Au milieu du sang et des bombes d'Ukraine, Olivier Weber revient avec Naissance d’une nation européenne: Réflexions sur la cause ukrainienne (L'Aube), un texte qui se lit avec le cœur autant qu'avec l'esprit. Le grand reporter, écrivain et ancien ambassadeur décrit ce qu'il voit. Il constate et salue l'extraordinaire résistance du peuple ukrainien. Il nous donne les clés pour comprendre la stratégie de guerre dûment planifiée par le président Russe. Agnès Séverin nous explique pourquoi ce livre est non seulement important, mais essentiel. Pour l'Ukraine. Pour l'Europe.
« S’il est une leçon à tirer de l’expérience tragique,
c’est que dans le monde tel qu’il est,
les pays n’ont une chance de conserver les biens les plus précieux,
l’indépendance et la prospérité, que s’ils restent à chaque instant prêts à se battre pour les défendre ».
Raymond Aron, L’homme contre les tyrans
On s’habitue très vite au malheur des autres. Surtout quand approchent l’hiver, les problèmes de chauffage et les risques de black-out pour cause de centrales nucléaires mal entretenues. L’indifférence facilement s’installe. L’horreur se déroule pourtant à guère plus de deux-mille kilomètres de nous. Et il va bientôt faire froid, beaucoup plus froid que chez nous, en Ukraine. D’où l’importance du témoignage face à la « banalité du mal et de l’horreur ». Selon l’expression si lucide d’Hannah Arendt sur nos faiblesses humaines, qu’Olivier Weber cite dans cet essai-reportage en forme de coup de poing.
La terreur comme arme de guerre. Dans les pas de Joseph Kessel, le reporter de guerre dissèque la fabrique de la terreur par un pouvoir qu’il qualifie de néo-impérial. Les nostalgies d’empire… En Turquie, en Iran, en Chine, elles font écho à l’humiliation profonde qu’a engendrée la chute de l’empire soviétique. Olivier Weber met encore au jour l’instrumentalisation de la religion - je renvoie ici aux pages 100-101 sur le patriarche Kirill, « ancien agent du KGB » -, et de l’homophobie au premier chef, pour restaurer la fierté perdue, pour armer le roman national en le dotant d’un pouvoir de droit quasi-divin. Le permis de tuer. Je renvois ici à la page 32 de l’ouvrage sur l’aveuglement volontaire de l’Occident que pointe l’ancien maître de conférences à Sciences-Po, spécialiste des guérillas.
La propagande, bien sûr, est une arme de guerre. « La réécriture de l’Histoire, axiome de toutes les dictatures, permet ainsi de nier le réel et de le réinventer. Le peuple, de gré ou de force, est sommé de suivre (…) Cette déformation de l’Histoire permet toutes les dérives, y compris et surtout les exactions. Les atrocités commises à Boutcha, ville martyre près de Kiev, sont non seulement tues en Russie, mais leurs commanditaires ont été décorés. Une manière de laver les crimes, et aussi et surtout de les encourager (…) de l’idéologie postcommuniste à l’idéologie poutinienne, une lente transition est organisée ».
L’ancien ambassadeur de France itinérant chargé de la traite des êtres humains, sans relâche analyse la mécanique totalitaire à l’œuvre derrière une réalité insoutenable. « La négation des massacres et des crimes de guerre, puis leur encouragement, servent la violence collective dirigée vers l’extérieur, dans une dynamique propre aux systèmes totalitaires, l’exacerbation d’une politique belliqueuse. (…) Une idéologie mortifère et ethnocentrée conduit à la production du carnage. Orwell l’avait souligné en rappelant le recours à la violence systématique, constant et organisé des systèmes dictatoriaux ».
Le témoignage, toujours, au péril de sa vie, pour que personne, en Europe, ne puisse dire que cela n’a pas existé. « Dans la région de Boutcha, à Andriivka, j’ai recueilli nombre de récits d’exactions commises par les soldats russes et bouriates. Viols, exécutions de civils, mitraillage de voitures signalant le transport d’enfants, tueries en masse, corps écrasés par les chars, hommes aux mains liées par des menottes en plastiques exécutés dans des caves. C’est le décor apocalyptique de Cavalerie rouge, d’Isaac Babel qui avait couvert la guerre soviéto-polonaise de 1920, sur les conseils de Maxime Gorki ». Les Polonais s’en souviennent, qui ont accueilli leurs voisins Ukrainiens en frères.
C’est aussi « l’âme russe embrigadée par Poutine, qui s’inscrit désormais dans la lignée du tsar Pierre le Grand avec son rêve de conquête néo-impériale et dans le prolongement de l’empire tsariste puis soviétique », que défend en filigrane l’auteur de Si je t’oublie Kurdistan et de Massoud, le rebelle assassiné, chez le même éditeur.
Derrière la guerre, la barbarie, « la violence mise en œuvre et organisée », institutionnalisée, « tragédie à l’épouvantable cruauté (…) visant à la destruction des hommes, de l’âme et de la culture » qu’observe et dénonce le lauréat du prix Albert Londres (pour ses reportages sur l’Ukraine et la Russie), c’est surtout la résistance inouïe du peuple ukrainien, de ces volontaires de la défense territoriale notamment - « chacun de ces volontaires sait qu’il risque les pires tortures s’il était capturé vivant »-, que met en scène cet hommage à la Naissance d’une nation européenne. Lancé comme un cri d’espoir. Quel écho rencontre-t-il dans le reste de l’Europe ?
À Mykolaiv – où un hôpital pédiatrique a été bombardé en manière de représailles –, à Kherson, à Odessa, à Kharkiv, toutes les armes et les méthodes sont bonnes pour terroriser. Pour tenter d’anéantir. Pourtant, la force et l’esprit de résistance sont là les plus impressionnantes qu’aient été données à l’auteur de constater. Lui qui a couvert les conflits les plus terribles durant vingt-cinq-ans.
« Kharkiv refuse d’être une ville morte (…) Cette ville, d’instinct, vous prend aux tripes. Constamment labourée par les bombes, elle crie sa volonté farouche de rester debout (…) Nombre d’habitants ont déjà quitté ces lieux maudits. Ils savent la politique de terreur encouragée par le Kremlin, les assassinats ciblés, les exécutions de prisonniers, les viols, y compris d’enfants [d’ENFANTS !!!], commis par la soldatesque russe. Une stratégie de guerre dûment planifiée, dans une mécanique de guerre holistique qui inclut les armes, la propagande, le mensonge et la création d’une frontière floue entre celui-ci et la vérité, la négation de la famine des années trente organisée par Staline, la soumission politique du peuple russe, les déplacements de populations et la création de camps de transit pour les Ukrainiens du Donbass, en fait de véritables camps de concentration. »
Et pourtant, « à Karkhiv, comme jadis Grossman à Stalingrad, on trempe sa foi et son espérance dans l’enfer (…) à Karkhiv, à force de volonté et de cette motivation à se battre pour une juste cause qui manque tant à la soldatesque russe, l’étau se desserre un peu. Kharkiv respire, Kharkiv est libérée. »
C’est un reportage en première ligne, sous un « orage d’acier », aux côtés des volontaires et des militaires ukrainiens. C’est aussi le renforcement du sentiment national ukrainien que dévoile l’écrivain-voyageur au cours de ces trois semaines de voyage, à travers les actes héroïques, les paroles, les regards échangés. Il en livre une analyse fouillée, qu’éclairent la philosophie, l’histoire, les rencontres surtout, les auteurs antiques encore. C’est aussi le courage, « dans la tradition de l’héroïsme d’Homère », inspiré par un patriotisme hors norme que cet essai de terrain très érudit met en lumière.
Olivier Weber émaille son reportage-plaidoyer de citations. Réminiscences profondes au milieu du sang et des bombes. La sagesse et la compréhension des forces en présence se trouvent chez les Anciens, les philosophes (Nietzsche est son favori) et dans les romans, bien sûr. Ce sera Romain Gary (l’un de ses auteurs favoris, avec Jack London et Joseph Kessel, du président du jury éponyme). « Le patriotisme, c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres ».
« L’effort de guerre, ici, est de tous les instants, de toutes les énergies. Et là, à trente mètres sous le pavé, dans le ventre de la ville, je ressens une sensation étrange en passant d’un quai à l’autre, en pénétrant dans les wagons, en côtoyant cette petite foule qui se mélange et partage le quotidien, toutes classes sociales confondues : une certaine joie règne dans les rames amarrées aux quais, comme une promesse de voyage immobile et d’espérance au bord du gouffre ». L’espoir, ce qu’il reste dans la jarre de Pandore après que les malheurs du monde s’en soient échappés.
Partout où il se rend sur la planète, face aux atrocités commises par les pires tortionnaires, Olivier Weber traque l’espoir. Il salue l’engagement humanitaire, et tout simplement humain, que cet indéracinable sentiment inspire. Face au projet néo-césariste de Vladimir Poutine, les Ukrainiens opposent leur rêve de démocratie et de liberté, leur « désir d’Europe ». À travers une galerie de portraits inoubliables, ce sont de nouveau la terreur et la grâce qu’il fait danser entre les lignes. Parmi ces personnages extraordinaires, « de la race des seigneurs », Oleksander Vyalov, le pasteur et enseignant qui reste fidèle à ses ouailles sous les bombes à fléchettes et la pluie de clous. Des clous ! Olivier Weber lui-même, s’étonne. Denys le paysagiste qui se sait, « sans doute (…) condamné par l’offensive qui vient, mais il s’en moque ». Et enfin le fabuleux danseur, directeur de l’opéra d’Odessa la cosmopolite.
C’est un plaidoyer pour l’idéal européen, et la liberté qui le sous-tend. La littérature, le reportage littéraire qui traque la vérité au fond de l’enfer, est le gage de notre liberté. « (…) l’Ukraine défend une certaine idée de l’Europe, la grande aventure de trois générations, et il serait dommage que l’Histoire rate ce train-là (…) ». Olivier Weber fait un rêve. En livre un message d’espoir. Fidèle à lui-même. « Et si la leçon ukrainienne était somme toute une cure de jouvence pour le Vieux Monde, avec cette résistance à l’envahisseur et cette volonté farouche de préserver la souveraineté et la démocratie ? ».
Jusqu’où iront, cette fois le bras de fer, et l’enfer, avant que la liberté ne renaisse du fond du gouffre ? Quel sera le prix à payer de notre « Éducation européenne » ? Et l’arrière, est-ce tiendra-t-il ? Grâce à la littérature, c’est à espérer.
>Olivier Weber, Naissance d’une nation européenne. Réflexions sur la question ukrainienne. L’Aube, 130 pages, 14 euros
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