Écrits entre 1954 et 1956, les textes qui composent Mythologies allaient, lors de leur parution en 1957, bouleverser notre regard sur les différents objets du quotidien. De la lessive en poudre au Tour de France, Roland Barthes y scrute les comportements, les regards, les langages véhiculés par l’objet, le produit ou la tradition. Pour la première fois, ce n’est plus l’homme qui est l’objet des analyses sociologiques, mais l’objet, présenté comme un révélateur de l’homme et de son époque. A l’occasion de la parution d’une nouvelle édition des Mythologies, l’entreprise de Barthes peut être considérée comme l’invention d’un certain regard.
La France des années 50. La guerre est encore présente dans les esprits, mais l’économie se relève rapidement, profitant des années dorées des Trente Glorieuses. La société de consommation, soutenue par l’imagerie de la healthy life (la vie saine et quasi parfaite des ménages de la classe moyenne) américaine véhiculée par le cinéma, s’installe fermement dans les foyers du pays. La publicité à grande échelle, l’émergence des médias de masse, l’implantation des grandes marques, la société du spectacle ou encore la banalisation de l’électroménager redessinent le spectre des loisirs, du travail, de la culture : en un mot, toute la société. C’est dans ce contexte de réorganisation des repères que Roland Barthes écrit ses textes, pour tenter de faire surgir une « signification » particulière aux éléments sociaux.
Pendant deux ans, Barthes rédige de courts textes d’analyses d’éléments disparates : il s’agit d’ « un article de presse, une photographie d’hebdomadaire, un fil, un spectacle, une exposition ». C’est là tout le charme des Mythologies. L’ouvrage n’est pas le résultat d’un échafaudage précis, d’une méthode amorcée dans l’optique d’un résultat arrêté et insurpassable, mais se pose d’emblée comme la vision et les explications d’un usager. Barthes rappelle que le sujet en est « très arbitraire ». Evidemment, puisque l’auteur évite toute artificialité dans le choix de ses études, et privilégie avant tout les images, les textes ou les comportements sociaux qui l’ont frappés dans sa journée de consommateur. La nouvelle édition des Mythologies, qui rassemble l'analyse et la photographie ou le document qui l'a provoquée, rétablit donc très fidèlement les engrenages de la méthode de Barthes.
Roland Barthes étend donc le champ de ses analyses à une multitude d’objets divers. Si les sujets d’analyse sont multiples, la méthode, elle, reste la même : Barthes se penche sur un contenu utilitaire manifeste pour faire jaillir une signification sociale latente. La base des analyses est donc purement sensibles : des impressions visuelles, sonores, voire gustatives dans le cas du vin et du lait, ou du bifteck et des frites. Survient ensuite une opération intellectuelle qui a recours à l’inconscient collectif, celui des mythes et des traditions culturelles. C’est grâce à ce procédé que les publicités pour les lessives Omo, Lux ou Persil sont analysées à la lumière de l’ethnographie ou que Marlon Brando est littéralement disséqué par les théories brechtiennes du théâtre.
On pourrait reprocher à Barthes une artificialité évidente dans ses textes. Formuler une phénoménologie de la matière plastique ou voir l’inondation de Paris en 1955 comme la répétition du déluge biblique semblent des points de vue osés, peut-être trop alambiqués. Mais Barthes en est pleinement conscient et, sans que le livre ne le révèle au premier abord, il est fasciné par ces objets et leur porte même une certaine affection, y compris envers ceux qu’il déconstruit pour mieux les critiquer (les discours de Poujade ou bien Sur les quais de Elia Kazan). L’héritage de Barthes est ici : aborder le monde non pas comme un système muet et incompréhensible, mais comme ensemble d’objets, de granit peut-être, mais qu’une vision ludique et intelligente peut éroder. Sous cette couche à priori inintelligible, Barthes révèle des éléments qui font sens.
Constamment au cours de l’ouvrage, Roland Barthes se livre à une descente en règle de l’idéologie « petite bourgeoise » de son époque, contre laquelle il s’inscrit en faux. Cette idéologie, il la définit dans son texte Quelques paroles de M. Poujade : un système qui pose « la culture comme une maladie », et qui se complaît dans les tautologies creuses, justifiées par le « fameux bon sens des « petites gens » ». Une doctrine qui impose d’emblée « un monde homogène, où l’on est chez soi, à l’abri des troubles », et qui, cela est évident, s’avère être le parfait contraire de la vision de Barthes : multiple, tentaculaire, capable de réunir le catch et le théâtre antique dans la même phrase.
Avec ses Mythologies, Barthes a inauguré une nouvelle voie pour l’étude des signes. Auparavant limitée à l’étude des systèmes de communication, la sémiologie élargit désormais ses analyses à tous les domaines de la société humaine. L’analyse des faits sociaux devient plus pertinente, plus profonde…sans que les faits sociaux eux-mêmes ne soient véritablement bouleversés ! L’analyse du catch pourrait être celle d’une émission de télé-réalité, celle du Tour de France recouvre désormais à la fois l’évènement des beaux jours et la Coupe du Monde de football, voire celle de rugby, et les discours de Poujade, saturé de remarques creuses et de déni de la culture, font écho aux saillies de notre chef d’Etat. Les Mythologies apparaissent donc au lecteur comme un mode d’emploi de la société, mais un mode d’emploi ouvert, expansif, qui accepte l’opacité du monde pour mieux tenter de l’expliquer. Il n’a pas d’équations simples entre « ce qui se voit et ce qui est », mais la sémiologie fournit les variables pour les suggérer.
>Roland Barthes, Mythologies: édition illustrée, présentée par Jacqueline Guittard, Seuil
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