossow renforce l’impression de naufrage existentiel en forçant le trait de la métaphore. C’est tout l’hôpital qui prend l’eau. Avec des rues où il faut littéralement circuler en barque.

Comment Jessica surnagera-t-elle ? Continuera-t-elle à se noyer dans l’image idéale du mentor ? Narcissisme au second degré. La proximité avec le roi fait rejaillir sur ses sujets un peu de sa lumière. Il y pas mal d’orgueil aussi dans cet esprit d’escalier exacerbé. La volonté de réussir, le travail acharné, restent la force de ce récit dont ils constituent le fil rouge. Une planche de salut.

>Le Poulain, de Jessica Knossow. Denoël, 141 pages, 16 euros. >> Pour acheter le livre, cliquer sur le lien

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