Envol poétique

«Les ombres blanches» : l'hommage de Dominique Fortier à Emily Dickinson

Les ombres blanches sont ces bonnes fées qui, dans l’entourage de Emily Dickinson, décidèrent d’outre-passer ses dernières volontés pour éditer ses poèmes à titre posthume. Dans le sillage des Villes de papier, roman biographique consacré à la poétesse américaine couronné par le Prix Renaudot Essai 2020, la canadienne Dominique Fortier livre un nouvel opus sensible, où la poésie est palpable à chaque page. Un tombeau rempli de lumière et d’amour. Un tableau vivant.

Portrait de Dominique Fortier © Carl Lessard pour Editions Grasset Portrait de Dominique Fortier © Carl Lessard pour Editions Grasset

Les ombres blanches sont ces bonnes fées qui, dans l’entourage de Emily Dickinson, décidèrent d’outre-passer ses dernières volontés pour éditer ses poèmes à titre posthume. Dans le sillage des Villes de papier, roman biographique consacré à la poétesse américaine couronné par le Prix Renaudot Essai 2020, la canadienne Dominique Fortier livre un nouvel opus sensible, où la poésie est palpable à chaque page. Un tombeau rempli de lumière et d’amour. Un tableau vivant.

Le blanc est-il la couleur préférée de Dominique Fortier ? La romancière canadienne plonge son lecteur dans un univers de neige et de nuages. De pâleur et de candeur. Un univers ouaté, protecteur et presque entièrement féminin, pour lui faire pénétrer l’univers d’Emily Dickinson.

Le blanc, couleur du cœur ?

La blancheur, omniprésente, se veut le reflet, nacré, fragile, tour à tour hivernal, céleste, solaire – avant tout intérieur - des saisons du cœur. De ses nuances kaléidoscopiques. Autant de fragments de beauté arrachés au néant par la magie de l’écriture. Par le prodige de la poésie, l’ultime (la seule) création. Ces images de blancheur éclatante sont le miroir d’une pureté de cœur, d’une limpidité d’âme seules propres à faire revivre la poésie élégiaque de la célèbre recluse. Le blanc, dans un savant jeu de correspondance, est ici l’emblème, l’étendard du cœur.

Ces variations chromatiques et biographiques s’entrecroisent à l’infini, comme autour d’une quenouille, pour tresser cet hommage contemplatif. Emily Dickinson, Pénélope invariablement habillée de blanc, puise au fond de son cœur, comme Proust dans sa prodigieuse mémoire, tout un univers. Une langue à la fois étrangère et étrangement familière dont le critique Thomas Higginson, l’un de ses premiers lecteurs, a toutes les peines à saisir l’originalité.

L’amour fou pour révélateur d’un texte novateur

Seul l’amour fou des siens – de sa sœur Lavinia, de sa belle-sœur Susan et de Mabel, la maîtresse de son frère Austin – saura éclairer le texte, rendre lisible l’encre sympathique d’une langue radicalement nouvelle. C’est une guirlande de bonnes âmes qui se penche sur de minuscules textes écrits en pattes de mouches sur « une avalanche de bouts de papier (…) soufflée par une invisible tempête. S’envolent comme une nuée de goélands des morceaux d’enveloppes déchirées, des coins de sacs de farine, des lambeaux d’emballage de sucre, des coupons de papier dans lesquels on emballe les épices, des bouts de listes, jusqu’à des fragments de partitions musicales. Tout cela répand des odeurs de cannelle, de chocolat, de savon et de poivre noir ».

Une ribambelle d’ombres blanches qui rôde autour de ces milliers de feuillets éparpillés, donnés à la poésie. Officiantes recueillies, endeuillées et pleine de vie, chargées de décrypter le message qui leur provient, par-delà la tombe, du monde secret, mystérieux d’Emily Dickinson.

Un tombeau palpitant de vie

Les ombres blanches donne à voir, à sentir, à vivre l’univers d’Emily Dickinson à travers les proches, les membres de sa famille qui lui survivent. C’est un monde pétri de sensualité, de spiritualité et d’amour. Entre racines profondes d’une existence privilégiée au milieu de la nature et envol irrépressible vers l’impalpable et ses prestiges. Appel vertigineux du surnaturel. La beauté se situe à mi-chemin, dans cette zone blanche entre le rien et l’infini où la vie palpite sans cesse. L’existence de ces êtres évanescents est toujours en déséquilibre au bord de la perte, de la nostalgie et de la mort.

Un réseau subtil de résonances et de connotations

Une vie qui se suffit de la trace de ces impressions fugaces qui forment la matière de la poésie. Seule une prose poétique peut rendre hommage à une poétesse. « Les poèmes d’Emily sont autant d’éclairs, de fulgurances (…). Ils forment les versets d’un évangile secret. Ce sont des formules magiques. Prononcez-les dans le bon ordre, au rythme qu’il faut, une colombe apparaîtra, une flambée dans un chapeau, une guirlande de marguerites ; dites-les à l’envers, il pleuvra des sauterelles, le soleil se dédoublera, les astres s’éteindront dans le ciel, le monde s’abolira ».

Par la force, la justesse, la douceur de ses images, lentement cousues, les unes aux autres, dans un réseau subtil de résonances et de connotations, ce livre rêveur remplit splendidement son office. C’est un tombeau palpitant qui rend hommage à la poétesse. Et qui, surtout, ouvre son univers aux néophytes. Une magnifique introduction par la grâce d’un texte poétique qui s’y rajoute, comme une aile qui viendrait à la fois lui offrir la protection de sa clairvoyance et l’impulsion de l’envol.

>Les ombres blanches, de Dominique Fortier, Grasset, 254 pages, 20,90 euros >> Pour acheter le livre, cliquer sur ce lien

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