Prix Wepler

Les ombres sacrificielles de Linda Lê

Linda Lê vient de recevoir le prix Wepler pour son livre Cronos. Retour sur un récit qui envoûte autant qu’il effraie et qui distille son poison venimeux avec le charme des sourires enjôleurs…
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Histoire d’exils

Linda Lê est une louve solitaire comme son héroïne bien nommée Una qui préfère l’ombre au trop plein des lumières. Depuis qu’elle a fui le Vietnam à l'âge de 14 ans, en 1977 pour s'installer avec sa mère et ses soeurs au Havre, Linda Lê n’a eu de cesse de chercher refuge dans la mémoire pour dépasser les souffrances de l'exil. Depuis son premier roman, Un si tendre vampire, écrit en français à 23 ans, elle a construit une œuvre un peu farouche qui distille peu à peu ses émotions contenues et ses références funèbres, notamment le magnifique  Lettre morte (1999) écrit en hommage à son père disparu. Si ces multiples récits écrits avec une force contenue et une poésie douloureuse semblent plutôt renvoyer aux émotions intimes, Cronos, son dernier roman  prend un tour plus politique. Linda  Lê quitte les rives d'une référence familiale pour construire un roman implacablement universel. C'est ce qui n'a pas échappé aux jurés du prix Wepler qui ont couronné autant un livre, que l'étape que ce livre désigne dans l'oeuvre de son auteur.

Les tragédies fatales

Fable sanglante et enivrante, Cronos raconte le destin d’Una, dans une ville imaginaire, Zaroffcity, soumis aux caprices d’un dictateur cruel et capricieux surnommé Le Grand Guide . Una qu’on peut lire comme Une, la seule, la première, l’élue en quelque sorte, celle dont le destin va incarner une rébellion est une sorte de rencontre entre Antigone et Sisyphe. Antigone accepte un sacrifice dans un contexte qui place le pouvoir en arbitre impossible. Una se rapproche d’une héroïne dont le sacrifice même est une négation du système qui n’a pas prévu que l’être humain puisse être doté d’une conscience. Sisyphe quant à lui accepte une action dont il sait qu’elle doit être accomplie sans en détenir le sens. Una comprend aussi cela : en agissant elle ne sait pas ce que son geste portera en germe, elle espère simplement semer une pousse qui portera ses fleurs plus tard, dans un autre temps, ou peut être jamais. C’est donc parce qu’elle ne connaît pas l’effet de son acte  que son geste est admirable. 

La solitude du sacrifice

Mais revenons au cœur de Cronos. Una est mariée  avec Karaci, le numéro 2 de ce régime dictatorial et sanguinaire. Elle est belle, il la veut. Le père d’Una astronome, figure du savant humaniste, est en danger : par son alliance, Una sait qu’elle sauve ce père, même si elle comprend aussi qu’elle se perd elle-même. De sa position de "choix", elle côtoie avec un silence coupable les pires abjections. Elle se tait et souffre. Seule, l’écriture à un frère en exil la maintient hors de la folie. Il y a dans ces lettres,évoquées dans le livre, le magnifique symbole de la puissance magique des mots, pour sauver son âme et rester en vie. Peu à peu, le dégoût et la peur vont être remplacés par la révolte et la détermination. Telle une chatte sur un toit brûlant de son pacte diabolique, Una comprend que sa salvation viendra d'une dignité recouvrée, laquelle passera par un autre sacrifice encore plus absolu que le premier.... Mais avant cette  révolte, Linda Lê nous montre la solitude, la sourde et infinie solitude de l’exil intérieur, l’affreuse méprise de ne pas être soi-même dans un monde qui torpille la liberté.  Ces pages sont belles, presque éternelles.

« Vie sans savoir, n’est que ruine de l’âme »

Cronos oppose la conscience du monde, incarnée par l’image du père de l’héroïne, à la stupidité brutale du dictateur. Il apparaît évident que l’extrême pouvoir ne peut que nier le savoir qui pourrait contredire son désir de construire un monde arbitraire. Ce balancement est le début d’une réflexion sur la liberté : tant qu’il existe une con-science du monde ( a fortiori des étoiles, puisque le père est astronome , clin d’œil à l’infinité du savoir) il existe une quête et donc une place pour la liberté. Cronos est aussi un livre sur le temps, cette horloge intérieure qui nous place face à des rendez-vous avec nous-mêmes, comme avec les autres aux différents moments clés de la vie. Cronos, parle d’une héroïne qui traverse sa douleur avec la grâce de sa féminité. Comme son auteur, dont le beau visage dissimule à peine la détermination des exils imposés. 

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